L'infirmière Magazine n° 367 du 01/01/2016

 

FORMATION

L’ESSENTIEL

Héloise Rambert  

Alors que de nombreux clichés sur les conditions qui feraient « le lit » des violences faites aux enfants ont la vie dure, le phénomène semble largement sous-estimé. 10 % des enfants seraient en effet concernés… D’où l’importance de savoir les repérer.

Cycliquement, des affaires de maltraitance d’enfants surgissent dans les médias. Ces cas qui attirent l’attention se caractérisent souvent par la grande cruauté des faits. Ces affaires dramatiques ne sont pourtant que la partie émergée de l’iceberg. La maltraitance est un problème diffus loin de se limiter à des coups. Elle recouvre bien d’autres réalités. Le code civil la définit comme le non-respect des droits et des besoins fondamentaux des enfants, que sont la santé, la sécurité, la moralité, l’éducation ainsi que le développement physique, affectif, intellectuel et social.

1. ÉTATS DES LIEUX

Des chiffres en deçà de la réalité

Obtenir un chiffre rendant compte du phénomène en France, qui concerne l’ensemble des milieux sociaux-économiques, n’est pas chose aisée. « Il n’existe aujourd’hui aucun chiffre exhaustif sur la maltraitance, explique Anne Tursz, pédiatre, épidémiologiste, directrice de recherche émérite à l’Inserm et auteure de plusieurs ouvrages(1). Cependant, nous disposons d’une série de chiffres qui permettent d’avoir une idée globale de l’ampleur du phénomène. » L’Observatoire national de l’enfance en danger (Oned) rapporte, pour l’année 2013, le chiffre de 288 000 enfants de moins de 18 ans en danger, ou susceptibles de l’être, bénéficiant d’au moins une mesure de protection, administrative ou judiciaire. Soit un taux de 1,9 % de la tranche d’âge des 0 à 18 ans. « Parmi ces enfants, 50 à 60 % seraient effectivement maltraités », estime Marie-Paule Martin-Blachais, directrice générale du groupement d’intérêt public Enfance en danger.

Ces chiffres seraient pourtant bien en deçà de la réalité. « Il y a en effet certainement un “chiffre occulte” de la maltraitance », admet Marie-Paule Martin-Blachais. Anne Tursz a apporté des preuves scientifiques de ces violences cachées. Elle a mené une enquête sur les « morts suspectes de nourrissons de moins de 1 an » auprès de l’ensemble des services sanitaires et des tribunaux, dans trois régions françaises, sur une période de cinq ans. « Nous nous sommes intéressé aux données relatives aux cas d’enfants décédés avant l’âge de 1 an et transportés en milieu hospitalier pour investigations scientifiques, ou dont le décès a fait l’objet d’une saisine du procureur. Et nous les avons recoupées avec les chiffres officiels des infanticides », explique-t-elle. Le résultat a été sans appel : « L’enquête hopsitalière a retrouvé 15 fois plus d’infanticides que ceux recensés dans les statistiques officielles de mortalité. » La différence entre les chiffres officiels de la maltraitance et la réalité sociétale serait donc majeure. « Selon des études publiées par la revue The Lancet en 2009, le taux moyens des enfants subissant des violences dans les pays à haut niveau de revenus serait plutôt 10 % », continue Anne Tursz. Une enquête de 2015 réalisée en ligne par l’association l’Enfant bleu, sur un échantillon de 1 004 personnes représentatif de Français âgés de 18 ans et plus, avance un chiffre encore plus impressionnant : 14 % des personnes interrogées y déclarent avoir été victimes de maltraitances (physiques, sexuelles et psychologiques) au cours de leur enfance. Si ces données, basées sur du déclaratif, sont à prendre avec la plus grande prudence, elles tendent à confirmer cette sous-estimation et mettre en lumière le problème de santé publique qu’est la maltraitance des enfants.

