Dans le nord de la France, la situation des migrants en transit ne cesse de se dégrader. Parmi les ONG qui tentent d’intervenir, Gynécologie sans frontières s’intéresse aux femmes, peu nombreuses mais plus vulnérables et dont les besoins sont spécifiques.
Dix à quinze centimètres d’une boue collante aspirent chacun des pas de Marie Degrand lorsqu’elle part en maraude dans le camp de Grande-Synthe, une commune jouxtant Dunkerque. Il faut donc progresser lentement et précautionneusement dans ce terrain vague, auparavant destiné à devenir un éco-quartier. « Hello, we are doctors for women », lance la jeune sage-femme en s’approchant des tentes et abris en tous genres qui ont désormais investi l’espace. Elle est à la recherche de femmes, enceintes ou nécessitant une consultation de gynécologie, pour les orienter vers le bus d’accueil installé à l’entrée du site. Quelques 1 500 personnes patientent ici, en attente d’un hypothétique passage vers la Grande-Bretagne, l’eldorado de leur longue marche. Beaucoup se disent kurdes, originaires d’Iran, d’Irak ou de Syrie… La plupart sont épuisés. Tous survivent dans des conditions inhumaines.
Gynécologie sans frontières (GSF) est l’une des organisations non gouvernementales qui a décidé de s’engager auprès de ces réfugiés. Spécialisée dans la prise en charge des femmes et des nouveau-nés, l’ONG a plutôt l’habitude d’intervenir au Burundi, au Népal, en Haïti ou auprès des réfugiés en Jordanie. Mais depuis mi-novembre, elle a mis en place des maraudes et des consultations mobiles dans différents camps du nord de la France. Tous ses professionnels sont des bénévoles et se mobilisent sur des missions de deux à trois semaines maximum. « C’est intéressant, mais aussi assez troublant de mettre en place une mission comme celle-ci en France, observe Thomas Charbonnier, le gynécologue de l’équipe. Nous avons tous vu des reportages et des documentaires sur le parcours de ces gens. Et quand on voit les conditions d’accueil qui leur sont réservées ici, il y a de quoi avoir honte. Les camps en Jordanie sont bien mieux organisés. »
Début novembre, l’État a d’ailleurs été condamné par le tribunal administratif de Lille à prendre certaines mesures d’urgence concernant le camp de Calais, qui abrite désormais quelque 6 000 âmes : augmentation du nombre de points d’accès à l’eau et de latrines, instauration de systèmes de collecte des ordures, nettoyage du site et organisation de points d’accès au camp pour les services d’urgence. Rien en revanche dans la décision ne concerne le strict plan de l’accès aux soins. Et ce, malgré la présence sur place d’une équipe de l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus), dont le représentant contacté par téléphone se contente d’un commentaire un peu exaspéré : « Nous n’avons pas les idées claires sur la santé des populations. Trouvez des gens qui savent, moi je ne sais pas. » Alors les ONG se débrouillent pour apporter des soins localement et organiser le lien avec les hôpitaux de la région lorsque c’est nécessaire.
Deux fois par semaine, GSF emprunte une camionnette mise à disposition par la municipalité de Grande-Synthe pour abriter les consultations du gynécologue de l’équipe. L’organisation intervient également sur la commune de Norrent-Fontes, le mercredi après-midi. « Nous y suivons trois grossesses actuellement », explique Thomas Charbonnier. Les consultations se déroulent dans une caravane installée par un médecin-généraliste pour prendre soin de la santé des migrants. À Calais, GSF est présent chaque vendredi après-midi dans l’enceinte du centre d’accueil pour femmes et enfants Jules Ferry. Elle s’est aussi mise en relation avec Liz, une Anglaise qui a conçu une sorte d’accueil de jour pour femmes et enfants au cœur du bidonville, dans l’objectif de proposer des consultations sur ce site. Au besoin, l’équipe de l’ONG se déplace à Steenvorde, où elle consulte dans une ancienne chapelle. Enfin, elle vient de faire la connaissance du camp de la ville d’Angres, qui abrite depuis des années des familles exclusivement vietnamiennes, et envisage d’y proposer une consultation bimensuelle.
