MARTINE RUSZNIEWSKI PSYCHOLOGUE ET PSYCHANALYSTE
FORMATION
PRISE EN CHARGE
À l’Institut Curie, à Paris, Martine Ruszniewski anime des groupes de parole destinés aux soignants. Médecins, infirmières et aides-soignantes en cancérologie sont invités à partager leurs expériences et émotions. Une démarche vertueuse et thérapeutique.
L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Pourquoi des groupes de parole pour les soignants ?
MARTINE RUSZNIEWSKI : Ils sont essentiels. J’ai énormément travaillé, dans tous les services hospitaliers où je suis passée, pour mettre en place ces groupes de parole. Un groupe de parole, ce n’est pas un groupe de supervision, mais un moment pour le soignant, entre soignants, avec un psychologue. C’est l’un des seuls espaces où ils peuvent parler des difficultés qu’ils rencontrent dans le cadre de leur travail sur un plan subjectif et voir que d’autres font face aux mêmes difficultés. Le soignant y apprend, presqu’à son insu, quelque chose d’essentiel : comment être entendu comme sujet à part entière, sans être jugé. C’est thérapeutique !
Dans ces groupes, il n’y a pas de bonne ou de mauvaise personne, de bonne ou de mauvaise pensée. Chacun s’exprime comme il l’entend.
L’I. M. : Permettre aux soignants d’exprimer leur souffrance, est-ce aussi soigner les malades ?
M. R. : Oui, c’est tout à fait cela. En expérimentant le groupe de parole, le soignant se rend compte des vertus bénéfiques de la parole. Et comme il se sent mieux parce qu’il a pu être entendu quand il était en difficulté, il a plus d’espace psychique pour entendre l’autre. Ainsi, en prenant soin du soignant, le psychologue lui permet d’être plus à l’écoute du malade et de sa famille.
L’I. M. : Pourquoi les groupes de parole sont-ils particulièrement importants en cancérologie ?
M. R. : La cancérologie est une spécialité à part, parce que le cancer est une maladie à part. Quand les malades sont hospitalisés pour un problème orthopédique ou digestif, ils attendent d’être pris en charge par de bons « techniciens de la médecine », compétents et efficaces. Si ces derniers sont attentionnés et gentils, tant mieux ! Mais je dirais que ce n’est pas l’essentiel. En cancérologie, la prise en charge dans sa globalité est essentielle. Le travail dans les services peut être particulièrement éprouvant. Par exemple, annoncer un cancer, c’est quelque chose d’angoissant pour le personnel médical. Pour les infirmières, être dans le corps à corps ou administrer les chimiothérapies, est aussi très difficile, d’une autre façon. Dans les services de cancérologie, il y a des moments de souffrance aigüe. Les familles des malades peuvent se montrer agressives ou régressives. En cas de rechute, par exemple, elles ont parfois tendance à « confondre le facteur et la lettre » et considérer les soignants comme les « mauvais objets » qui n’ont pas réussi à faire leur travail. Ce sont les médecins, les infirmières et les aides-soignantes qui sont les premiers dépositaires de cette souffrance et de cette violence éventuelle. Et il n’y a qu’entre eux qu’ils peuvent échanger à propos de tout cela.
L’I. M. : Et quand il s’agit d’oncopédiatrie, il y a encore des difficultés supplémentaires…
M. R. : C’est déjà difficile d’avoir un cancer, mais quand il s’agit d’un enfant, c’est insupportable. En pédiatrie, un triangle se crée entre les soignants, les parents et l’enfant. Dans les services, les parents sont toujours présents auprès de leur enfant et sollicitent en permanence les soignants, ce qui met ces derniers en état d’hypervigilance constante. C’est épuisant. Et si les soignants ont eux-mêmes des enfants, il y a un phénomène d’identification, douloureux, qui peut se mettre en place.
L’I. M. : Parler de ses difficultés avec ses collègues pendant le travail, n’est-ce pas suffisant ?
