L'infirmière Magazine n° 369 du 01/03/2016

 

INFIRMIÈRE EN CAARUD

CARRIÈRE

PARCOURS

Florence Raynal  

Améliorer la santé globale des usagers de drogues, réduire les risques liés à leur consommation, lutter contre le VIH et les hépatites… Telles sont les principales missions des infirmières en Caarud. Au cœur de leur approche : le non-jugement.

Quand je dis à d’anciens collègues qu’aujourd’hui, je travaille en Caarud, immanquablement, j’entends un : “En quoi ??? ! », lance Diane Lesboueyries, infirmière aux Caarud Proses, à Montreuil et Saint-Denis (93), et Aurore, sis à l’hôpital Robert-Ballanger d’Aulnay-sous-Bois (93). Derrière ce sigle, qui signifie « centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques des usagers de drogues » se cache une philosophie d’intervention très efficace puisqu’elle a fait radicalement baisser les contaminations par le VIH et les overdoses chez les injecteurs de drogues. La démarche vise en fait à diminuer les risques liés aux usages de produits psychoactifs et à prévenir les dommages sanitaires et sociaux. Pragmatique, n’exigeant pas l’arrêt des consommations, elle privilégie « l’aller vers » et la notion de bas seuil, accueille les personnes « là où elles sont et là où elles en sont » pour les accompagner pas à pas. La réduction des risques (RDR) suppose de n’avoir aucune attente vis-à-vis des usagers, mais croit en leurs capacités d’agir et vise leur autonomie.

Intégrés au dispositif médico-social (voir encadré ci-contre), les Caarud n’ont pas l’obligation d’engager des infirmières. Toutefois, selon une enquête de la Fédération addiction(1), près de 68 % des équipes comptent un poste infirmier. « Cette compétence me semble indispensable, affirme Valère Rogissart, directeur territorial en Seine-Saint-Denis pour le pôle accueil, santé, précarité de l’association Aurore. Un Caarud n’est pas juste un distributeur de seringues, c’est un lieu où l’on aborde la santé au sens global, holistique, un lieu dédié au prendre soin. »

L’accueil est au cœur de la mission des Caarud. Il s’agit de gagner la confiance des usagers. « Nous cherchons à créer du lien. Les éducateurs se servent de l’accès à des douches, à des machines à laver… ; pour les infirmières, cela peut passer par de petits soins », résume Natacha Courtat, infirmière au Caarud Intermède de l’association Clémence Isaure, à Toulouse (31). En effet, les personnes « sont souvent marginalisées » et « le statut illicite des consommations les éloigne des dispositifs de première nécessité », insiste la Fédération addiction. Tout est fait pour créer de la relation : recherche de proximité, échanges informels dans la salle d’attente, prise en charge anonyme et gratuite, absence de blouse blanche, souplesse… « Avant de réaliser un pansement, un gros travail d’approche est à effectuer. Ces personnes ont une vision particulière de leur corps. Certaines ne voudront jamais montrer leurs plaies. Il faut accepter de décrire et de donner de quoi se soigner seul, mais aussi de renoncer à un suivi régulier. La RDR, c’est de l’adaptation en permanence », analyse Lisa Pouliquen, infirmière au Caarud Aides du Finistère, à Brest et Quimper. Conséquences du manque d’hygiène et de la vie à la rue, coups, chutes ou abcès dus aux injections font partie des bobos soignés.

EN PREMIÈRE LIGNE

Mais l’infirmerie est aussi un lieu pour s’épancher. « Sous prétexte de mettre un petit pansement, des gens y viennent pour s’isoler avec un professionnel et lâcher des choses. L’infirmerie a une fonction maternante, elle sert à rassurer », explique Natacha Courtat. Côté matériel, les infirmières doivent savoir être inventives : « Il faut pouvoir faire avec peu de choses et de manière intelligente tout en restant dans un rôle infirmier. On a besoin de penser propre, contamination et pratique », résume Diane Lesboueyries. Pour mieux répondre aux besoins de ces patients, souvent sans couverture sociale, des protocoles soignants et autres conventions sont élaborés afin d’encadrer certaines pratiques. Parfois, les infirmières gèrent également une réserve de médicaments de soins courants ainsi que les commandes du matériel de RDR.

