Si les légendes populaires, la littérature et le cinéma abondent de scènes de corps exhumés nuitamment à des fins de dissection, c’est que la pratique, au regard de la sacralité du corps humain et peut-être plus encore de celle du « corps défunt », a longtemps été réprouvée par la religion(1) et la morale – le corps étant siège de l’âme, profaner l’intégrité de l’un revenait à profaner celle de l’autre. Mais, malgré l’interdit, l’exploration anatomique sur des cadavres a eu cours depuis la plus haute antiquité. C’est même grâce à ces travaux, souvent clandestins mais tolérés malgré tout, que la médecine et la chirurgie ont pu évoluer au cours des siècles et leur enseignement se perpétuer. Mais il faut attendre la Renaissance et la disparition du tabou qui entourait la dissection pour que les sciences anatomiques prennent leur essor – des anatomistes italiens ou le Belge André Vésale ont ainsi largement contribué à cette (r) évolution. « La reconnaissance de l’utilité de la dissection et la perte corollaire de son caractère licencieux ont permis à cette pratique de largement se développer jusqu’à connaître une véritable apogée au XIXe siècle. Ce dernier est ainsi qualifié “d’âge d’or de l’anatomie”. La levée de l’interdit a également eu pour effet l’élargissement de la provenance des cadavres. Cette époque marque, en effet, une évolution dans l’origine des corps disséqués. Alors que dans l’Antiquité et au Moyen Âge, ce sont les corps des suppliciés qui, seuls, étaient octroyés aux médecins comme matériel anatomique, à partir du XVIe siècle, ce sont également les dépouilles non réclamées ou abandonnées dans les hôpitaux qui ont été employées pour les dissections et les travaux d’enseignement. »(2) Dès le début du XXe cependant, avec l’élévation du niveau de vie et après la seconde Guerre Mondiale qui voit la prise en charge par la Sécurité sociale des frais d’inhumation des indigents, il n’y a plus guère de corps abandonnés à l’hôpital à partir des années 60. Dans ce contexte, le don du corps apparaît comme une solution pour remédier à la pénurie qui menace.
Une lente désaffection
Faut-il encore donner un cadre légal à cette nouvelle disposition. Étonnement, le texte existe déjà. C’est en effet sur les fondements de la loi du 15 novembre 1887 relative à la liberté des funérailles que va s’organiser le don de corps en France. Cette loi, toujours en vigueur, fixe que tout homme peut régler de son vivant les modalités de ses funérailles, disposer de son corps en précisant sa destination. « Le don correspond au choix d’une forme d’obsèques : la ritualisation religieuse du corps défunt s’oppose à son utilisation en vue du progrès, qui marque la vision scientiste de l’époque », note ainsi un rapport conjoint de l’Inspection générale des Affaires sociales et l’Inspection générale de l’Éducation nationale et de la Recherche qui s’est intéressé au sujet(3). Dans la foulée sont créés des services de don du corps dans les facultés de médecine. Aujourd’hui, il existe officiellement 27 centres de ce type dans l’Hexagone, mais tous ne sont pas opérationnels. Ces établissements sont adossés à une université, à l’exception de celui de l’École de chirurgie de Paris qui est une entité de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (lire page 25) Un nouvel article du code général des collectivités territoriales viendra préciser qu’« un établissement de santé, de formation ou de recherche ne peut accepter de don de corps que si l'intéressé en a fait la déclaration écrite, datée et signée, en entier de sa main. Cette déclaration peut contenir notamment l'indication de l'établissement auquel le corps est remis ». En l’espèce, du fait de l’obligation de déterminer de son vivant une disposition qui devra être accomplie après sa mort, le don – qui doit être anonyme et gratuit (lire page 26) – est davantage à considérer comme un legs. Chaque année, les centres de don du corps reçoivent ainsi environ 2 500 dépouilles et quelques milliers de promesses leur sont également adressées. Cependant, si le nombre de legs s’est stabilisé, « on note une lente décroissance des dons », confie le Pr Richard Douard, directeur de l’École de médecine de Paris et chirurgien à l’Hôpital européen Georges Pompidou. L’absence d’information autour de cette démarche explique en partie cette désaffection, mais elle est sans doute aussi à mettre en lien avec l’histoire de l'anatomie elle-même. Ainsi, la diminution des publications scientifiques depuis trois décennies révèle-t-elle la baisse sensible des activités de recherche dans ce domaine. En revanche, d’autres pays européens connaissent, eux, une forte augmentation des legs depuis quelques années. Mais ce regain n’est pas toujours synonyme d’altruisme (lire page 27).
