L'infirmière Magazine n° 366 du 01/12/2015

 

FINANCES

DOSSIER

Pour tenter de joindre les deux bouts, certaines IDE n’hésitent pas à cumuler les emplois. Une situation illégale devant laquelle certains établissements ferment pourtant les yeux.

Amandine, infirmière de 27 ans dans un hôpital de l’AP-HP, s’est mobilisée contre l’augmentation des tarifs des crèches de l’institution parisienne. Elle a perdu son combat et paie désormais deux fois plus cher pour la garde de sa fille pendant ses 12 heures de travail, « 12 heures 30 en réalité, car nos temps d’habillage et de déshabillage ne sont pas comptés », précise-t-elle. La crèche est un problème de plus dans une situation déjà « ultra compliquée ». Avec son mari, Amandine a voulu acheter un bien immobilier dans la grande banlieue parisienne. Mais « nous nous sommes fait escroquer. La vente a été annulée, nous continuons à payer un prêt de 1 600 euros, tout en assumant un loyer. Pour faire face à cette situation, j’ai cumulé beaucoup d’heures supplémentaires. Mais je restais malgré tout à découvert tous les mois. J’ai donc demandé une autorisation de cumul d’activité ». En plus de ses 35 heures à l’hôpital, Amandine travaille dans une société d’ambulances. Au total, elle cumule jusqu’à 80 heures par mois. « Vu la situation, je n’ai vraiment pas le choix ». L’autorisation donnée par la direction de cet établissement est surprenante, car elle est habituellement accordée uniquement pour des activités « accessoires, par exemple pour des formations, précise Josiane Mathieu, coordonnatrice de l’action sociale de l’AP-HP. Les agents ne peuvent exercer, à titre professionnel, une activité privée lucrative de quelque nature que ce soit sous peine de révocation ».

Secret de Polichinelle

Claire Desterbecq partage beaucoup avec Amandine. Mais c’est dans le privé que cette infirmière de 36 ans cumule, elle aussi, les heures, avec l’accord tacite de sa hiérarchie. Elle travaille dans une clinique de la région et multiplie les missions d’intérim. « Avec 13 ans de carrière, je touche 2 000 euros net en travaillant de nuit. Sans les primes de nuit, mon salaire serait de 1 600 euros. Le directeur de notre établissement limite le nombre de nos heures supplémentaires, je n’ai pas d’autre choix que d’aller voir ailleurs. Et tout le monde le sait. » L’infirmière a ainsi la possibilité de compenser le licenciement de son compagnon qui s’est traduit par une baisse de revenus pour le ménage. « Nos salaires moyens ne nous donne droit à aucune aide. Mes nuits ou mes journées d’intérim me permettent de faire face aux frais de cantine, d’orthodontie pour les enfants, à la panne de la voiture. » L’infirmière a une inquiétude : « Que se passerait-il si j’avais un accident de travail dans un autre établissement que le mien ? Est-ce que ma couverture prévoyance, prise en charge par la clinique, fonctionnerait ? » Cette question n’en est pas vraiment une : l’assurance de Claire ne fonctionnerait pas.

Combien sont-ils ces soignants pris à la gorge, contraints d’accumuler les heures de travail dans l’illégalité, de jouer avec leur santé, peut-être avec la sécurité de leurs patients ? Amandine et Claire Desterbecq sont toutes deux convaincues qu’elles ne sont « pas les seules ». « Même à l’intérieur de l’AP-HP, des soignants font des missions d’intérim dans d’autres établissements, assure Amandine. Tout le monde ferme les yeux. Il y a un tel manque de personnel ! » Le directeur des ressources humaines de l’AP-HP, Gérard Cotellon, admet disposer de « marges de manœuvre limitées pour contrôler le cumul d’emploi, faute de données transmises par les Urssaf ». Mais il insiste lui aussi : « Lorsque ces situations sont découvertes, les agents sont radiés par une commission statutaire où siègent les syndicats. » Il se souvient cependant d’exceptions, par exemple « une aide-soignante surendettée, seule avec la charge d’une famille, que nous avons simplement sanctionnée ».

