L'infirmière Magazine n° 366 du 01/12/2015

 

ALZHEIMER

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

CÉCILE ALMENDROS  

Le premier foyer d’accueil médicalisé des jeunes malades d’Alzheimer a ouvert ses portes en février, à Cesson (77). À la résidence Le Chemin, qui propose 42 places d’hébergement permanent – dont 14 pour les personnes cérébro-lésées – et 8 en accueil de jour, tout est fait pour encourager l’autonomie et l’intégration sociale des résidents.

Assis devant une magnifique reproduction de Chagall collée sur une feuille de papier Canson, ses pinceaux à la main, Rémi, 57 ans, choisit avec soin les couleurs dont il s’apprête à agrémenter le dessin. Contrairement à d’autres résidents, lui n’a pas besoin du cadre de bois que l’art-thérapeute, Marine Lecornet, a fabriqué pour ceux qui, sans ça, peindraient sur la table. « J’aimerais que vous sortiez de votre zone de confort, Rémi. C’est si difficile de travailler sans crayon ? », demande dans un sourire la jeune femme qui lui fait face. « C’est différent, mais je m’adapte », répond ce Geppetto, l’œil malicieux à travers les lunettes posées au bout de son nez. « Si je suis si exigeante avec lui, c’est parce que Rémi est peintre », se justifie l’art-thérapeute. « L’art, c’est sa raison d’être : quand je lui ai annoncé ce matin que nous irions visiter l’exposition Chagall à la Philharmonie de Paris la semaine prochaine, il a pleuré », confie-t-elle. Même si, aux toiles du maître russe, Rémi assure préférer « le néo-impressionnisme » et les peintures d’un « Seurat par exemple ».

L’art-thérapeute organise chaque mois une sortie au musée. La dernière fois, c’était Orsay. Là, ils partiront à cinq : Rémi, deux autres résidents, Marine et sa collègue musicothérapeute. Mais musée ou pas, Rémi bénéficie chaque matin d’une séance individuelle d’art-thérapie. « Toujours à 11 heures pour qu’il ait un repère », précise la jeune femme. Angoissé par le temps, Rémi a trois agendas dans sa chambre et en emportait toujours un dans sa poche jusqu’à il y a peu, observe-t-elle : « Il me glisse des mots sous la porte pour s’assurer que je n’oublie pas nos rendez-vous. » L’atelier touche à sa fin. Un regard à travers la porte vitrée peinte par ses soins et Rémi range ses œuvres dans un casier à son nom. « On s’entend à merveille, tout ce qu’on entreprend réussit ! », s’enthousiasme-t-il avant de prendre congé.

Quelques notes de musique

Dans la salle adjacente, Pilar Garcia anime un atelier de musicothérapie : de quatre résidents au début, ils ne sont plus que trois. « Ils sont très fatigables », constate-t-elle. Géraldine semble indifférente à ce qui se passe dans la pièce : assise à l’ordinateur, dos au groupe, elle se lève impassible, sort de la pièce, entre à nouveau, se rassoit et ainsi de suite. Debout, face aux deux autres résidents, Pilar sifflote un air enjoué. « Vous sifflez Sébastien ? », demande-t-elle. « Contre l’arbitre ! », plaisante ce grand gaillard de 42 ans, père de Paloma, scolarisée en seconde à Montpellier, dont il attend impatiemment la visite en ce début de vacances. Pilar attrape alors un sifflet dans lequel elle souffle un grand coup : « Comme ça ? À quelle occasion ? » « Quand il y avait faute », répond l’ancien rugbyman amateur, contraint d’arrêter après « trop de KO », regrette-t-il. « On siffle aussi les belles filles », reprend Pilar à l’adresse d’Isabelle, dont le sac à main ne quitte jamais les genoux, même à table. « Vous aimez vous sentir belle, hein, Isabelle », poursuit la musicothérapeute. « Oui, oui », répond l’élégante quinquagénaire aux ongles vernis, une bague à chaque doigt.

« Isabelle travaillait dans la parfumerie », lance Pilar. « Chez Dior », précise la résidente. Pilar les invite tous deux à former une ronde avec elle, ce qui donne à Géraldine l’envie de se joindre au groupe. « On compte jusqu’à 3, on inspire et on chante une note », impulse Pilar. La vocalise en « a » devient « pa », puis « pa-pa » : « Ça vous fait penser à quoi Sébastien ? », questionne Pilar. « À mon père. Il est en cure à Aix-les-Bains pour son diabète », répond-il. Musicothérapeute auprès de malades d’Alzheimer depuis quinze ans(1), Pilar s’efforce de « préserver leur voix et leur respiration ». Surtout, « le moindre prétexte est bon pour parler de soi », explique-t-elle. Joignant le geste à la parole, elle empoigne une guitare et se met à chanter, sur l’air de La Javanaise, « Le sac à main d’Isabelle », une chanson écrite pour la résidente : « Elle est si belle, lorsqu’elle dessine ses lèvres, rouge carmin, sorti du sac à main… » Peinant à suivre les paroles imprimées, Isabelle n’en rayonne pas moins de fierté. En entendant la musique, un résident passant dans le couloir s’approche et esquisse quelques pas de danse.