Ce vendredi matin, à Grande-Synthe, avec le soleil, les réfugiés sortent plus volontiers de leurs tentes, en famille souvent. Au milieu du camp, une cabane un peu plus grande que les autres abrite ce qui ressemble à un jardin d’enfants équipé de nombreux jouets. Marie y croise la petite Mira, 4 ans, et sa maman. La jeune femme tombe dans les bras de la sage-femme, en quête de réconfort. Quelques femmes et enfants sont accompagnés vers la camionnette de consultation, mais les symptômes présentés sont le plus souvent d’ordre ORL : toux, sinusites, bronchites, otites… La toux est l’ennemi juré du migrant : « Elle peut révéler la présence de clandestins dans un camion, explique Thomas, et parfois ce sont même les compagnons de route qui rejettent celui qui tousse… » Le gynécologue sort son stéthoscope, ausculte et peut proposer du sirop, du paracétamol voire des antibiotiques. « Dans les cas où cela dépasse vraiment mes compétences, je leur suggère d’attendre l’après-midi, car Médecins sans frontières est présent et prend le relais avec une consultation infirmière et un médecin généraliste », précise-t-il.
Difficile de proposer une auscultation gynécologique dans ces conditions précaires. Les femmes viennent en famille. Parfois elles sont accompagnées d’un homme qui parle un peu anglais et peut donc faire office de traducteur. « Beaucoup viennent avec leur mari, alors nous ne pouvons pas non plus travailler sur d’éventuelles situations de violences sexuelles », observe Thomas. C’est pourtant l’un des objectifs du projet. On estime que les femmes représenteraient 10 à 15 % des effectifs survivant tant bien que mal dans les camps. Celles qui voyagent seules sont particulièrement exposées aux risques de violences sexuelles comme l’ont révélé différents témoignages de soignants ou de travailleurs sociaux intervenant auprès des missions de Médecins du monde (lire encadré ci-contre) ou du centre pour femmes et enfants Jules Ferry. « Ces femmes, il faut pouvoir les joindre lorsqu’elles sont dans les centres de soins ou d’hébergement existants », explique Thomas Charbonnier, qui compte beaucoup sur les partenariats qu’il tente de mettre en place avec les ONG et les établissements de soins ou d’accueil de la région. « Nous nous sommes fait connaître de tous, explique le gynécologue. Nous avons été très bien accueillis à l’hôpital dont nous utilisons d’ailleurs les dossiers patients. Cela permet de gagner du temps quand nous avons une situation à référer. »
à plusieurs reprises, l’équipe de GSF a réalisé elle-même des transferts pour que des femmes puissent bénéficier d’un bilan de grossesse et d’une échographie. Désormais équipée d’un échographe portable, elle pourra elle-même apporter ce service directement dans les camps. « La dizaine de femmes enceintes que nous avons déjà rencontrées étaient très demandeuses », observe Laurence Peltier, sage-femme pour GSF. « Et puis, quand nous avons une personne en consultation, nous partons du principe que nous ne la reverrons pas et faisons donc le maximum à l’instant T », ajoute Thomas Charbonnier.
Une autre difficulté réside en effet dans les déplacements permanents des populations. « On rencontre une femme une semaine, la semaine suivante, elle n’est plus là, remarque le gynécologue. Peut-être est-elle passée en Grande-Bretagne, mais peut-être a-t-elle simplement changé de camp pour des raisons que nous ne connaissons pas… » L’ONG a ainsi remarqué que le petit camp de Norrent-Fontes compte davantage de femmes : elles y représentent près de 60 % des 150 migrants présents. Elles seraient venues se réfugier sur ce site après avoir subi des violences à Calais ou sur d’autres campements.
