Spécialités, mode d’exercice, relation aux patients… Les stéréotypes abondent dans la profession. Mais comment évoluent-ils ? Et que révèlent-ils de l’image que se font les infirmières de leur métier ?
Quand on demande à Emmanuelle Mulot où elle travaille, elle précise toujours, avec malice et un esprit revendicatif, que l’Ehpad, c’est un choix qu’elle a fait. Un choix qu’elle a même mûri avant d’entamer sa formation en Ifsi : « On dit du travail en Ehpad que ça ne bouge pas, qu’il n’y a pas de soins techniques, pas d’urgences. On me dit : “Ce n’est pas terrible” ou “Tu n’es là que pour les regarder mourir”. Je peux tenir la main à certains patients, effectivement. Mais je suis là avant tout pour les accompagner, trouver des solutions au quotidien pour les maintenir le plus possible dans leur autonomie. » Si les clichés collant au mode d’exercice qu’elle a choisi l’agacent ou l’amusent, l’IDE a également sa vision subjective d’autres spécialités?: « J’ai effectué un stage en psychiatrie dans un centre d’accueil thérapeutique à temps partiel. Venaient les gens qui avaient envie de venir, il n’y avait aucune obligation de présence. Bien souvent, on se retrouvait à trois infirmières pour deux patients. J’ai fait de la randonnée, du karaoké, de la pétanque. Je pense que cet aspect récréatif apportait énormément de choses aux patients. Mais moi, je ne m’y suis pas du tout retrouvée. Pour l’aspect thérapeutique d’une animation, cuisine ou karaoké, les aides-soignantes ont tout à fait leur place. »
Ayant opté pour un métier tourné vers l’autre, ou « au service de l’autre » – un terme qui revient souvent dans la bouche des professionnelles du soin –, l’infirmière suspectée de ne pas être utile est entachée d’une faute qui pourrait presque s’apparenter au péché originel… Le secteur de la santé mentale est particulièrement visé par ce type de jugement. Premier cliché touchant cette spécialité, les infirmières sont des hommes, et plutôt musclés. Ensuite, ce sont des professionnels qui passent leur temps à prendre des cafés et fumer des cigarettes. « C’est vrai qu’il n’y a jamais de fumée sans feu, s’amuse Arnaud Gautier, cadre de santé qui travaille en psychiatrie depuis une quinzaine d’années. Le rapport au temps en psychiatrie est extrêmement différent comparé aux services de soins plus classiques, plus somatiques. Nous sommes dans des soins au long cours. Ce qui est intéressant en psychiatrie, c’est la communication avec l’équipe soignante. Et cette communication ne se fait pas dans un temps court. On fait plus de réunions, on a beaucoup plus de temps informels, qui se font parfois, en effet, autour d’un café… » Mais le cliché peut être retourné et devenir source de fierté, ?d’appartenance à une spécialité qui a ses propres codes, avec une approche et une conception du soin qui ne sont pas accessibles à n’importe qui, pourrait-on dire. À l’inverse, le stéréotype est plus difficile à endosser quand on se trouve dans un mode d’exercice à l’identité professionnelle peu marquée. Anne Kpakpo, qui travaille comme infirmière de nuit, se sent, elle, dépréciée : « Nous sommes vues par celles qui travaillent de jour comme celles qui ne sont là que pour veiller et qui ne font pas le travail. Il y a un nombre important de personnes âgées dans notre service. La nuit, les patients sont agités ; ils sonnent beaucoup, surtout si la journée s’est mal passée. On passe une fois, ensuite, ça va mieux pour eux. Mais j’ai l’impression qu’on ne voit pas notre travail et qu’on ne fait pas partie de l’équipe entière. Nous ne sommes jamais conviées quand il y a une réunion. »
Le sentiment de relégation peut également être physique. En Ehpad et en psychiatrie, deux spécialités qui véhiculent déjà un nombre important de stéréotypes, Emmanuelle Mulot et Arnaud Gautier regrettent ainsi que leurs services soient, en plus, situés aux confins de l’enceinte hospitalière.