Un centre pionnier

Directement ou indirectement, c’est là l’un des objectifs de toutes les activités mises en place par l’équipe pluridisciplinaire de la résidence Le Chemin : casser la déambulation. Dans les couloirs, tout est fait pour capter l’attention. Des photos des résidents et salariés qui ornent les murs aux grosses fleurs et cactus en plastique coloré. Idem dans le jardin où des herbes aromatiques ont été plantées le long de la promenade. Pas toujours avec bonheur, admet volontiers Frédéric Lafon, le directeur par intérim : « Le jardin est joli, mais inadapté. Les plantes ne sont pas toutes comestibles, or les malades d’Alzheimer mettent tout à la bouche. Il y aussi des cerisiers : on va refaire le jardin avec des arbres fruitiers sans noyaux – kiwis, pommes, poires. Les personnes qui déambulent sans cesse se dénutrissent, il faut qu’ils puissent manger au fur et à mesure », explique-t-il.

C’est que l’équipe pluridisciplinaire du Chemin, composée de 35 ETP médico-soignants et 24 socio-éducatifs, fait figure de pionnière : le centre est le premier en France dédié à l’accueil de malades d’Alzheimer âgés de moins de 60 ans. Un vrai défi pour ces professionnels qui, pour beaucoup, travaillaient auparavant en Ehpad. Ils ont certes reçu quelques formations sur la maladie neurodégénérative, mais pour ce qui est d’appliquer leurs savoir-faire à une population de jeunes résidents, ils ne peuvent qu’apprendre en marchant. « En six mois, ce qu’on avait imaginé a volé en éclats », résume Frédéric Lafon, tant « la maladie peut être foudroyante chez les jeunes et l’état de santé se dégrader en quelques semaines ».

Une souplesse au quotidien

Le projet individuel en trois axes – vie quotidienne, activités de loisirs et soins – élaboré pour chaque personne à l’admission est donc adapté au jour le jour en fonction du réel. L’état des résidents est « très fluctuant dans l’humeur, la concentration, la capacité physique », confirme la neuropsychologue. Tenir compte des souhaits et de l’expression des personnes exige dès lors une grande souplesse de la part des professionnels. Ainsi, pour la préparation et la délivrance des médicaments, du ressort des infirmières, tous les cas de figure sont possibles. Si, dans la majorité des cas, les traitements sont administrés à table, ils peuvent aussi bien être délivrés au lit d’un résident insuffisamment en forme pour prendre son repas au réfectoire ou, au contraire, dans le bureau infirmier où les plus autonomes viennent chercher leurs cachets. Thierry, un résident surdoué malade d’Alzheimer, tient ainsi à préparer lui-même son pilulier pour la semaine : assis à côté d’une boîte de médicaments, il déconditionne un à un les cachets sous le regard attentif de l’infirmière et les répartit dans les différentes cases. Chaque fois que possible et dès lors que la personne est volontaire, l’autonomie est encouragée, comme pour François qui doit prochainement être opéré du dos. Le kiné libéral qui vient une fois par semaine, lui a confié un appareil à électrothérapie après lui avoir appris à s’en servir pour soulager sa douleur.

Résident et citoyen

Le maintien de la citoyenneté, à la résidence Le Chemin, où toutes les personnes accueillies sont sous tutelle ou curatelle, passe aussi par la participation des résidents à l’aménagement de leur lieu de vie. Si chaque chambre est évidemment le lieu de l’intime, investi des objets personnels, la démocratie s’applique aux espaces collectifs, dont la terrasse extérieure de l’une des quatre unités de vie, située à l’étage du bâtiment. Pour en profiter l’été prochain, Sandra Billon, éducatrice spécialisée, réunit les résidents pour discuter de son agencement. Autour d’une table, au centre d’une pièce décorée aux couleurs d’Halloween, chacun est invité à s’exprimer. Joël, qui se rend parfois seul, en transports en commun, dans le centre de Paris avant de rentrer dormir à la résidence, est le plus prolixe. Il a une idée très précise de ce qu’il veut : « un store-parasol, des luminaires blancs et carrés à poser au sol et des fleurs – pensées ou rosiers grimpants – dans des bacs en plastique » pour lesquelles il conseille d’acheter « du terreau » et « un arrosoir vert avec un embout à petits trous ». Et ce résident boute-en-train d’entonner la célèbre chanson de Serge Gainsbourg pour le plus grand plaisir de ses voisins : « Des p’tits trous, des p’tits trous, toujours des p’tits trous… » L’éducatrice prend des notes : « On fera un devis qu’on soumettra au directeur », annonce-t-elle. « On a déjà commandé du mobilier et on attend toujours », rouspète une jeune résidente. « Le canapé est en commande, il va arriver », promet Sandra Billon.

