L'infirmière Magazine n° 368 du 01/02/2016

 

SUR LE TERRAIN

DOSSIER

Dédiée à l’enseignement, la recherche et l’innovation médicale et chirurgicale, l’École de chirurgie de l’AP-HP accueille chaque année 5 000 étudiants en médecine.

Le parfum lourd de l’encens prend au nez et à la gorge bien avant d’arriver dans la salle de dissection. L’endroit ressemble à un vaste bloc opératoire avec ses tables, ses lampes scialytiques, ses plateaux d’instruments, ses matériels de coelioscopie, de coeliochirurgie, d’arthroscopie… Deux équipes sont déjà affairées autour de corps sous la houlette de chirurgiens seniors, tandis qu’une chirurgienne explore en solo le flanc d’un cadavre. À deux pas d’elle, trois étudiants travaillent sur des pièces anatomiques animales. Un peu à part, le Pr Pascal Frileux, directeur scientifique de l’école, est lui aussi « en plein cours » avec un groupe d’internes penchés sur un corps. Ici, on communique à voix basse. L’atmosphère est studieuse, l’ambiance clinique. Dans un bac en plastique bleu une vingtaine de cuisses de dinde sont empilées. « Des internes en médecine de première année doivent venir s’entraîner à suturer des plaies de la face et la finesse de la peau des cuisses de dindes est proche de celle du visage. Les sujets humains sont réservés à l’enseignement et aux praticiens et internes déjà expérimentés », explique Djamel Taleb, cadre supérieur de santé. Infirmier de formation, il coordonne depuis 1992 l’activité de l’école et dirige l’équipe d’aides-soignantes et d’agents hospitaliers qui a en charge la conservation et la préparation des corps et celle du matériel. Inutile de préciser qu’il connaît l’institution sur le bout des doigts.

Être sur le réel

Édifiée en lieu et place de l’ancien cimetière de Clamart(1) – la voie qui desservait jadis les lieux était appelée « rue des Morts » –, l’École de chirurgie a ouvert ses portes en 1836 puis a été rattachée en 1849 à l’AP-HP tout juste créée. Ce n’est qu’au milieu des années 70 qu’elle devient centre de don du corps sous l’impulsion du Pr Christian Cabrol qui la dirige alors. Mais à l’heure des simulateurs 3D, des mannequins anatomiques et autres pelvi-trainers, une question taraude : est-il encore nécessaire d’avoir recours à des cadavres humains pour former de futurs médecins et chirurgiens ? « Assurément, déclare le Pr Frileux. La simulation permet d’apprendre des mouvements mais pas une technique sur une anatomie très précise. Or, on a besoin de travailler sur une anatomie humaine pour acquérir tous les repères, mesurer les temps opératoires, mettre au point de nouvelles techniques, d’interventions et exploratoires ou tester de nouvelles prothèses. Bref, pour progresser et innover, il faut être sur le réel et rien aujourd’hui ne peut remplacer un corps humain. »

Précieux corps

« La gestion d’un centre de dons réclame beaucoup de planification et une logistique sans faille », insiste Djamel Taleb. Objectif : permettre aux opérateurs de travailler dans les meilleures conditions possibles et maximiser l’utilisation des corps qui sont des « matériaux » précieux. Dès leur arrivée, ces derniers sont anonymisés puis examinés et leurs caractéristiques dûment répertoriées. « On repère les différentes cicatrices. Si une personne a, par exemple, une prothèse du genou, elle ne sera pas éligible pour un cours sur cette articulation », poursuit le cadre supérieur. Les dépouilles sont ensuite congelées à - 17°. « Cette technique permet de conserver les cadavres plusieurs mois. Une fois décongelés, les sujets font l’objet d’une dizaine de cours étalés sur quinze jours à trois semaines maximum. D’où la nécessaire rigueur de planification. Et entre deux présentations, les corps sont juste traités au vinaigre d’alcool blanc afin d’éviter toute contamination par des insectes. » Lors des cours, les corps sont préparés et positionnés en fonction de la nature de l’enseignement ou de l’intervention comme s’il s’agissait de vraies opérations en bloc opératoire.

Lorsque « la durée de vie » des corps est arrivée à son terme, les personnes sont mises en bière puis incinérées de manière anonyme au crématorium du Père-Lachaise. À la demande des familles, les cendres peuvent leur être remises, sauf si le donateur s’y est formellement opposé. Chaque année, l’école reçoit environ 250 corps et 800 promesses de dons. Le fichier des legs de l’institution compte aujourd’hui quelque 17 000 donateurs potentiels.

1- À ne pas confondre avec la cimetière de la ville de Clamart dans les Hauts-de-Seine.