Travaux pratiques pour les Ibode
Si, aujourd’hui, les disciplines chirurgicales les plus susceptibles d’être enseignées sur des cadavres humains sont l’orthopédie, la chirurgie plastique et réparatrice, la chirurgie cardio-vasculaire, la neurochirurgie, l’ORL, la chirurgie maxillo-faciale et l’implantologie, les professions médicales ne sont pas les seules à bénéficier de travaux sur des sujets anatomiques. Depuis plus de dix ans, dans le cadre d’un partenariat avec la faculté de médecine Claude-Bernard-Lyon 1, les élèves de l’école d’infirmières de bloc opératoire de Lyon se forment également dans les salles de dissection. « Nous souhaitions donner la possibilité aux élèves Ibode d’étudier les gestes opératoires de la même façon que les chirurgiens », explique Marie-Pierre Guillaume, directrice de l’école. Concrètement, dans le cadre d’ateliers thématiques (viscéral, vasculaire et traumatologie), les élèves apprennent en binôme – un interne en chirurgie et une élève Ibode faisant fonction d’aide opératoire – les gestes de dissection, ligatures, anastomoses vasculaires, sutures musculaires, sus et sous-aponévrotiques, sous-cutanées, cutanées, pose et fixation de drains, pose de plaques et vis d’ostéosynthèse… Les ateliers s’organisent sur quatre corps et la vingtaine d’élèves est encadrée par quatre chirurgiens et deux formatrices qui assurent également la logistique nécessaire au déroulement des séances. Pour Marie-Pierre Guillaume, « ces travaux pratiques permettent aux futures Ibode de mesurer le rôle de l’aide opératoire et de mieux appréhender les attentes du chirurgien. À terme, quand elles seront au bloc, elles anticiperont plus facilement les gestes et repèreront également plus rapidement des situations à risque ». Du côté des aspirants chirurgiens, l’apport est également bénéfique poursuit la directrice : « Les internes découvrent, par exemple, que les Ibode possèdent des connaissances pointues en matière de gestion des risques… »
« Le respect aux donateurs »
Au fil du temps, la démarche éthique a légitimement fait son incursion dans le fonctionnement des centres de don du corps. Et on ne dissèque plus à discrétion comme ce fut le cas pendant de nombreuses années. « Réclamer un sujet anatomique pour s’entraîner n’est pas une raison suffisante », témoigne le Pr Richard Douard. Et d’ajouter : « La demande doit s’inscrire dans un projet précis, avec des objectifs précis et une finalité précise. Nous devons ce respect aux donateurs comme nous devons garantir aux familles des pratiques rigoureuses. » L’École de médecine de Paris a d’ailleurs créé son propre comité d’éthique où siègent, entre autres, un professeur d’éthique médicale, un professeur d’anatomie, un médecin légiste, un avocat et un sociologue. « Et ils ne sont pas là pour faire de la figuration ! Ce sont tous des professionnels à forte personnalité qui nous aident vraiment à progresser dans nos pratiques », ajoute-t-il.
Être utile, encore
Selon l’étude qualitative sur la ritualité funéraire dans le cas des dons de corps à la science(4), « les motivations des donateurs s’organisent autour de trois ensembles de raisons : les raisons “altruistes”, la reconnaissance de l’importance de l’institution médicale, le rejet ou la distance d’avec les modes funéraires traditionnels ». Des motivations dans lesquelles se reconnaît parfaitement Isabelle C. Bien qu’elle se porte comme un charme, pour elle, l’affaire est entendue depuis longtemps déjà. À sa mort, cette jeune quinquagénaire a choisi de dédier son corps à la science : « Je suis athée et je n’ai aucune croyance philosophique qui me conduirait à penser qu’il y aurait une forme de vie après la mort. Par ailleurs, je ne souhaite pas qu’on organise de cérémonie à mon décès, pas plus que mes proches ne se chargent d’entretenir et de fleurir ma tombe. » Pour elle, une fois morte, tout est fini. « Cependant, explique-t-elle, je pense raisonnablement que mon corps peut encore être utile pour permettre aux futurs médecins de se former et à la science de progresser. Bref, une fois tous ces éléments analysés, la décision a été simple à prendre. » L’isolement ou le souci de ne pas gêner son entourage concourent aussi aux choix des donateurs. Mais pour les proches, cette décision peut parfois être mal vécue voire brutale. « Ça m’a fait un choc », relate Dominique B. Lorsque sa tante décède, il y a quatre ans, il apprend que la vielle dame âgée de 90 ans a fait don de son corps. « Je crois qu’elle a fait ce geste par profond attachement à la profession médicale et à la médecine, son père avait été chirurgien pendant la Grande Guerre, mais aussi parce qu’elle ne voulait pas m’ennuyer “avec ça”. Elle m’avait dit qu’elle avait préparé ses obsèques, mais je n’ai jamais imaginé que cela prendrait cette forme. Je respecte totalement sa volonté, mais durant plusieurs semaines, j’ai eu le sentiment qu’elle m’avait abandonné deux fois. La première parce qu’une fois partie, je n’avais plus aucune famille, et la seconde parce que sans corps, ni cérémonie sa mort me semblait irréelle, désincarnée. »
Dans cette optique, depuis l’année dernière, l’École de médecine de Paris et l’École de chirurgie de l’AP-HP, en partenariat avec l’association Empreintes et la Fondation des services funéraires de la ville de Paris, organisent deux fois par an, en janvier et septembre, un hommage collectif et laïque en présence des familles des donateurs. Une manière de témoigner leur reconnaissance et leur affection à ces morts sans corps.
1- L’Islam, le judaïsme et la tradition africaine interdisent ainsi le don du corps. Les religions bouddhiste, catholique, hindouiste et protestante l’autorisent.
2- « Don du corps à la science, analyse de légitimité d’une institution », Cécile Chartreau. DEA d’éthique médicale et biologique, 2001-2002.
3- « Conservation d’éléments du corps humain en milieu hospitalier », mars 2002.
4- Bernard, J., Le Grand-Sebille, C., (2015), « Les morts sans corps ». Étude qualitative sur la ritualité funéraire dans le cas des dons de corps à la science, rapport pour la Fondation des services funéraires de la ville de Paris, Fondation de France, 79 p.