Au plan des addictions, au-delà d’empêcher des contaminations et autres dommages liés à l’usage de produits psychoactifs, proposer du matériel – seringues, filtres toupies, pipes à crack, carnet « roule-ta-paille » pour sniffer – permet aux infirmières d’accéder un peu plus à la personne. Et de discuter des pratiques, d’effectuer des recommandations individualisées voire, si les personnes désirent diminuer leurs usages, de les soutenir lors d’entretiens individuels ou de les orienter, par exemple, vers un centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa). « On veille cependant à ce qu’elles ne ressentent aucune pression de notre part. Pour une infirmière, ce n’est pas toujours facile, car cela demande de se retenir, de savoir “ne pas trop en faire” », observe Natacha Courtat. Il s’agit aussi d’expliquer les risques liés aux produits (héroïne, cocaïne, cannabis, alcool, amphétamines et autres médicaments…), sachant que la plupart des usagers des Caarud sont des polyconsommateurs et près de la moitié, des injecteurs, relève l’Office français des drogues et des toxicomanies (OFDT)(2). La RDR concerne enfin les risques sexuels, ce qui amène l’équipe à distribuer des préservatifs, du gel lubrifiant…

UNE PASSERELLE VERS LE SOIN

Favoriser l’accès aux soins est une autre dimension de l’exercice infirmier. Les usagers souffrent souvent de problèmes médicaux, de comorbidités psychiatriques. « Connaissant bien le réseau de soins et reconnue de lui, capable de dialoguer avec les hôpitaux, les mé?decins de ville, de tenir à jour le dossier de santé du patient, d’exécuter les tâches paramédicales autour du suivi dont il a besoin, d’assurer une mission de médiation du discours médical auprès des usagers, l’infirmière joue un rôle essentiel », résume Catherine Péquart, psychiatre et directrice de l’association Charonne, à Paris, qui compte deux Caarud. Mettre de l’huile dans les rouages est aussi de son ressort. « Il s’agit de retisser du lien avec les structures et de s’assurer que cela fonctionne alors que certains éprouvent des difficultés à se rendre même aux urgences. On recueille d’ailleurs les retours des patients sur l’accueil qui leur est réservé pour améliorer la prise en charge », explique Isabelle Stephant, coordinatrice Aides Bretagne. Dans les services, il y a « un gros besoin d’accompagnement et de réassurance. C’est important de manifester qu’on peut être un soutien pour les équipes », complète Diane Lesboueyries.

DES PRATIQUES NOVATRICES

Les infirmières en Caarud organisent maintes actions de dépistage : VIH, hépatites, IST… Certaines effectuent elles-mêmes les prélèvements sanguins. « Un médecin hépatologue, qui vient une fois par mois, a fait une délégation de protocole pour permettre la prescription de dépistage, sa réalisation et le rendu rapide des résultats. Avant le dépistage, nous effectuons un entretien de counselling à l’infirmerie et, en cas de séropositivité, nous pouvons orienter la personne vers ce spécialiste », témoigne Natacha Courtat. Les tests rapides d’orientation diagnostique (Trod) sont en outre largement employés. C’est le cas au Caarud Planterose, à Bordeaux (33). « Nous effectuons des Trod VIH, mais aussi VHC dans un cadre expérimental. Nous utilisons également un fibroscan pour les personnes contaminées par le VHC ou alcooliques », indique Marie Mora, infirmière. En limitant les prises de sang via les Trod ou en les confiant aux infirmières, les Caarud facilitent en particulier les dépistages des injecteurs de drogues qui les appréhendent, leur capital veineux étant très altéré.