M. R. : Parler avec ses collègues, c’est déjà très bien ! Et si les soignants parviennent à se parler pendant le groupe de parole, c’est aussi parce qu’ils réussissent à le faire en dehors. Mais ce n’est pas toujours possible de prendre le temps de discuter. Le travail dans le service, c’est souvent un véritable « tourbillon » ! Avec le manque de personnel soignant et la surcharge de travail qui en découle, si les infirmières parviennent à passer suffisamment de temps avec les familles, c’est déjà formidable… Parler de ce qui s’est passé dans le service, de leurs émotions, c’est un luxe qu’elles ne peuvent pas se permettre. D’où l’intérêt du groupe de parole. De plus, la présence du psychologue est fondamentale. Comme il n’est pas directement confronté aux situations cliniques, il peut entendre la subjectivité de chacun et sait éviter que le soignant se sente jugé lorsqu’il exprime une difficulté. Après un groupe de parole, tout le monde doit repartir la tête haute.
L’I. M. : Concrètement, comment se déroule un groupe de parole ?
M. R. : Il a lieu en petit comité, au maximum une petite dizaine de personnes. La fréquence des rendez-vous est le plus souvent mensuelle et les séances durent de une à deux heures. Un calendrier est préétabli sur l’année et je préviens les soignants que s’ils ne respectent pas ce planning, je risque de me désinvestir. Il en va de la responsabilité de chacun de faire vivre le groupe. Il est ouvert à tous, bien sûr, mais il est surtout ahiérarchique : médecins, infirmières et aides-soignantes peuvent s’y retrouver ensemble. Il y a primauté du sujet sur la fonction, c’est très important. Un bon groupe de parole, c’est quand les médecins et les infirmiers échangent ensemble. J’essaie d’instaurer un climat de confiance, de faciliter et d’encourager la prise de parole. Je lance toujours la séance en demandant « Qui ne veut pas repartir sans parler de quelque chose » Je vois bien dans le regard des uns et des autres s’il y a des besoins ou des attentes particulières, si quelqu’un aimerait dire quelque chose, mais qu’il n’ose pas ou n’en a pas le courage… Je veux qu’il ait la possibilité de le faire.
L’I. M. : La confidentialité est-elle de mise ?
M. R. : Absolument. Les informations circulent pendant la séance, mais sous le sceau de la confidentialité absolue, comme dans n’importe quel cabinet de psychologue. Je le rappelle systématiquement à chaque nouvel arrivant.
Un soignant s’exprime à la première personne, parle de son ressenti. Il est primordial qu’il soit en confiance, qu’il ait la certitude que personne n’ira colporter à l’extérieur ce qu’il a dit ou de quelle manière il s’est comporté. Le contraire serait insupportable. Il n’y a d’ailleurs aucun compte-rendu rédigé à l’issu des séances. Les participants sont responsables de leur groupe de parole.
Contrevenir à cette règle de la confidentialité, c’est prendre le risque de transformer quelque chose de positif et vertueux en quelque chose d’extrêmement délétère et toxique.
L’I. M. : Quels sont les thèmes les plus fréquemment abordés ?
M. R. : C’est la souffrance générée par le deuil et le désespoir des familles dont les soignants ont le plus besoin de parler. L’agressivité de certains malades ou de leurs familles prend aussi de la place. Le phénomène d’identification peut aussi être la cause d’un mal-être. Quelquefois, il peut s’agir de conflits entre soignants, mais c’est de plus en plus rare.
L’I. M. : Vous arrive-t-il de voir individuellement des soignants ?
M. R. : Oui, cela peut m’arriver. S’ils le souhaitent, c’est possible. Surtout quand ils ne participent pas au groupe de parole. Tout le monde ne se sent pas capable de venir. Parfois, pour certains, c’est trop difficile de se livrer devant les autres, notamment quand eux-mêmes traversent des moments difficiles…