La spirale de l’endettement

D’inextricables situations financières, il y en a de toutes sortes. Michel Delclos a une histoire un peu différente de celles d’Amandine et Claire. Cet infirmier de 48 ans a, lui, commis une erreur : s’accorder, en 17 ans d’exercice, un peu trop de liberté dans le cadre strict de la fonction publique hospitalière. Diplômé et titularisé à l’AP-HP à Paris, il a souhaité exercer en Martinique. « J’avais envie de voir autre chose, mais les mutations dans la fonction publique sont très difficiles. J’ai donc pris une disponibilité. » Finalement titularisé, il choisit au bout de quelques années de rentrer à Privas (07), d’où il est originaire, et parvient à se faire muter. Mais il fait une rencontre qui le conduit en Moselle. Là encore, il est contraint de se mettre en disponibilité. C’est là que tout déraille : « Dans les hôpitaux et les cliniques, je n’ai rien trouvé, mon profil était jugé trop atypique, trop instable. J’ai finalement accepté un poste d’infirmier contractuel de l’Éducation nationale, mais mon contrat n’a pas été renouvelé. On me refuse même le chômage, car je suis un fonctionnaire en disponibilité ! Alors je suis rentré à Privas. Mais mon établissement refuse de me réintégrer ! Je suis sans revenu, surendetté puisque j’ai contracté un prêt de 300 euros par mois en Martinique pour payer mes impôts. Je vis chez ma sœur et je ne peux même pas faire le plein d’essence pour faire des missions d’intérim. Je vis un enfer administratif. J’ai compris la leçon : quand on a un poste, il ne faut plus en bouger… »

Le surendettement est une situation fréquemment rencontrée chez les agents hospitaliers. Sur 74 demandes d’aides exceptionnelles déposées par des infirmières à l’AP-HP depuis début 2015, 9 étaient ainsi justifiées. « Les organismes de crédit à la consommation s’en donnent à cœur joie », renchérit Estelle Rousseau, assistante sociale du Centre hospitalier de Saint Denis. Le cumul d’emplois est parfois à l’origine de lourdes difficultés : « Les jeunes infirmières cumulent les heures supplémentaires, cumulent parfois avec des missions d’intérim, voire un autre emploi. Ces revenus plus importants leur permettent d’accéder à de plus gros crédits. Mais lorsque survient une maladie, l’accident du travail, ou le chômage du conjoint, tout s’écroule. »

Les hôpitaux en soutien

L’association Crésus, qui accompagne des personnes en situation de surendettement, a « identifié la population spécifique des infirmières » parmi ses usagers, assure Maxime Pekkip, chargé de mission sur la prévention. « Elles partagent le sort des fonctionnaires : les banques leur prêtent beaucoup. Au moindre accident de la vie – un arrêt maladie, le chômage d’un conjoint ou un passage à l’exercice libéral mal préparé –, elles perdent rapidement pied ». Mais Maxime Pekkip incrimine aussi « le coût de la vie, qui a augmenté de 30 % en 3 ans, entre l’augmentation de la fiscalité, des loyers, du coût de l’énergie, des assurances, des frais de scolarité, des cantines, etc. 70 % de la population ne fait jamais son budget. Pour de petits salaires, voire moyens, une telle augmentation des charges fixes met rapidement dans le rouge. L’endettement commence par des dépassements réguliers de découverts, comblés par des crédits à la consommation, qui creusent le déficit, qui pousse à souscrire d’autres crédits, etc. Un de nos bénéficiaires a accumulé 130 crédits ! »

Les fonds d’aides exceptionnelles des œuvres sociales des hôpitaux peuvent venir en aide aux infirmières surendettées. Amandine a reçu, par exemple, 1 000 euros de l’Agospap, l’organisme qui gère les œuvres sociales de l’AP-HP. « Nous avions une convention avec le Crédit municipal de Paris, qui accordait des prêts notamment pour racheter des crédits ou pour les regrouper, à des taux plus intéressants. Les personnes qui voient leurs prêts restructurés peuvent gagner jusqu’à 250 euros par mois. Le Crédit municipal de Paris a arrêté son activité bancaire, mais l’Agospap cherche un autre partenaire. », raconte Amandine. La Banque française mutualiste, qui s’adresse aux agents de la fonction publique, propose également des rachats de crédits. La Banque de France est un autre interlocuteur incontournable ; ses commissions de surendettement – une par département – analysent les dossiers et fournissent leur aide, notamment pour négocier avec les organismes de crédit, les banques, les fournisseurs d’énergie, etc. Des organismes qui, à coup sûr, n’ont pas fini de voir passer des infirmières…

DÉFINITION

Le surendettement, c’est quoi ?

« Une personne est surendettée quand elle n’arrive plus, malgré ses efforts, à payer ses dettes personnelles : mensualités de crédit ou remboursement de découvert dans une banque, factures », rappelle la Banque de France.

→ 76 % des ménages surendettés ont des ressources inférieures à 2 000 € net par mois, 50 % ont même des ressources inférieures au Smic.

→ 40 000 €, c’est le montant de la dette moyenne des personnes suivies par la Banque de France.

→ La part des crédits à la consommation représente en moyenne 50 % de la structure de la dette.

→ La part des dettes immobilières est en augmentation (11 % en 2014), suite à des achats immobiliers ou des travaux.