Autre approche, l’autoprélèvement – ou prélèvement coopératif – est parfois proposé pour améliorer l’accès aux bilans sanguins et donc au suivi sanitaire. Il s’agit d’associer les compétences techniques des infirmières à l’expertise des usagers. « On les laisse se piquer et on effectue le prélèvement nous-mêmes », explique Marie Mora, qui juge cette pratique doublement intéressante « car cette mise en situation permet aussi de voir comment ils se préparent à injecter, d’échanger autour de l’hygiène, de la RDR ». Enfin, les infirmières peuvent être amenées à dispenser de l’information via des ateliers. À Bordeaux, un atelier de prévention des overdoses vient ainsi d’être lancé. « Nous abordons la question des substances, des produits de coupe, et effectuons une initiation aux gestes de premiers secours. Nous allons aussi former les usagers à l’utilisation de la naloxone, un antidote aux opiacés qui devrait bientôt être accessible », décrit Natacha Bouvier, infirmière au Caarud Planterose.

EXERCICE EN ÉQUIPE PLURIDISCIPLINAIRE

Au rang des charges des Caarud, « l’aller vers » se traduit, pour les infirmières, par aller à la rencontre de divers professionnels de santé et structures afin de monter des réseaux aidants (pharmaciens, centres communaux d’action sociale – CCAS –, Csapa, etc.), d’organiser des actions de sensibilisation, mais aussi par aller au devant des usagers. Le Caarud Aides dans le Finistère, qui tient des permanences délocalisées, intervient ainsi en milieu rural. « Ce public est difficile à atteindre. On l’informe de notre présence via des partenaires : CCAS, pharmacies… On effectue des maraudes à pied avec des prospectus et du matériel de RDR et on essaie d’orienter vers nos structures », relate Lisa Pouliquen. Le Caarud Planterose dispose, de son côté, d’une antenne mobile qui fonctionne avec un binôme travailleur social-infirmier et cherche à étendre ses permanences délocalisées à des lieux reculés : villages, campements dans les bois… Des Caarud ciblent aussi certains publics, telles les prostituées. Et d’autres interviennent en milieu festif : « Deux fois par an, on passe un week-end en rave party, on y fait de la RDR, du dépistage rapide. On y rencontre un autre public et retrouve là tous les nouveaux produits de synthèse », pointe Lisa Pouliquen. L’infirmière a d’ailleurs collecté de l’ecstasy dans le cadre d’un dispositif de recherche de l’OFDT et est habilitée à prélever des produits dangereux en vue de lancer des alertes.

Travailler en Caarud suppose d’exercer dans une équipe pluridisciplinaire, avec des travailleurs sociaux, des psychologues, parfois d’anciens usagers…, et en liens étroits. « Il faut beaucoup communiquer, car il est essentiel d’avoir tous la même parole », précise Natacha Courtat. En Caarud, le secret est réputé partagé dès lors que cela vise à mieux accompagner la personne et qu’elle est d’accord. Si exercer parmi des non-soignants se révèle riche, cela peut cependant poser problème. « L’infirmière devra s’intégrer à une équipe plutôt sociale. Cela peut être compliqué si elle a toujours été entourée de soignants ou si elle débute », relève Catherine Péquart. En outre, en Caarud, l’infirmière a autant voix au chapitre que les autres professionnels. Aussi, prévient-elle, « il peut se révéler difficile de retourner ensuite travailler à l’hôpital où s’exerce une hiérarchie plus forte ».

Autre difficulté : la confrontation à la détresse sociale et affective des patients. L’environnement de travail n’est pas toujours confortable non plus : manque de moyens, bruit, violences… Des temps de debriefing sont d’ailleurs souvent prévus pour éviter l’usure. « Ces gens sont dans des pulsions de mort, une dégradation violente d’eux-mêmes. Ainsi, chaque soir, nous organisons un temps de parole. Nous bénéficions en outre de supervisions », témoigne Natacha Courtat.

Malgré ces difficultés, les infirmières aiment énormément leur exercice : sa diversité, sa souplesse, l’autonomie, la créativité, le dynamisme, l’intérêt des publics… À Aides Bretagne, où l’approche de santé communautaire est très développée, « car elle permet d’être au plus près des besoins de la personne, les infirmières apprécient la richesse des relations avec les usagers et disent apprendre beaucoup à leur contact », assure Isabelle Stephant. La motivation n’est en tout cas pas à chercher du côté de la rémunération… À plein temps, leur salaire tourne autour de 1 500 euros net mensuel. Certaines trouvent cependant une compensation dans leurs horaires fixes et leurs 8 semaines de congés payés.

