L'infirmière Magazine n° 367 du 01/01/2016

 

FORMATION

CONDUITE À TENIR

M.-C. D.  

Le recueil de la parole de l’enfant victime de maltraitance est indissociable de sa guérison à venir. En cas d’enquête pénale, son témoignage doit être entendu dans un climat de confiance, visant à recueillir le plus de détails possibles sur l’agression.

Cela peut être un petit rien. Un signe ou un propos qui laisse songeur et que l’on oublie. Les professionnels en contact avec les enfants sont en première ligne des signes de détresse que peut donner un enfant, volontairement ou non, et pouvant conduire à une suspicion de maltraitance. Catherine Echelard est puéricultrice à l’unité d’accueil des enfants en danger (UEAD), à Nantes, l’une des quatre unités françaises offrant aussi bien accueil médico-judiciaire que dépistage et soin de la maltraitance des mineurs. Pour Catherine Echelard, « savoir être alerté par certains signes, c’est ce que l’on pratique au quotidien. Cela peut-être quelque chose auquel on ne s’attend pas. Quand une puéricultrice ou une infirmière scolaire déshabille un enfant, il faut qu’elle soit capable d’entendre et de voir les choses, mais aussi de les partager, d’en parler avec ses collègues. Il faut ensuite savoir saisir les ressources pour demander de l’aide ». La peur de se tromper, de mal interpréter, ou de se lancer dans une entreprise fastidieuse, la rédaction d’une information préoccupante ou d’un signalement, peut faire reculer les professionnels. Il peut y avoir tout simplement le refus d’accepter l’idée dérangeante de la maltraitance enfantine.

Ne pas rester seul

Pour Nathalie Vabres, pédiatre coordinatrice de l’UAED, « c’est vraiment le réseau et le travail en équipe qui aident, parce qu’il faut réfléchir à plusieurs. Si on était tout seul, on se dirait “Ai-je bien entendu ? Ai-je bien vu ?” ». Le fait d’être plusieurs, cela permet de se dire “Ce n’est pas possible, c’est très grave ce que l’on vient d’entendre ou de voir” ». Le problème de la maltraitance, c’est que même en ayant de l’expérience, en étant formé, notre cerveau fait tout pour mettre cela de côté, ne pas voir, ne pas entendre. Quand on voit des zébrures dans le dos, on se dit que finalement, c’est peut-être en tombant du toboggan qu’un enfant s’est fait cela. C’est plus facile à imaginer qu’un gamin qui se fait fouetter. »

D’où l’importance de pouvoir évaluer un enfant dans une unité spécialisée. À l’UAED de Nantes, les consultations se font toujours en binome : pédiatre-psychologue ou pédiatre-puéricultrice. Les enfants leurs sont adressés via les PMI par exemple, ou par d’autres services du CHU quand un doute survient au sujet d’un enfant hospitalisé. Nathalie Vabres insiste aussi sur l’importance, pour repérer une situation de maltraitance parentale, de savoir également écouter la famille : « La majorité des parents maltraitants sont en extrême souffrance. Ils donnent des choses à voir. Si on ne s’en saisit pas, on ne voit pas. Quand on remarque quelque chose, il faut alors centrer son discours sur l’intérêt de l’enfant, les convaincre que l’on doit le garder en observation à l’hôpital et avancer pas à pas pour poser le diagnostic de maltraitance. »

L’hôpital, un cadre apaisant pour les auditions

La pédiatre insiste sur l’enjeu éthique de lier recueil de la parole de l’enfant et prise en charge de la maltraitance. La manière dont l’enfant est abordé est capitale, à quelque stade que l’on se trouve, de la simple suspicion à l’enquête pénale. La reconstruction est en jeu dès le premier entretien. Il est important de mettre des mots sur la souffrance de l’enfant. D’éventuels difficultés familiales ne doivent pas être passées sous silence. Ensuite, en cas d’enquête pénale, l’accueil de l’enfant doit se faire dans les conditions les meilleures afin d’éviter un sur-traumatisme.

Le fait de recueillir leur témoignage au sein d’un hôpital plutôt que dans un commissariat de police permet d’éviter à l’enfant de se retrouver dans un contexte rappelant l’agression, de croiser des adultes menottés, en garde à vue. Sans oublier la fonction thérapeutique du lieu en lui-même. À l’UAED, le mineur filmé en audition dans le cadre d’une enquête judiciaire, victime d’agression sexuelle ou de maltraitance grave, est accueilli par la puéricultrice de l’unité : « Je lui explique pourquoi on en est arrivé à une audition et comment cela va se dérouler. Lors de cet échange, je dois également vite déterminer s’il y a des soucis, des choses qui vont ou ne vont pas. » Les observations effectuées par l’infirmière permettront ensuite d’apporter la prise en charge la plus adéquate pour l’enfant.