La cellule familiale, siège des maltraitances

Parmi les maltraitances reconnues, 31 % sont des violences physiques, 24 % des violences sexuelles, 19 % des violences psychologiques et 26 % des négligences lourdes(2). Les maltraitants peuvent être les parents ou d’autres membres de la famille, mais aussi des personnes extérieures au cercle familial (enseignants, officiers de police, travailleurs du secteur de la santé, ou encore d’autres enfants…). Sans surprise, c’est au sein de la cellule familiale que s’exercent la très grande majorité des violences : à plus de 80 % selon la Haute autorité de santé (HAS). « Si la violence institutionnelle existe bel et bien, elle est totalement cachée », précise Anne Tursz.

Les auteurs des violences sont très généralement les parents. Au sein du couple parental, le père et la mère maltraitent tout autant. Mais pas de la même manière. Les mères, qui passent le plus de temps avec l’enfant, sont celles qui se rendent le plus coupables de négligences graves, et les violences physiques graves sont également partagées(3). Les pères, eux, sont le plus souvent responsables des violences sexuelles (ils représentent 81,6 % des auteurs). « De toute manière, 94 % des agresseurs sont des proches de l’enfant », précise Muriel Salmona, psychiatre, psycho traumatologue. « Et il faut bien garder à l’esprit que 81 % des violences sexuelles ont lieu avant 18 ans : les enfants en sont les principales victimes », rappelle-elle.

2. CONNAÎTRE LES SIGNES ET LES REPÉRER

Les maltraitances sont classées en quatre grandes familles : les maltraitances physiques, les violences sexuelles, les maltraitances psychologiques et les négligences lourdes. Pour chacune d’entre elles, un faisceau d’indices doit pousser le soignant à s’interroger et se préoccuper de la situation de l’enfant.

Les types de maltraitances

Les maltraitances physiques

Les violences physiques comportent ecchymoses, hématomes, plaies, brûlures, fractures, secouement, et, à l’extrême, la mort de l’enfant.

« Les maltraitances physiques sont les plus facile à repérer, parce qu’elles se voient plus que les autres », rappelle Anne Tursz. Certains signes physiques, certaines traces sur le corps de l’enfant doivent alerter. « Des lésions associées ou des lésions qui ne sont pas du même âge sont autant d’éléments de suspicion, explique Jean-Louis Chabernaud, pédiatre au Smur pédiatrique de Clamart (92). Dans les maltraitances liées à des situations d’urgence, ce sont les traumatismes que nous voyons le plus fréquemment. Des traumatismes du crâne, des membres, de l’abdomen. Des lésions comme des hématomes, des brûlures de cigarette sont aussi des signes d’alerte. » Les maltraitances mortelles ne sont pas des maltraitances particulières, mais des maltraitances qui ont mal tourné. « Toutes les maltraitances physiques, en fonction de leur intensité, peuvent aboutir à la mise en danger de la vie de l’enfant. Elles peuvent en effet entraîner des atteintes des fonctions vitales, voire des décès. »

Les signes qui doivent évoquer une maltraitance physique sont répertoriés par la HAS.

→ Les ecchymoses : les ecchymoses chez un enfant qui ne se déplace pas tout seul, les ecchymoses sur des parties concaves du corps (oreilles, joues, cou, etc.) et sur des zones cutanées non habituellement exposées, comme les faces internes des bras et des cuisses, des ecchymoses multiples d’âge différent, des ecchymoses de grande taille, des ecchymoses reproduisant l’empreinte d’un objet ou d’une main. Les contusions (ecchymoses et hématomes) sont suspectes en l’absence de traumatisme retrouvé, quelle que soit leur localisation.

→ Les brûlures : les brûlures à bord net, pouvant résulter d’une immersion dans l’eau bouillante d’une extrémité du corps (brûlures des membres « en gants », « en chaussettes »), les brûlures par contact reproduisant la forme de l’agent en cause (appareil ménager, cigarette), les brûlures qui atteignent les plis, les brûlures siégeant sur des zones habituellement protégées par les vêtements (fesses, périnée), les lésions d’abrasion des poignets et des chevilles pouvant évoquer une contention par des liens.