DE L’OUVERTURE D’ESPRIT

Pour intervenir en Caarud, aucune formation spécifique n’est exigée (voir ci-dessus). « Il faut surtout être prêt à apprendre une autre façon de travailler et, au début, être dans l’observation car bien appréhender l’approche demande du temps », estime Natacha Courtat. Avant de se lancer, il est conseillé d’avoir acquis une première expérience en service de médecine somatique ou de psychiatrie, et effectué des stages en addictologie, voire en Caarud pour s’assurer d’être en phase avec la logique de la RDR. Outre de bonnes connaissances en santé publique sont surtout exigées certaines qualités : goût du relationnel, capacités d’écoute, d’adaptation, de non-jugement, patience, humilité, curiosité pour être prêt à innover. Avec l’adoption de la loi santé, innover pourrait d’ailleurs être encore plus à l’ordre du jour. « La loi devrait permettre aux Caarud de développer l’éducation aux risques liés à l’injection de produits afin de proposer aux usagers d’autres façons concrètes de faire et les aider à se faire moins mal », espère Valère Rogissart. Un accompagnement – il n’est jamais question de faire à la place de l’usager – pour lequel les infirmières, de par leur formation, seront de bon conseil si elles souhaitent se lancer dans l’aventure.

1- De 2012 à 2015, la Fédération addiction a lancé une réflexion collective sur l’évolution des pratiques de réduction des risques en Caarud et Csapa. Pilotée par un groupe de 15 acteurs de terrain, dont des infirmières, la démarche aboutira à la publication d’un guide pratique en 2016.

2- Profils et pratiques des usagers en Caarud en 2012, Tendances n° 98, janv. 2015, OFDT.

RÉGLEMENTATION

Les Caarud dans les textes

Née avec la lutte contre le sida, la réduction des risques (RDR) s’est peu à peu institutionnalisée.

→ En 2004, elle a été reconnue par la loi de santé publique, puis, en 2005, son action a été encadrée par un référentiel national(1), et un décret(2) a permis la création des centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques des usagers de drogues (Caarud), au sein du dispositif médico-social. Ce texte a notamment transformé en Caarud les « boutiques » et lieux d’échanges de seringues sans accueil.

→ La RDR est devenue, en 2007, une mission obligatoire des centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa).

→ Les missions des Caarud sont définies par l’article R. 3121-33-1 du code de la santé publique.

1- Décret du 14 avril 2005.

2- Décret n° 2005-1606 du 19 décembre 2005 (JO du 22/12/2005).

FORMATION

ENRICHIR SA PRATIQUE

→ Pour exercer en Caarud, suivre un DU en addictologie peut se révéler intéressant. Il existe aussi des formations courtes, ciblées, utiles à suivre, à l’image de celles dispensées par la Fédération addiction ou l’Association française de réduction des risques (AFR) sur les nouveaux produits de synthèse ou l’éducation aux risques liés à l’injection.

→ Par ailleurs, afin d’améliorer leurs pratiques, des infirmières de huit Caarud du Nord-Pas-de-Calais viennent de se regrouper en collectif. « Cela nous permettra de retravailler nos protocoles internes et d’en bâtir un validé pour tout le collectif, que ce soit sur les abcès, les brûlures, le dépistage… », explique Farida Lefebvre, infirmière au Caarud L’instant à Boulogne-sur-Mer. D’ores et déjà, un protocole sur le prélèvement coopératif a été validé par chaque institution.

→ Le collectif envisage aussi de se pencher sur un outil de réduction des risques alcool et d’intervenir en Ifsi. « Le monde infirmier méconnaît totalement la spécificité de notre travail », déplore Farida Lefebvre. Autre intérêt du dispositif : améliorer la formation des infirmières. Une remise à niveau sur les hépatites a ainsi déjà été organisée. Le collectif offre enfin un espace où évoquer les difficultés propres à leur exercice et où trouver des solutions.

www.federationaddiction.fr

http://a-f-r.org ide_collectif_rdr_5962@yahoogroupes.fr