L’audition se fait ensuite dans une salle confinée, comportant une caméra et une vitre sans tain derrière laquelle se tient le directeur d’enquête. Face au mineur victime, un autre enquêteur s’entretient avec lui. Pour Tony Bachellereau, adjudant à la brigade de prévention de la délinquance juvénile de Nantes, « quand on mène une audition avec un mineur, on entre dans une bulle. Les Canadiens parlent d’ailleurs de “confession”. Nous sommes dans une écoute active et devons songer à toujours nous adapter à l’enfant. Un enfant peut être prêt à parler à un moment et cinq minutes plus tard ne plus l’être. Si l’enfant n’a pas envie de parler, il faut le prendre en compte, savoir être humble. S’il faut reprendre une autre audition le lendemain, s’il est prêt, on reprendra le lendemain ».

Entretien en trois temps…

Pour recueillir la parole de l’enfant, l’adjudant s’inspire de son expérience et de la méthode canadienne Progreai(1). L’entretien se passe en trois temps. Il s’agit d’abord de mettre en confiance l’enfant. Avant chaque rencontre, Tony Bachellereau prépare un canevas général, en fonction du contexte général de vie de la jeune victime. Il le questionnera sur sa vie, sa famille ses centres d’intérêt, pour mieux le connaître : « Il est capital de lui montrer que je l’écoute, que je m’intéresse à ce qu’il dit, que sa parole est prise en compte, sans jugement. » L’enquêteur se montre curieux. Si l’enfant évoque par exemple son goût pour le roller, Tony Bachellereau lui posera des questions pour approfondir ce sujet. Ce qui permettra, dans la suite de l’entretien, quand l’agression sera évoquée, de pouvoir poser des questions précises à l’enfant et qu’il y soit habitué. Le but de l’audition est de matérialiser l’infraction, obtenir le plus d’éléments possibles pour évaluer ses conséquences pour l’enfant et cibler l’agresseur.

La seconde partie de l’audition consiste en un récit libre du mineur des événements qui l’ont conduit jusqu’à la salle d’audition. Les silences sont respectés. L’enfant ou le jeune parle à son rythme. L’enquêteur peut parfois le relancer d’un signe de tête. Quand arrive dans le récit le moment de l’agression, l’enquêteur peut intervenir pour l’aider à dire, poser les mots, décrire : « En cas de viol, si une jeune fille, après avoir hésité, prononce très vite “Il m’a pénétrée”, je reprends le récit avec elle. C’est important de lui dire : “D’accord. Qu’est-ce que tu appelles pénétration ? Peux-tu me dire ce que cela veut dire ?” Le moment est grave, on le sait. Et je l’encourage : “Vas-y, il faut que tu le dises”. Si elle ne veut pas parler du viol, on revient ensemble un peu en arrière et on reprend les faits, jusqu’au moment fatidique. » Un récit dirigé conclura ensuite l’audition. Il s’agit de rependre ce qui s’est passé, étape par étape. Ici encore, le calme est de mise, les mots choisis soigneusement. Le mineur décrit ce qu’il a vu et ressenti.

Et avec les parents

Une fois la relation de confiance établie avec l’enquêteur, l’audition ne présente pas d’obstacle majeur. Il peut arriver parfois qu’un enfant ait inventé une violence dont il aurait été victime. « Pour cela, explique Tony Bachellereau, nous disposons de techniques nous permettant de déceler un mensonge. Il est toujours très important de savoir pourquoi l’enfant a menti. Derrière, il y a souvent une souffrance qu’il est important de prendre en compte. » Les propos des parents peuvent également influencer la perception de la réalité de l’enfant. Les professionnels recueillant la parole des enfants mettent en garde les parents contre les questions suggestives qu’ils peuvent parfois poser. De manière générale, l’attitude des parents est capitale pour la manière dont l’enfant pourra se remettre d’une violence commise à son égard. À l’UAED, pendant que l’enfant est auditionné, la puéricultrice s’entretient avec ses parents : « J’insiste auprès d’eux sur l’importance pour eux de croire leur enfant, et de le leur dire. Il est capital qu’ils le rassurent sur le fait qu’il ne reverra pas son agresseur et qu’ils sont là pour le protéger. » La mise en doute de la parole de l’enfant par ses parents, la relativisation du traumatisme qu’il a subi pourrait occasionner de graves séquelles. L’évaluation que fait l’équipe de l’UAED, quand l’enfant se rend dans ses locaux, de son état général et du soutien de la famille permet de préparer l’après-audition. Une orientation vers une association, un professionnel travaillant en réseau avec l’unité peut être proposé. Mais l’UAED leur est toujours ouvert, ainsi qu’à leur famille.