→ Les morsures : généralement, une trace de morsure apparaît comme une marque circulaire ou ovale de 2 à 5 cm, faite de deux arcs concaves opposés, avec ou sans ecchymose centrale associée.

→ Les fractures : chez un nourrisson de moins de 18 mois, toute fracture est suspecte en dehors d’un traumatisme manifeste à très forte énergie (accident de la voie publique, chute de grande hauteur). À tout âge, les fractures multiples d’âge différent, et les fractures présentant des caractéristiques particulières à l’imagerie, sont également suspectes. Elles le sont d’autant plus en cas d’absence de fragilité osseuse ou d’explication incompatible.

→ Les lésions viscérales : les nausées, les vomissements, ou un abdomen chirurgical peuvent être un signe de maltraitance. « Une situation dans laquelle l’examen de l’abdomen révèle des signes (comme une tension, une défense contre la douleur lors de la palpation, une masse inexpliquée…) qui suggèrent qu’il faut intervenir très rapidement (pour un hématome ou une hémorragie diffuse par lésion d’un organe, ou encore péritonite par infection) doit alerter », explicite Anne Tursz. D’autres signes d’hémorragie interne, notamment une pâleur, sont évocateurs. Toute constatation d’examen clinique en faveur d’une lésion d’organe plein (foie et pancréas notamment) ou de viscère creux dont les circonstances de survenue ne sont pas claires, ou avec un mécanisme de survenue allégué incompatible avec la gravité de la lésion, doit faire évoquer une maltraitance.

→ Le syndrome du bébé secoué, que nous ne développons pas ici, désigne un ensemble de traumatismes crâniens non accidentels, entraînant des lésions du cerveau. Il se produit lorsque l’on secoue violemment un bébé ou un jeune enfant. Un comportement qui survient lorsque la personne qui s’occupe de l’enfant est à bout en raison de ses pleurs.

Les négligences lourdes

Les négligences lourdes concernent souvent les jeunes enfants et elles sont signées, à des stades différents, par la dénutrition, l’hypotrophie staturo-pondérale et le nanisme psychosocial (par carence psychoaffective), ou encore, pour des enfants dont l’état de santé requiert des soins, par les conséquences de la non-dispensation de ces soins

Les maltraitances psychologiques

Par violences psychologiques graves, on entend l’exposition répétée d’un enfant à des situations dont l’impact émotionnel dépasse ses capacités d’intégration psychologique : humiliations verbales ou non, menaces verbales répétées, marginalisation ou dévalorisation systématique, exigences excessives ou disproportionnées à l’âge de l’enfant, consignes et injonctions éducatives contradictoires ou impossibles à respecter. La maltraitance psychologique peut revêtir l’aspect de la discontinuité des interactions : « La discontinuité des interactions, c’est le fait que l’enfant n’ait pas en permanence la même qualité des relations affectives avec les personnes importantes pour lui. Il peut être en nourrice ou à la crèche s’il sait par expérience qu’il retrouvera ses parents le soir. Mais si c’est une “loterie” (un jour il a des parents, toute la semaine suivante il n’en a pas, ou, aussi grave, sa mère est présente mais ne s’occupe pas de lui), il va se retrouver dans une situation d’incertitude délétère pour son développement affectif, lequel repose grandement sur la sécurité affective », développe Anne Tursz. Chez le nourrisson, les troubles des interactions précoces entre le couple parental (ou l’un des parents) et le bébé sont la cause principale de la maltraitance de la part des parents, elle-même génératrice d’un développement psychoaffectif problématique du jeune enfant. Les carences affectives précoces (sans violences physiques) sont, selon plusieurs études, les formes de maltraitance les plus délétères. Certains troubles psychologiques méritent d’être repérés, comme des indices de maltraitance, chez l’enfant, notamment les troubles du comportement.

