L'infirmière Magazine n° 368 du 01/02/2016

 

INTERVIEW CLAIRE BOILEAU CADRE DE SANTÉ, DOCTEURE EN ANTHROPOLOGIE SOCIALE ET CULTURELLE

DOSSIER

Infirmière de formation, Claire Boileau est aussi docteure en anthropologie sociale et culturelle(1). Elle est actuellement cadre de santé, formatrice à l’Institut de formation des aidessoignantes de Bordeaux

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Quelles sont les motivations des personnes qui font don de leur corps à la science ?

CLAIRE BOILEAU : Comme l’a montré Marcel Mauss(2), le don est intimement lié à la dette. Ainsi, quand on reçoit, on doit redonner ; et parfois davantage que ce que l’on a reçu. Les donneurs de corps ou d’organes s’inscrivent dans ce cycle. En faisant don de leur corps, ils marquent qu’à un moment de leur existence, ils ont reçu quelque chose – on peut imaginer que ce soit de la science, de la médecine ou plus largement de la société –, et que d’une manière ou d’une autre, ils s’en sentent redevables. Pour autant, chacun a ses motivations propres et entretient un rapport intime avec son corps ; être donneur de sang ne signifie pas forcément qu’on sera donneur d’organes. Comme un donneur d’organes ne fera pas forcément don de son corps à la faculté.

L’I.M. : Peut-on voir dans un don de corps une forme symbolique d’abandon de soi-même ?

C’est tout le contraire. C’est un choix personnel, éminemment intime, dans lequel personne ne peut ni intervenir, ni interférer. Ceux qui prennent cette décision affirment par ce geste qu’ils conservent leur capacité de décider, même après leur mort. Ils signifient ainsi que leur corps n’est pas dissociable de la personne qu’ils ont été et de ce qu’elle représentait, notamment en termes de solidarité et de générosité. D’ailleurs, notre société ne mettrait pas en place un tel arsenal législatif et éthique, notamment en termes de recueil de consentement et de garanti de l’anonymat, si tel était le cas. Dans toutes les sociétés, la personne et son corps ne sont pas dissociables, y compris dans nos sociétés dites « modernes ».

L’I.M. : Dans ce contexte, les non-donneurs sont-ils à considérer comme des « égoïstes » ?

C.B. : Non, pas du tout. Élevés au sein d’une même famille, une sœur et un frère, par exemple, n’auront pas la même attitude face au don, alors qu’ils ont bénéficié de la même éducation, du même environnement socio-culturel. Ce type de don, en effet, se joue sur des ressorts anthropologiques et psychologiques extrêmement complexes.

L’I.M. : Pourquoi perpétue-t-on les funérailles quand un corps est devenu objet d’étude ?

C.B. : Les funérailles sont un rite universel dans le temps et l’espace. Le corps reste le support de ce que la personne a été, même une fois que la vie a quitté son entité biologique. Et s’il n’est plus animé par la vie, il reste animé par sa force symbolique et incarne toujours une personne. Même les pièces anatomiques sont traitées comme les corps entiers. On ne les jette pas comme de vulgaires déchets, mais on les incinère. Certains établissements hospitaliers qui pratiquaient le démembrement mettaient les restes mortels en bière il y a encore une quinzaine d’années. Et si pendant longtemps on s’est peu préoccupé des pièces anatomiques résultant d’une chirurgie ou des fœtus morts avant terme, ce n’est plus le cas aujourd’hui.

L’I.M. : Selon-vous, le recours aux sujets anatomiques est-il une pratique qui peut survivre ?

C.B. : Non. Je pense que l’utilisation de « matériel humain » sera de moins en moins admise comme support pédagogique. C’est déjà vrai pour le squelette depuis plusieurs années. L’enseignement des soins infirmiers n’a d’ailleurs pas échappé à cette évolution où le dogme est désormais « jamais la première fois sur un patient » au profit de la simulation. En revanche, le corps va être de plus en plus utilisé à des fins thérapeutiques via le don d’organes, de tissus ou de cellules souches. Mais il faut garder à l’esprit que dans l’histoire, il y a toujours un mouvement de balancier ; tantôt ceci est interdit, tantôt cela autorisé. On observe le même phénomène en chirurgie où jusqu’à récemment, on n’hésitait pas à enlever les organes considérés comme « inutiles », alors qu’aujourd’hui, plus on conserve mieux c’est, et moins on incise, mieux c’est également. D’ailleurs, nombre d’interventions sont maintenant réalisées à « corps fermé ». Cela dit, il est impossible d’être prévisionniste en la matière, car ce type de mouvement peut s’étaler sur des décennies, voire des siècles.

1- Voir la bibliographie p. 27.

2- Considéré comme « le père de l’anthropologie française », Marcel Mauss est à l’origine de la théorie du don et du contre-don.

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