1- Progreai : Processus général de recueil entretien audition interrogatoire.

INTERVIEW

« AIDER LES PARENTS À SE RECONSTRUIRE »

DOMINIQUE GIRODET PÉDIATRE, MEMBRE DE L’ASSOCIATION FRANÇAISE D’INFORMATION ET DE RECHERCHE SUR L’ENFANCE MALTRAITÉE

Pour cette pédiatre qui a longuement travaillé en centre maternel, l’étayage psychologique du parent est un moyen essentiel de lutter contre la maltraitance des enfants.

Pourquoi est-il, selon vous, si important d’axer le travail sur la prévention ?

Des parents qui ont une mauvaise image d’eux-mêmes, parce qu’ils ont été élevés à coup de mots ou de coups, peuvent plus facilement voir leur enfant comme persécuteur, comme mauvais objet et témoin du mauvais objet qu’ils ont conscience d’être eux-mêmes. Il est pour moi fondamental de leur apporter un soutien le plus précocément posssible, par un repérage non étiquetant de leurs difficultés. Les professionnels au contact direct des parents et de leurs enfants devraient avoir plus conscience du rôle qu’ils peuvent jouer dans la prévention. Il ne s’agit pas d’être à l’affût des manquements des parents, mais de repérer des facteurs de risque, de fragilité, pour leur proposer un accompagnement adéquat.

Comment les soignants peuvent-ils aider ces parents ?

Ce sont par ces choses élementaires, mais fondamentales, que l’on peut arriver à redresser le sentiment d’incapacité qu’ont ces parents à être de bons parents. Il y a des choses qui pour nous, professionnels de santé, sont tellement élémentaires, comme une maman ayant l’air heureuse avec son bébé, qu’on ne pense pas à mettre des mots dessus et lui dire « Regardez comme il est bien dans vos bras ». Pour des parents qui ne croient pas en eux, le simple fait de dire « Regardez la courbe de poids de votre gamin, elle est superbe ! », vous les reconstruisez… Et il y a également tout un travail d’écoute, afin de donner aux parents l’occasion d’exprimer les choses. Il ne s’agit pas de pas nier le négatif, mais de lui donner sa juste place et de le remettre dans une perspective évolutive. Ce travail auprès des parents doit être fait dès la naissance. Il faut également faire comprendre aux parents que l’ambivalence fait partie des sentiments paternels et maternels. Il est normal d’être excédé par un bébé qui pleure ou qui ne mange pas bien… Les médias font passer une image idyllique de la famille, des relations parents-enfants. Ceux qui se sentent inaptes, en raison de leur histoire, se disent qu’ils sont à dix mille lieues de cette image et qu’ils sont monstrueux. Et quand on se vit monstrueux, on se cache. Il s’agit de parvenir à leur faire passer ce message que le métier de parent est l’un des plus durs du monde, qu’ils peuvent oser se faire aider s’ils éprouvent des difficultés avec leurs enfants.

Quand l’enfant est maltraité, faut-il conserver cette attitude positive ?

Il faut alors nommer la souffrance de l’enfant. Par exemple, quand de la maltraitance physique est apparue et que les parents disent « Oui, il s’est cogné aux barreaux du lit… », il faut répondre « Non, ce n’est pas possible… Mais parlons d’autre chose, comment ça se passe à la maison. Est-il facile, difficile, est-ce qu’il pleure beaucoup ? ». Il faut parvenir à ce que les parents expriment leurs difficultés et qu’ils arrivent au constat qu’ils doivent être aidés. Et de pointer le fait que les enfants souffrent, comme eux-mêmes. Ensuite, si une décision administrative propose une mesure d’aide, l’équipe éducative doit opérer le même travail de valorisation pour essayer de reconstruire le parent.

Et en cas de placement ?

Il faut garder ce regard empathique et soutenant vis-à-vis des parents, mais en leur faisant prendre conscience de leurs limites, sans jugement de valeur. D’ailleurs, les juges pour enfants ont pour mission d’obtenir l’adhésion des parents, en leur faisant comprendre qu’il faut protéger leur enfant de leur violence, mais aussi que l’on les protège eux-mêmes de leur propre violence. Ils sont amputés du droit de garde, mais gardent l’autorité parentale. C’est un travail subtil, mais très important à faire, pour que le parent ne se sente pas dépossédé, et qu’il saisisse que l’on a compris sa souffrance. Et même quand l’enfant est placé tellement les parents sont dangereux à tous les plans, physique et mental, les équipes qui s’en occupent ne doivent jamais dévaloriser les parents, ou faire comme s’ils n’existaient pas afin que l’enfant se sente autorisé à en parler.

PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE-CAPUCINE DISS