Les comportements qui alertent

Certaines attitudes de l’enfant doivent interpeler : toute modification marquée de son comportement habituel dans tous ses lieux de vie (à la maison, à l’école, dans ses activités extrascolaires…) ou de son état émotionnel pour laquelle il n’existe pas d’explication claire. Exemple : un comportement d’enfant craintif, replié sur lui-même, présentant un évitement du regard ; des troubles du sommeil, des cauchemars ; des troubles du comportement alimentaire ; un comportement d’opposition, une agressivité, ou, au contraire, une recherche de contact ou d’affection sans discernement, une gentillesse excessive avec les étrangers, y compris avec les professionnels de santé ; une labilité et une imprévisibilité du comportement et/ou de l’état émotionnel. Ou encore un langage cru, injurieux, une agressivité à l’égard des copains d’école. « Les anomalies du langage doivent aussi alerter, note Liliane Daligand, psychiatre et professeur de médecine légale. Un retard peut être le signe que c’est un enfant laissé à l’abandon, à qui les parents ne témoignent rien. De même, un enfant qui “jargonne” doit attirer l’attention du médecin. »

Le contexte psychologique de la maltraitance

→ Certains comportements de l’entourage vis-à-vis de l’enfant : parent ou adulte intrusif s’imposant à la consultation médicale, parlant à la place de l’enfant, ou indifférence notoire de l’adulte vis-à-vis de l’enfant (absence de regard, de geste, de parole), ayant une proximité corporelle exagérée ou inadaptée avec l’enfant ou encore qui refusent les vaccinations obligatoires ou appliquent des régimes alimentaires source de carences, malgré des avis médicaux répétés.

→ Certains comportements de l’entourage vis-à-vis des intervenants : minimisation, banalisation ou contestation des symptômes ou des dires de l’enfant ; dénigrement ou accusation de l’enfant ; refus des investigations médicales ainsi que de tout suivi social sans raison valable, ou attitude d’hyper recours aux soins ; attitude agressive ou sur la défensive envers les professionnels de santé.

3. IDENTIFIER LES FACTEURS DE RISQUE

De nombreux clichés sur les conditions qui feraient « le lit » des maltraitances aux enfants ont la vie dure. Parmi eux, le niveau socio-économique des familles. Les études tordent le cou à cette idée reçue et mettent en lumière des facteurs de risque qui concernent à la fois les parents, les enfants, et la construction du lien entre eux.

Antécédents personnels de violence

On ne le dira jamais assez : les enfants sont maltraités dans tous les milieux socio-économiques. Pourtant des a priori subsistent, même parmi les professionnels de santé. « Pendant longtemps, on a dit que la maltraitance allait de pair avec la précarité. À tort : dans cette problématique, la catégorie socio-professionnelle des parents ne compte pas. Mais même si aujourd’hui les choses changent, les familles dans lesquels les parents sont au chômage, par exemple, vont être beaucoup plus facilement soupçonnés de violence que les autres », constate Anne Tursz.

Si la fiche de paie ou le niveau intellectuel des parents n’ont aucune influence sur le risque de violences sur les enfants, d’autres de leurs caractéristiques pèsent beaucoup plus lourd dans la balance. Des caractéristiques psychoaffectives, en premier lieu. « Les parents maltraitants se ressemblent. Ce sont très souvent des personnes vulnérables, impulsives, qui présentent une pauvreté des affects et qui ont souvent une toute petite tolérance à la frustration. Et le problème, c’est qu’un petit enfant est très frustrant pour un adulte, car il est continuellement dans la demande. Il réclame sans cesse de l’attention, pleure… Face à des parents fragiles, la situation peut déraper, et c’est facilement l’engrenage », poursuit la pédiatre. Sans surprise, les antécédents personnels de violence subie par les parents multiplient considérablement la probabilité de mauvais traitement sur l’enfant : on parle alors de transmission intergénérationnelle de la violence « Il est possible que les pères et les mères avec un passé difficile s’avèrent inaptes à s’attacher ». Enfin, l’isolement de la mère, social mais surtout moral, semble jouer un rôle crucial dans le processus conduisant à l’infanticide.