De leur côté, Thierry, Jean-Paul – un résident cérébro-lésé –, accompagnés de Lydie Adonziala, monitrice-éducatrice, sont de sortie au marché de Melun. En quête d’un nouveau DVD pour sa collection, Jean-Paul chine et finit par jeter son dévolu sur un documentaire du National Geographic à 1 €, consacré aux tigres. « J’ai trouvé ce que je voulais, je suis content ! », s’exclame-t-il tout sourire, après avoir réglé son achat au marchand. Sous la halle, le petit groupe se dirige ensuite vers les fruits nécessaires à la confection des gâteaux de l’atelier pâtisserie du mercredi après-midi. Avec son déambulateur, Thierry se fraie un passage entre les poussettes. Les courses ? « Pas mon truc, assure-t-il, je préfère les balades en forêt. » « Mais ça fait une sortie », se résigne ce résident que son état de santé prive des activités sportives qu’il affectionne. Au contraire, Jean-Paul est manifestement ravi. Quand son regard accroche un gilet de femme en fourrure, la monitrice-éducatrice, qui l’a connu plusieurs années auparavant dans un précédent foyer, comprend immédiatement : « Ça, c’est pour Christelle ! », devine-t-elle. À l’évocation de sa « copine », qui vit dans un foyer pour adultes handicapés, le résident s’illumine. Les deux établissements essaient de se coordonner pour que ces deux-là puissent se voir de temps en temps, raconte Lydie. Jean-Paul a pu être emmené une fois et c’est maintenant au tour de Christelle de venir.

Du sur-mesure

Ce souci permanent du bien-être des résidents est d’un grand réconfort pour leurs proches, comme en témoigne Jacques K’Bidi, dont l’épouse Marie-Andrée – avec qui il est marié depuis 29 ans –, a été admise début octobre. Atteinte d’une dégénérescence fronto-temporale diagnostiquée à l’âge de 51 ans, celle-ci a quasiment perdu l’usage de la parole et la capacité à réaliser certains gestes de la vie quotidienne malgré une mémoire intacte. Bien que rompu aux ravages des maladies neurodégénératives, Jacques K’Bidi, lui-même aide médico-psychologique dans un Ehpad(2), n’a pas pu assumer seul plus longtemps son épouse, « les papiers, la maison, le travail », admet-il. Après avoir cessé de travailler pendant six mois pour s’occuper de Marie-Andrée, puis repris à 80 % quand celle-ci a pu bénéficier d’un accueil de jour et d’une auxiliaire de vie « le soir jusqu’à 21 h 30 et un week-end sur deux », il s’est résolu, avec le soutien de son entourage, à « la meilleure solution » pour son épouse. « Je ne voulais pas imposer à mes enfants de 25 et 28 ans de se priver de sorties pour s’occuper de leur mère », explique-t-il. Marie-Andrée s’étant retrouvée à l’hôpital après une chute dans les escaliers à l’accueil de jour et au commissariat de police un soir où l’auxiliaire de vie ne s’était pas présentée pour l’y récupérer, la situation n’était plus tenable. Au Chemin, dans un cadre sécurisé, elle « participe à un groupe de parole où elle a réussi à raconter toute sa vie, on l’emmène faire du shopping, elle est bien », se console son époux qui lui rend visite chaque jour. « Dans les maisons de retraite, comme celle où je travaille, qui compte 200 résidents, ce sur-mesure n’est pas possible. On appréhende le groupe et ceux qui ne suivent pas restent isolés », constate-t-il. « Je ne me remets pas encore d’avoir dû la placer, confie-t-il les larmes aux yeux, mais je voulais qu’elle soit bien et le pari est réussi. »

1- Auteure d’un mémoire intitulé « Musicothérapie et maladie d’Alzheimer : la bouche qui chante, parle, embrasse… et mange » dans le cadre de son diplôme interuniversitaire « Éthique et soin des malades Alzheimer et leur famille » obtenu à l’Université Paris-V, Pilar Garcia a aussi publié Le chant pour stimuler la mémoire et garder le lien, un manuel pratique à destination des animateurs et des aidants.

2- Jacques K’Bidi est l’auteur d’Alzheimer, la vie au quotidien – Guide à l'usage des soignants et des familles, paru aux éditions Lamarre.

INITIATIVE

Un bon début…

Né de l’initiative de l’association Espoir Alzheimer, le foyer d’accueil médicalisé de Cesson (Seine-et-Marne) propose aux résidents un lieu de vie conjuguant offre de soins, thérapies non médicamenteuses de nature à stabiliser la maladie et accompagnement au maintien des capacités d’autonomie et d’intégration sociale. Trois ETP infirmiers y assurent la préparation et l’administration des traitements, l’élaboration du parcours de soins, l’accompagnement aux consultations spécialisées, la coordination avec le psychiatre et le généraliste. Le reste de l’équipe pluridisciplinaire se compose d’aide-soignantes, présentes notamment la nuit, d’aides médico-psychologiques, d’éducatrices spécialisées, d’une psychologue, une neuropsychologue et un kiné, une art-thérapeute, une musicothérapeute, une psycho-motricienne, etc. Un établissement du même type ouvrira prochainement ses portes dans l’Isère, près de Grenoble.