L'infirmière Magazine n° 368 du 01/02/2016

 

ÉDUCATION THÉRAPEUTIQUE

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

Catherine Faye  

Mettre en scène sa maladie pour mieux l’apprivoiser. C’est ce que propose le Théâtre du vécu aux patients de l’unité d’éducation thérapeutique de La Pitié-Salpêtrière (AP-HP) souffrant d’un diabète de type 1. Un concept créatif qui leur permet d’aborder la maladie chronique sous un nouveau jour.

Tu es entré dans ma vie et tu n’en es jamais ressorti. Je ne t’ai jamais désiré pourtant… » Leonor, jeune adulte hospitalisée dans l’unité d’éducation thérapeutique du service de diabétologie-métabolisme de l’AP-HP Pitié-Salpêtrière, sait de quoi elle parle. Son texte, lu par un comédien professionnel, évoque avec passion son rapport à la maladie et la place que le diabète a prise dans sa vie. Les mots défilent en un long monologue qu’elle n’avait jamais eu l’occasion d’écrire noir sur blanc jusque-là. Une métaphore sur « cette relation à sens unique » qu’elle redécouvre, sous un jour nouveau, en regardant Alexandre Salberg, l’un des comédiens de la troupe, jouer son texte. L’exercice, proposé par la compagnie SourouS (voir encadré p.30) dans le cadre du Théâtre du vécu, sous la houlette de Marc Popelier, diabétologue, endocrinologue et responsable de l’unité, permet de donner corps à un vécu souvent douloureux et difficile à accepter : la maladie chronique, son suivi rigoureux, le deuil de ce qui ne sera plus jamais comme avant. Par ricochet, il permet au patient de réajuster son ressenti pour mieux vivre sa maladie auto-immune. Le dispositif, unique en France, est né de la rencontre, il y a une quinzaine d’années, entre Jean-Philippe Assal, diabétologue et pionnier de l’éducation thérapeutique en Suisse, et Marcos Malavia, metteur en scène d’origine bolivienne et fondateur de la compagnie SourouS. Ensemble, ils mènent une réflexion autour des rapports entre les soignants et les patients, en cherchant un moyen transdisciplinaire où le rôle du théâtre et de la mise en scène dans la médecine et l’éducation thérapeutique viendrait aider les patients à objectiver leur maladie. « Le vécu… ce quelque chose qui nous échappe », s’interroge alors Jean-Philippe Assal. C’est Marcos Malavia qui trouve la clef alors qu’il assiste à un spectacle qu’il a lui-même mis en scène, et dont le thème évoque sa propre histoire – son expulsion lors d’un coup d’état en Bolivie. « Cet homme-là, c’est moi et ce n’est plus moi », pense-t-il du personnage. De la même manière, c’est en étant spectateur de son histoire jouée par un autre que le patient deviendra un tiers distancié qui pourra, subséquemment, débloquer certaines difficultés ou situations.

La face cachée de l’iceberg

Le Théâtre du vécu est né. « Un concept créatif qui amène les patients souffrant d’une maladie chronique à prendre de la distance avec le vécu émotionnel de la maladie et les aide à se soigner », observe André Grimaldi, professeur d’endocrinologie à la Pitié-Salpêtrière, grâce à qui le procédé a vu le jour à l’hôpital, en 2010. Depuis, plus de 200 patients en ont bénéficié. Pour l’ancien chef de service, ce processus de distanciation – où le patient est à la fois sujet de la pièce, auteur du texte, metteur en scène, puis, spectateur – se distingue du psychodrame, du jeu de rôle ou du groupe de parole. Il s’apparente à une forme de résilience : « Tous les chagrins sont supportables si on en fait un conte ou si on les raconte… », aime-t-il à rappeler, évoquant tour à tour Hannah Arendt, Camus ou Cyrulnik.

Avec le Théâtre du vécu, animé par Marcos Malavia ou Muriel Roland, comédienne et cofondatrice de la compagnie SourouS, les souvenirs et réflexions remontent à la surface. L’écriture des scènes démarre au deuxième jour de l’hospitalisation thérapeutique d’une semaine proposée à l’Institut E3M, centre de référence pour les maladies métaboliques comme le diabète. Cette structure accueille en un même lieu, à la Pitié-Salpêtrière, un ensemble d’experts en endocrinologie, maladies métaboliques et médecine interne. « Le premier jour d’hospitalisation étant un jour de jeûne, cela libère des résistances au niveau de l’écriture », explique Muriel Roland. Le dernier jour de l’atelier marque l’aboutissement d’un travail d’écriture de trois jours. Les monologues ou les dialogues écrits par chaque participant deviennent des saynètes interprétées par des acteurs professionnels.

Tables et chaises ont été poussées contre les murs dans une grande salle située au 7e étage. La surface dégagée offre un bel espace où la lumière du jour, tamisée, crée une atmosphère propice à l’introspection. Les rideaux sont tirés. « À l’aide de sparadraps, la salle se transforme en théâtre », s’enthousiasme André Grimaldi. Sur le sol, des bandes autocollantes dessinent une scène, les accès pour les comédiens, une loge de metteur en scène où sont assis tour à tour un patient et la metteure en scène : deux voix pour une même mise en scène.