Mais les facteurs liés au vécu des parents et leurs caractéristiques psychologiques ne sont pas les seuls facteurs de risque. Des facteurs liés à l’enfant lui-même doivent être considérés comme fragilisants. Le jeune âge de l’enfant, tout d’abord. Les très jeunes enfants sont tout particulièrement vulnérables aux violences physiques. En France, le taux d’homicide le plus élevé est observé chez les enfants de moins de 1 an et plus de la moitié des victimes de mort violente sont des bébés de moins de 4 mois. De la même manière, les enfants qui ne répondent pas à l’« attente » de leurs parents ont aussi des plus grands risques d’être victimes de violences : le handicap, en particulier intellectuel, ou les troubles du comportement représentent un risque important. « Ce sont des enfants plus difficiles à aimer pour les parents fragiles, explique Anne Tursz. Un processus de désamour progressif peut se mettre en place. Cela devient alors un véritable cercle vicieux : un enfant qui n’est pas aimé devient non aimable. Et c’est un enfant qui va être de plus en plus pris en grippe. »

Le danger de la prématurité

Enfin, les situations qui entravent la construction du lien, qui doit être aussi précoce que possible (dès le début de la grossesse, voire avant) entre les parents et le bébé sont des situations qui favorisent les maltraitances. Ce non-attachement ou cette mauvaise qualité du lien peut avoir des conséquences dramatiques. La prématurité est un grand facteur de risque. Il a été montré à partir d’une analyse rétrospective, menée sur une cohorte de naissances, que le petit poids de naissance et le faible âge gestationnel sont significativement associés à une probabilité élevée, pour l’enfant, d’être pris en charge par les services de protection de l’enfance, pour tous les types de maltraitance. « Quand l’enfant est hospitalisé, parce qu’il est né prématurément, mais aussi à cause d’une maladie, il y a un risque que l’attachement soit retardé et donc que la relation en pâtisse. De la même manière, les dépressions du post-partum de la mère sont un facteur de risque » conclut Anne Tursz.

1- Auteur de Les oubliés. Enfants maltraités en France et par la France, Éd. du Seuil, 2010, et coordinatrice, avec Jon Cook, de Les violences faites aux enfants, La Documentation française, 2013, voir Savoir + p. 61.

2- ODAS, données de 2006.

3- Observatoire national de la délinquance, par le 119, numéro national d’écoute du GIP Enfance en danger.

VIOLENCES MÉCONNUES

LES FREINS AU REPÉRAGE

La loi du 5 mars 2007 est venue réformer le dispositif de protection de l’enfance. Un de ses principaux buts : renforcer la prévention, améliorer le dispositif d’alerte et de signalement des maltraitances. Dans un objectif de centralisation, le texte prévoit, dans chaque conseil départemental, la création d’une cellule chargée du recueil des informations préoccupantes (Crip) relatives aux mineurs « en danger ou en risque de l’être » (lire p. 56). Si les Crip sont une grande avancée pour le repérage, un grand nombre de cas de mise en danger d’enfants reste méconnu. Les raisons de ce manque de repérage sont multiples.

→ Tout d’abord, un blocage culturel persiste. « Une idée très ancrée demeure : celle qui veut que la famille soit naturellement bonne et qu’il faille absolument préserver le lien naturel, explique Anne Tursz, pédiatre. Et les parents dissimulent. De nombreux homicides d’enfants, par exemple, sont déguisés en accident. Plus les parents sont éduqués et à l’aise socialement, plus leurs capacités de verbalisation sont bonnes, plus ce sont de bons dissimulateurs. »

→ La plupart des informations préoccupantes parviennent aux Crip par les membres de l’éducation nationale et du secteur social. Les professionnels de santé, eux, ne représentent qu’une infime partie des personnes qui « tirent la sonnette d’alarme » en interpellant les cellules ou dans les cas urgents et graves, le parquet. Seuls 4 à 5 % des informations préoccupantes émanent du corps médical.

