L'infirmière Magazine n° 367 du 01/01/2016

 

LAÏCITÉ À L’HÔPITAL

DOSSIER

Marie-Capucine Diss  

Soignants exclusivement féminins, possibilité d’accomplir ses rites, régime spécifique… La gestion des demandes liées aux convictions des patients demande diplomatie et fermeté.

L’histoire se répète. Elle se passe aux urgences, en gynécologie ou en maternité. Un homme accompagne sa femme et refuse qu’elle soit examinée par un soignant masculin. Les raisons avancées ne sont pas forcément claires, mais toujours en lien avec la religion. Le ton monte assez rapidement. Parfois, un acte violent clôt l’affrontement, comme cela a été le cas au mois d’août dernier au CHU de Bordeaux, quand un aide-soignant a été frappé au visage alors qu’il tentait de s’interposer lors d’une altercation. Depuis que le terrorisme islamique a attaqué Paris, le terme « laïcité » est répété, repris dans les débats, les médias, les conversations. Dans la bouche de certains, il implique l’éradication des religions. Conséquence : d’autres personnes se sentent montrées du doigt et non reconnues.

Accueillant une population culturellement et religieusement variée, les hôpitaux sont au cœur de cet enjeu de société. En 2005, une enquête sur les difficultés liées à des questions religieuses dans les établissements publics de santé recensait 58 agents récusés par des patients, 31 difficultés entre usagers, 36 incidents dans les services d’urgences et 84 revendications relatives à la nourriture de la part des patients. Une circulaire, publiée en février 2005, a énoncé les droits et devoirs des usagers et des professionnels en matière de respect de la laïcité. Une charte de la laïcité dans les établissements publics, élaborée en 2007, a été affichée à l’entrée des hôpitaux, dans les chambres, ou insérée dans les livrets d’accueil des patients. Une initiative reprise par la Fédération des cliniques et hôpitaux privés de France. Ces textes rappellent les principes généraux de la laïcité en France, telle qu’elle a été conçue dans la loi de 1905 marquant la séparation des Églises et de l’État. Contrairement à certaines interprétations, cette loi ne vise pas à exclure la religion de l’espace public. Il s’agissait, au début du siècle dernier, de mettre fin à la présence dominante de l’Église catholique dans la vie sociale et politique française. La laïcité française a donc pour but d’empêcher qu’une religion ou conviction ne s’impose, tout en assurant à chaque citoyen égalité et respect de ses croyances, quelle qu’en soit la nature.

Connaître les pratiques des patients

Jean Thévenot, gynécologue-obstétricien et président du conseil de l’Ordre des médecins de Haute-Garonne, est à l’origine d’une initiative visant à informer soignants et personnes religieuses de la manière dont se décline la laïcité à l’hôpital (lire p. 26). Selon lui, la connaissance de la culture et de la religion des patients permet de régler des situations délicates et de désamorcer bien des tensions. Il raconte volontiers le jour où il a été appelé à la rescousse par un collègue confronté au refus du mari d’une patiente de procéder à une césarienne en l’absence d’un médecin de sexe féminin : « J’ai parlé à cet homme. J’ai d’abord reconnu que dans sa religion, il était préférable de se faire soigner par quelqu’un du même sexe, mais je lui ai également rappelé que c’était un péché pour un musulman de ne pas se faire soigner. J’ai alors entendu la mère de la patiente le prendre à partie en s’exclamant : “Tu vois, le docteur connaît mieux le Coran que toi !” » Si le soignant ne dispose pas des connaissances relatives à la religion d’un patient, il peut faire appel à un représentant de cette dernière ou à l’aumônier de l’hôpital ; des listes téléphoniques étant à la disposition du personnel dans tous les services. Sollicité pour accompagner spirituellement la fin d’un patient, le représentant du culte peut également intervenir pour débloquer certaines situations, en permettant par exemple à un patient de revenir sur certaines exigences de sa religion en inadéquation avec sa situation. Ainsi, un rabbin peut rappeler qu’on ne doit pas observer le jeûne de Kippour si son état de santé ne le permet pas. « Toutes les religions défendent la vie et la santé », résume Catherine Dupré-Goudable, néphrologue et présidente du conseil d’orientation de l’Espace de réflexion éthique de Midi-Pyrénées (Eremip).

Des limites et des règles à rappeler

De son côté, Nadine Davous, endocrinologue et présidente de l’Espace de réflexion éthique de l’hôpital de Poissy-Saint-Germain-en-Laye (Yvelines), tient à souligner que la religion n’est pas toujours le cœur du problème, même quand elle est invoquée : « Pour en avoir beaucoup discuté avec mes patientes enceintes, vous avez le droit de refuser d’avoir un gynécologue homme pour des raisons de pudeur ou d’inconfort. Tout en faisant la différence entre les questions de libre choix et le fonctionnement du service, qu’il faut aussi respecter. » Dans ce domaine, la préférence des patientes est prise en compte quand la disponibilité des soignants le permet.