« Des ONG nous ont signalé une femme en train de faire une fausse-couche spontanée avec une suspicion d’infection très douloureuse, mais on n’a jamais réussi à la retrouver », s’inquiète Laurence Peltier. Idem pour ce bébé à qui on avait diagnostiqué une bronchiolite surinfectée. « Je ne serais pas étonnée d’apprendre un jour qu’une femme a accouché seule sous sa tente », évoque Marie Degrand. L’équipe de GSF espère que ces situations aboutissent aux urgences de Calais, sans certitude. Un enfant de huit mois trouvé en hypothermie a en effet été récemment orienté vers ces services par d’autres soignants. « Mais au bout de quelques jours, sa famille est repartie sur le camp de Grande-Synthe, dans les mêmes conditions », note Marie. Elle le cherche d’ailleurs à chaque maraude, pour s’assurer qu’il va bien…
La jeune sage-femme vient tout juste d’entrer en fonction à la maternité de Calais – elle y travaille depuis deux semaines et continue de participer aux consultations de GSF sur son temps libre. Identifiée par ses collègues, elle est parfois alertée sur certaines situations. « Quand des femmes migrantes accouchent à la maternité, j’essaie de préparer au maximum leur sortie et de les orienter vers le centre Jules Ferry, où elles seront plus en sécurité », explique-t-elle. Mais la plupart y passent une nuit et puis s’en vont. Probablement là où les passeurs pourront venir les chercher pour reprendre la route…
À la mi-journée, GSF quitte le camp de Grande-Synthe. Sur l’emplacement qu’elle libère, une association doit venir distribuer des repas chauds. Après un rapide déjeuner, gynécologue et sages-femmes prennent la direction de Calais. Le plus médiatisé des camps du Nord réunit actuellement plus de 6 000 âmes. Une vraie petite ville de bric et de broc avec ses lieux de culte, ses boutiques, son coiffeur… qui mélange largement toutes les ethnies : erythréens, soudanais, libyens, pakistanais, afghans, syriens… Sur le chemin qui longe le camp, une jeune femme arrête le véhicule siglé de Gynécologie sans frontières. Elle travaille pour une ONG britannique et signale qu’elle a rencontré plusieurs femmes en demande de contraception. « Échangeons nos téléphones et rappelons-nous, on pourra faire quelque-chose, répond Thomas. Mais là, nous sommes attendus. »
Au fond du site en effet, l’ancien centre aéré Jules Ferry a été réquisitionné pour servir de lieu de distribution de repas chauds. 300 à 400 femmes et enfants y sont également hébergés dans un centre fermé. GSF a été appelé pour une femme en demande d’IVG. Contrôle de sécurité par un vigile, re-contrôle par le personnel administratif qui vient ouvrir la grille. Mais personne ne semble au courant du rendez-vous. Après de multiples appels et vérifications, Thomas et Laurence retrouvent la jeune femme dans le centre de consultation que vient d’ouvrir Médecins sans frontières, à proximité. Il est malheureusement trop tard. L’échographie de datation révèle qu’Elen, une érythréenne âgée de 19 ans, est enceinte de plus de 16 semaines. Thomas explique à Saron, sa sœur, qu’il n’est pas légal de réaliser une IVG à ce terme. « En revanche, assure-t-il, nous pourrons suivre la grossesse. » Il y a plus de trois mois que les deux jeunes femmes et leur sœur aînée ont quitté leur pays pour aller rejoindre le mari de l’une d’elles en Grande-Bretagne. Le voyage se poursuivra bientôt à quatre.
Cet été, Hannan Mouhim et Laurence Thivert, deux infirmières libérales parisiennes, se sont rendues à Calais pour une mission de deux semaines aux côtés de Médecins du monde. Si le centre de soins, saccagé depuis, a été fermé, leur témoignagesur la situation des femmes est accablant : « Beaucoup disent qu’elles se sont fait faire une injection contraceptive avant de s’engager dans leur parcours migratoire vers l’Angleterre. C’est dire qu’elles savent ce qui risque de leur arriver en chemin et se préparent à subir le pire. Et en effet, des femmes victimes de viol sont venues au centre. Nous étions extrêmement démunies, ce qui n’arrive jamais dans notre exercice quotidien. En France, normalement, nous savons toujours quelle autorité alerter pour mettre à l’abri une femme qui est menacée. Là, nous avons simplement pu offrir une tente, un duvet, un kit d’hygiène à une femme apeurée qui ne savait plus où aller s’installer… Nous avons aussi entendu beaucoup de demandes d’IVG, pour lesquelles nous ne savions pas comment réagir. Il faut pouvoir emmener les femmes à l’hôpital ou dans un centre de planning familial dans ce cas. Au cœur du camp, on ne pouvait tout simplement rien faire. »
Depuis peu, Médecins sans frontières intervient également directement sur l’ensemble des camps pour favoriser l’accès aux soins. Mathieu Balthazar, infirmier et coordinateur adjoint de la mission sur le camp de Grande-Synthe, fait le point sur la situation des femmes : « Nous recevons 95 % d’hommes dans nos consultations, mais la proportion de femmes et d’enfants semble en augmentation. Avec notre activité grandissante, et la présence régulière des ONG, de plus en plus de femmes vont demander à se faire soigner. La semaine dernière, nous avons eu un diagnostic de grossesse et déjà deux demandes de tests cette semaine. Ce sont des demandes sporadiques et nous n’avons pas accueilli d’urgences en matière de santé de la reproduction. Mais nous avons besoin de pouvoir référer vers des spécialistes comme Gynécologie sans frontières pour le diagnostic et la prise en charge des grossesses. Par ailleurs, nous manquons d’information sur la problématique des viols et des violences envers les femmes. Nous préparons actuellement des affichettes sur ces sujets afin que tous puissent savoir quels sont leurs droits en la matière ainsi que des documents concernant la contraception afin d’encourager les personnes à venir nous parler. »