→ Le frein majeur est la méconnaissance du phénomène par les professionnels de santé, peu ou pas formés à la problématique. À leur ignorance s’ajoutent des mécanismes de défense puissants. « L’un des obstacles réside dans les mécanismes de défense à l’œuvre, également chez les professionnels (banalisation, justification, déni etc.). À cet égard, la formation (apports conceptuels, méthodologiques…) et le soutien aux professionnels sont indispensables », explique Joëlle Nicoletta, responsable de la Crip des Côtes-d’Armor. Les médecins libéraux ont aussi des scrupules à intervenir dans la sphère privée et craignent de perdre leur patientèle. Autre facteur fragilisant : les moyens relativement limités des PMI qui ont pourtant un immense rôle à jouer dans le repérage des dangers. « Nous ne voyons pas toutes les familles et certains parents refusent les mises à disposition des PMI », précise Anne Hardy, médecin de PMI en Vendée.

→ Une proposition de loi du 5 novembre 2015 visant à clarifier la procédure de signalement de situations de maltraitance des enfants par les professionnels de santé qui vient à peine d’être adoptée par le parlement devrait changer la donne. « Ces nouvelles dispositions législatives garantissent aux médecins l’absence de poursuites s’ils transmettent une information relevant du secret médical qui s’avère finalement non fondée, dès lors qu’il n’y avait pas d’intention de nuire », détaille Marie-Paule Martin-Blachais, directrice générale du GIP Enfance en danger.

REPÈRE

Le diagnostic différentiel

Chez l’enfant, des symptômes dus à la maltraitance peuvent évoquer d’autres pathologies, sans aucun lien. Un bilan à l’hôpital complet doit permettre d’éliminer des maladies comme l’ostéogenèse imparfaite ou la « maladie des os de verre ». La maladie des os de verre est une affection génétique, caractérisée par une fragilité osseuse et une faible masse osseuse à l’origine de fractures à répétition, survenant à la suite de traumatismes bénins. Elle touche cinquante nouveau-nés par an. Autres pathologies à écarter : les maladies hématologiques qui peuvent causer des hématomes.

ÉTRANGE MALTRAITANCE

Le syndrome de Münchhausen par procuration

Méconnu et la plupart du temps insoupçonnable, le syndrome de Münchhausen tient son nom de Münchhausen, un baron du 18e siècle, connu pour son imagination débordante, proche de la mythomanie. Le syndrome est caractérisé par le besoin incessant de simuler une maladie. Dans la forme par procuration, la simulation des troubles ne concerne pas le propre état de santé de la personne atteinte, mais celle de son enfant. Les personnes atteintes par ce syndrome vont tout mettre en œuvre pour faire croire qu’il est malade. Bien que certaines se contentent de simples fabulations, d’autres falsifient les carnets de santé de l’enfant, ou ses analyses, en rajoutant par exemple du sang dans les urines. Et d’autres encore vont beaucoup plus loin en lui administrant des substances qui vont créer de réels problèmes de santé. Le syndrome de Münchhausen par procuration est une forme particulière de sévices à l’enfant. Dans 95 % des cas, le parent maltraitant est la mère biologique, le père n’est que très rarement mis en cause. Toutes les catégories sociales sont concernées.

INTERVIEW

« LES VIOLENCES SEXUELLES ENDOMMAGENT LA MÉMOIRE »

MURIEL SALMONA PSYCHIATRE, PSYCHO TRAUMATOLOGUE, SPÉCIALISÉE DANS LA PRISE EN CHARGE DES VICTIMES DE VIOLENCES ET AUTEURE DE « VIOLENCES SEXUELLES, LES 40 QUESTIONS-RÉPONSES INCONTOURNABLES »

Encore mal repérées – 83 % des victimes ne sont pas reconnues –, les violences sexuelles sur les enfants sont source de troubles psychotraumatiques. Entretien avec le Dr Muriel Salmona.