C’est dans les situations d’urgence, quand il n’est pas possible de répondre à toutes les demandes des patients et de leur famille, que des oppositions violentes risquent de se produire. Pour Catherine Dupré-Goudable, l’attitude du soignant peut tout changer, avec deux fondamentaux à respecter : « Il est important de rassurer les patients, qu’ils comprennent qu’ils ont face à eux des personnes qui savent reconnaître les différences. Dans le même temps, il faut les informer dès leur entrée dans l’établissement des limites et des règles, qui s’appliquent de la même manière à l’ensemble des usagers. Et, au besoin, rappeler ces règles au cours de la prise en charge. » Hors situations d’urgence, les questions relatives au respect de la laïcité peuvent être envisagées avec plus de sérénité. La circulaire de 2005 spécifie que le patient hospitalisé est reconnu dans ses croyances et ses convictions et qu’il est en droit de « suivre les préceptes de sa religion », dans la mesure où cela ne contrevient ni à « la qualité des soins et aux règles d’hygiène », ni à « la tranquillité des autres personnes hospitalisées et de leurs proches » ni au « fonctionnement régulier du service ».

Au quotidien, il s’agit d’estimer s’il est possible de répondre positivement à une demande, quitte à avoir recours à des aménagements particuliers. Si un patient ne peut allumer une bougie dans une chambre en raison des risques liés à la présence d’oxygène, il est possible de trouver un lieu où il pourra le faire sans danger. Sandrine Lefèbvre, cadre supérieure de santé en neurologie à La Pitié-Salpêtrière (AP-HP), insiste sur l’importance de la concertation : « Quand on prend le temps d’écouter les gens, souvent, les problèmes ne sont pas insurmontables. Nous sommes très aidés, du moins dans un établissement de la taille de l’AP-HP. En cas de souci, nous pouvons contacter le référent qualité du pôle. Lui-même peut s’adresser à la responsable des usagers. Les groupes de réflexion éthique ne cessent de se développer. Sans oublier les formations, qui s’ouvrent aux paramédicaux. La posture d’une personne formée à l’éthique, comme c’est le cas d’une des infirmières de notre service, aide beaucoup à la discussion et à faire vivre la laïcité. » Pour elle, le principal obstacle aux bonnes pratiques en la matière réside dans le manque de temps des soignants. Trouver une solution exige un planning de travail qui ne soit pas saturé.

Respect du vivre-ensemble

Pour ce qui est des demandes en matière d’alimentation spécifique, elles sont largement prises en compte dans les services. Sandrine Lefèbvre note l’intérêt de la possibilité pour les familles d’apporter ses repas à un proche hospitalisé, dans le respect des normes d’hygiène et de diététique. De son côté, Nadine Davous, régulièrement confrontée au désir de patients musulmans de suivre le jeûne du Ramadan malgré leur diabète, insiste sur l’importance de savoir composer en fonction des impératifs médicaux : « À ceux qui avaient un diabète suffisamment équilibré, je proposais d’inverser le rythme de prise de médicaments entre le jour et la nuit. »

La laïcité est également, tout simplement, un respect de l’autre et du vivre-ensemble. La chambre d’hôpital étant considérée comme un espace privé, chacun est libre d’y exercer son culte. Mais quand cet espace est partagé, que se passe-t-il ? Nadine Davous résume ainsi la situation : « Les patients ont le droit de dérouler leur tapis de prière. En cas de chambre double, la liberté de l’un ne va pas forcément avec la liberté de l’autre. Quand on partage un lieu privé, il faut que l’autre soit d’accord ou alors, il fautsortir. » Pour Sandrine Lefèbvre, la prière discrète dans une chambre partagée ne pose pas de problème de cohabitation au sein de son service. La cadre supérieure déclare être beaucoup plus sollicitée pour des litiges liés à la télévision que pour des questions de laïcité : elle se souvient d’un seul incident, au sujet d’un patient diffusant une musique religieuse assez forte. « Il a fallu en parler avec son voisin de chambre pour voir comment il vivait cette situation : était-ce l’intensité sonore, la signification de cette musique qui pouvait le gêner ? En fonction des réponses, on gère au mieux la situation. Mais il ne faut jamais aborder les patients en posant la loi et sans discuter. » C’est une prise en charge centrée sur le patient, mêlant ouverture et fermeté, qui est la plus à même d’assurer une laïcité harmonieuse dans les hôpitaux. Un récent rapport de la Fédération hospitalière de France, réalisé par la commission des usagers, précise que si les incidents liés à l’application de la laïcité sont rares, des progrès restent à faire dans la connaissance des obligations de chacun, patients et soignants.

CONDUITE À TENIR

La neutralité des soignants

Les professionnels de santé se doivent de respecter une stricte neutralité religieuse.

→ La circulaire du 2 février 2005 rappelle, au vu de la jurisprudence, l’absence de droit pour les agents du service public de « manifester leurs croyances religieuses, notamment par une extériorisation vestimentaire ».

Il s’agit de protéger les usagers de toute influence ou atteinte à leur liberté de conscience.

→ Le rapport de la commission des usagers de la Fédération hospitalière de France signale que cette obligation n’est pas toujours respectée dans les services. Dans son audition auprès de l’Observatoire de la laïcité, la ministre Marisol Touraine a relevé l’intérêt de l’usage de la charlotte, un moyen de transiger.

→ En écho au manque de neutralité de certains soignants dans leurs propos ou leur attitude, le sociologue et historien de la laïcité Jean Baubérot relève que « bien des pays laïques n’imposent pas la neutralité vestimentaire à leurs agents, mais se montrent plus sourcilleux que la France à propos de la neutralité convictionnelle de leurs comportements ».