Une vie à (re) construire

« Le chemin qu’emprunte ton personnage est-il sinueux ? », demande Muriel Roland à Andy, dont le récit est mis en scène. Côte à côte, ils regardent les comédiens répéter et changer de jeu en fonction de leurs consignes. « Non, il est droit. Le personnage entre dans le souvenir d’une façon détachée », précise-t-il. En tâtonnant, Andy met en forme sa pensée, ancre son ressenti dans une nouvelle dimension. Seuls le texte et le jeu de l’acteur comptent, le reste est suggéré, un long tissu dans lequel on s’enroule pour disparaître, une poupée posée sur une chaise. Les accessoires et le décor, minimalistes, ne sont que prétexte. Au fond de la salle, soignants, médecins et quelques proches observent en silence. « On a du boulot toi et moi, reprend le comédien. Une vie à construire… » Andy reste concentré. Il voit vivre, hors de lui, ces mots qu’il a écrits. Son texte prend vie. Soudain, il s’excuse, se lève, attrape sa sacoche, déchire un emballage, se pique le bout du doigt, saisit un stylo injecteur, s’administre de l’insuline. Tout va très vite, il a l’habitude. Il revient s’asseoir, lance à la dérobée : « Je retourne m’installer à la place de Spielberg ! » Les autres patients du groupe (ils ne sont jamais plus de huit) éclatent de rire. Peu à peu, la saynète prend forme, musique discrète, sonneries, éclairages directs et indirects. « Il me suit, me suivait, me suivra tout du long… Ça va le faire ! », conclut le comédien, regard tourné vers l’avenir. L’émotion des autres patients, des soignants et d’Andy, qui retourne s’installer dans le public, est palpable. Muriel s’approche de lui : « Ça va ? » « Oui, ça va. » Puis, il murmure un « merci », avant de sortir un instant, reprendre ses esprits.

Nouveau rapport avec les soignants

Pendant l’atelier, Guy Louise, infirmier, veille. Il apporte briques de jus de fruits, surveille le comportement et les expressions des patients, les assiste si nécessaire lors des injections d’insuline, intervient afin d’éviter une hypoglycémie. « Il y a beaucoup de choses derrière la maladie. J’en parle avec eux, surtout lorsque des émotions remontent et s’expriment dans les lettres lues ou les textes joués. C’est très intéressant pour les ajustements que nous pouvons mettre en œuvre dans notre approche et notre prise en charge durant cette semaine d’éducation thérapeutique. » Une prise en charge « bio-médicale » traditionnelle (bilan de la maladie, ajustement des médicaments) avec un apprentissage individualisé de la gestion du traitement (équilibre alimentaire, ajustement des doses d’insuline) qui ne se conçoit pas sans la médiation du Théâtre du vécu. « On tourne souvent autour des mêmes thématiques : l’annonce du diagnostic, les événements de vie, le rapport avec les soignants, le binôme patient-maladie imposé par la maladie chronique », estime André Grimaldi. Le théâtre, comme lieu de parole, participe à une transformation du vécu complexe des patients. Les soignants, présents durant tout le processus, prennent enfin la mesure de certains non-dits, de chocs éprouvés face au diagnostic, du sentiment d’isolement, de peurs. Les maladies chroniques ne peuvent être abordées comme le sont les maladies aiguës, et le diabète, notamment de type 1, est une pathologie qui impose un suivi rigoureux et quotidien au patient. La prise en charge de ces affections de longue durée appartient autant aux patients qu’aux soignants.

Mieux accepter la maladie

C’est toute la force émotionnelle de la parole incarnée qui provoque l’empathie des spectateurs – les patients, les soignants et les proches. Ceux-ci, par l’intermédiaire des acteurs, peuvent prendre la place des patients, le temps de la représentation. Une interaction qui prend la dimension d’un travail collectif de mise à distance et de réajustement. Quant à l’auteur-metteur en scène de la saynète, il donne son avis, accepte ou refuse les propositions des comédiens, défend sa position. Peu à peu, il entre dans la peau du metteur en scène. Ses mots prennent forme. Il se prend au jeu. Autant d’éléments qui se conjuguent pour amener le patient à mieux accepter la maladie et à trouver de nouvelles armes pour la combattre. « Pour l’instant, nous ne pouvons proposer cet atelier qu’une fois pas mois, précise Marc Popelier. Alors, le reste du temps, on demande à nos patients d’écrire une “lettre à mon diabète”. » Le théâtre et l’écrit, mensonges vrais, servent ainsi de révélateurs. « Je me sens plus léger. Il y a quelque chose de plus lumineux », confie Andy à la fin de la séance. Puis, il ajoute : « Je ne me sens plus dans la confrontation, mais dans l’acceptation. » Un lâcher-prise salutaire.

THÉÂTRE

Mises en scène thérapeutiques

> Entre création et implication, la vocation de la compagnie SourouS est double. Créée en 1990, elle défend les textes d’auteurs contemporains et intervient dans différentes structures, où elle propose un travail théâtral avec une visée thérapeutique ou sociale. à Bagneux (92), elle mène régulièrement des projets de proximité dans différents quartiers. En Bolivie, Marcos Malavia, son fondateur, a créé la première École nationale de théâtre, en 2004. Il entretient, depuis 15 ans, une collaboration transdisciplinaire avec Jean-Philippe Assal, médecin suisse, autour du rôle du théâtre et de la mise en scène dans la médecine et l’éducation thérapeutique. C’est ainsi, que le Théâtre du vécu a vu le jour en 2002 et a accueilli plus de 250 patients (diabète, obésité, insuffisance rénale, maladies cardio-vasculaires, cancer, anorexie, dépression).

www.sourous-compagnie.com