Les violences sexuelles laissent-elles des signes physiques ?

Les violences sexuelles peuvent en effet laisser des traces physiques immédiates. Mais la plupart du temps, ce n’est pas le cas. Dans les viols d’enfant, dans 60 % des cas, il n’y a aucune trace utilisable. Cependant, des lésions peuvent être présentes. L’existence d’infections sexuellement transmissibles, et les grossesses de jeunes filles pubères sont des éléments de suspicion. Les violences sexuelles « marquent » aussi l’organisme en affectant certaines régions du cerveau. Ces enfants peuvent présenter une diminution de la taille du cortex cérébral. Les atteintes neurologiques endommagent gravement les circuits émotionnels et les circuits de la mémoire.

Les signes psychologiques ont donc une place centrale dans le repérage de ce type de maltraitance…

Bien sûr. Les violences sexuelles provoquent des troubles psycho-traumatiques. Les signes sont très spécifiques mais les professionnels ne sont pas formés à les reconnaitre et les rechercher. Ils doivent être regroupés en syndrome pour que le diagnostic de ces troubles traumatiques puisse être posé. Sinon, ce sont d’autres raisons qui vont être évoquées. Les petites victimes sont très anxieuses, agitées, dorment mal, ne mangent pas et souffrent d’angoisses de séparation. Ces enfants ont les symptômes essentiels des troubles psycho-traumatiques : des réminiscences, des flash-backs, des cauchemars… Les conduites dissociantes et les dissociations sont aussi des signes typiques : les enfants sont complètement déconnectés, comme anesthésiés émotionnellement. Ils peuvent même donner l’impression d’être autistes ou déficients mentaux. Et comme toutes les violences, les violences sexuelles entraînent des conduites d’évitement : les enfants concernés se retranchent, ont peur de tout et sont en hypervigilance continuelle. Mais tous ces symptômes sont vus « par le petit bout de la lorgnette », et non dans leur ensemble. Les troubles psychotraumatiques, c’est un vrai diagnostic à faire ! On peut aussi, tout simplement, demander à un enfant s’il subit des violences, si on lui fait subir de choses qui le mettent très mal à l’aise, qui lui font mal, qui le rendent malheureux. Quand on leur pose la question avec les mots appropriés, la plupart des enfants répondent !

Y a-il des comportements de l’enfant typiquement évocateurs de ce genre de maltraitance ?

Oui, certains signes sont évocateurs des violences sexuelles en particulier. Les victimes sont des enfants que l’on ne peut pas toucher, que l’on ne peut pas examiner ou laver. De la même manière, il y a de fortes chances qu’un enfant qui a très peur d’aller aux toilettes, ou qui ne peut pas supporter d’introduire une brosse à dent dans sa bouche, subisse des violences sexuelles. Et devant des comportements d’exhibitions sexuelles ou des comportements sexuels inappropriés d’un petit, il faut se poser immédiatement la question. Ce sont des expressions de la mémoire traumatique.

Quelle prise en charge est prévue pour les enfants victimes de violences sexuelles ?

83 % des personnes qui subissent des violences sexuelles ne sont ni protégées, ni reconnues. C’est dramatique. Dans l’ensemble, les professionnels de santé font souvent preuve de cécité et de déni devant des symptômes lourds. Rien n’est véritablement prévu pour leur prise en charge. C’est un véritable scandale français. La convention d’Istanbul de 2014 contraint pourtant les États en matière d’offre de soins aux victimes de violences sexuelles. Il faudrait des centres de crise, des centres de prise en charge dédiés. Au lieu de cela, on assiste à des cas où des jeunes filles qui ont été violées se retrouvent hospitalisées, voir enfermées, avec des neuroleptiques à haute dose. Une prise en charge digne de ce nom est indispensable : être enfant et subir des violences sexuelles, c’est presque 100 % de risque de développer des violences psychotraumatiques.

PROPOS RECUEILLIS PAR HÉLOÏSE RAMBERT