L’hôpital dispose encore d’une image symbolique très forte. C’est le lieu du soin par excellence, celui où se regroupent professionnels, patients, où se développe et se transmet le savoir. Parmi les professionnelles s’attirant le plus de préjugés peu valorisants, on peut citer l’infirmière scolaire. Son éloignement de l’institution hospitalière et son lien avec le secteur du social n’y sont pas étrangers. Outre la suspicion de chercher des horaires accommodants, la dimension sociale de son travail est suspectée. Claire de Malet a, elle, choisi de devenir infirmière scolaire après une première vie professionnelle « classique ». La question de son utilité ne se pose évidemment pas : « Je suis là à la fois pour offrir aux élèves les meilleures conditions possibles pour leur réussite scolaire. J’interviens auprès des familles, par exemple en leur rappelant que la vue de leur enfant doit être contrôlée, et leur apporte une forme d’étayage, en insistant pour qu’ils prennent un rendez-vous médical. »
Si le cliché est une manière de revendiquer une culture propre à sa spécialité, celui que l’on attribue aux autres est aussi une manière d’affirmer que l’on est bien à sa place. « Ma meilleure amie, infirmière aux urgences, et moi nous disons régulièrement que nous ne pourrions pas travailler là où se trouve l’autre, avance Emmanuelle Mulot. Elle préfère prendre en charge des patients qui sont de passage et ne pas risquer de s’attacher à eux. De mon côté, je ne parviendrais pas à gérer le stress régnant dans ce type de services. »
Le cliché est également le moyen d’exprimer une peur. Celle que peut susciter un patient en état de souffrance psychique, dont on a du mal à saisir les mécanismes internes, par exemple. La gériatrie souffre de la même image de repoussoir que celle dont souffrent les personnes âgées, dans une société très marquée par le jeunisme. « Quand je vois des stagiaires se préparer à entrer dans la chambre d’un résident en enfilant des gants, je les arrête tout de suite, en leur rappelant que la vieillesse n’est pas contagieuse », s’emporte l’IDE travaillant en Ehpad.
À l’inverse de ces clichés négatifs, les soignants spécialisés s’approprient une affinité particulière avec leur public. « J’aime passer du temps avec des gens qui vous racontent ce qu’ils ont fait durant leur vie. Les personnes âgées, pour moi, c’est la mémoire de la vie. Elles ont tellement de choses à m’apporter, à donner. Il suffit qu’on les écoute », s’enthousiasme Emmanuelle Mulot. Dans son infirmerie, Claire de Malet accueille des élèves dont beaucoup viennent d’une autre culture, avec une part importante de primo-arrivants : « Dans mon secteur, il faut avoir envie de la rencontre, de faire l’effort de s’ouvrir à des comportements, des valeurs qui ne sont pas conforme à ce à quoi l’on s’attendrait. » Une partie de son travail auprès des élèves vise à les préparer à leur vie d’adulte. « Ils font souvent le grand écart, aspirant à une vie proche de celle des jeunes qui les entourent, sans vouloir pour autant trahir leurs racines. »
De son côté, Arnaud Gautier s’amuse de la perméabilité qu’il peut y avoir entre les soignants en psychiatrie et leurs patients : « Il est vrai que nous avons beaucoup d’activités non programmables. À la fin de la journée, on se dit que l’on n’a pas fait grand chose, et malgré cela se sentir extrêmement fatigué. On peut se demander si l’apragmatisme des patients psychotiques ne se transmet pas… » Un effet miroir troublant qui peut aussi venir du fait que pour soigner quelqu’un, il arrive que l’on s’identifie à lui.
La question financière peut également diviser et nourrir un certain nombre d’images peu flatteuses. L’hôpital serait un rempart contre les puissances mauvaises de l’argent. Une vision qui évolue, mais qui reste marquée par l’histoire de la profession infirmière et de la médecine. Qu’il se réclame de la charité ou de l’altruisme, le soin doit se maintenir éloigné de l’argent s’il veut conserver la pureté qui le caractérise. Dominique Boquet, infirmière depuis une trentaine d’années, se méfie de ce qu’implique la notion de vocation, qui reste très ancrée dans la profession : « C’est sûr qu’il faut aimer la relation avec les patients, mais la vocation, je ne sais pas trop ce que cela veut dire. On aime le métier ou on ne l’aime pas. On n’est pas des bonnes sœurs non plus. » Pour Marie-Christine Moret, formatrice en Isfi, « on évoque à présent cette notion de vocation plus comme une donnée historique qu’autre chose ». Mais les mentalités évoluent lentement. Anne Kpakpo a, elle, le sentiment de subir les effets d’une image, encore très vivace dans les services : « Le côté sainte laïque de l’infirmière, on le retrouve toujours. Actuellement, on manque de personnel. Certaines nuits, je ne m’arrête pas pendant mes dix heures, je ne prends pas mes vingt minutes de pause. Cela me fait penser au bénévolat : l’infirmière qui est au service de l’autre et qui n’a rien à dire… »
Il n’empêche que l’hôpital public et la santé pour tous restent des valeurs fédératrices. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les infirmières qui quittent le public, parfois avec déchirement, font souvent état d’un acte fondateur qui les a séparées de l’hôpital. Il peut s’agir d’un patient ou d’un proche qui est allé trop loin, ou d’un dysfonctionnement majeur. Et le soupçon d’être intéressé par l’argent plane toujours sur les libérales. Emmanuelle Mulot résume assez bien la noblesse accordée par les soignants au service public?: « L’hôpital est peut-être le meilleur endroit où exercer, car l’accès à la santé doit être le même pour tous. En unité privée, on est soigné en fonction de son portefeuille ». C’est l’une des fonctions des clichés, souvent binaires : si le public est noble, le privé est suspect. Et réciproquement. Depuis qu’elle effectue des vacations dans une clinique, Dominique Boquet a changé d’avis à cet égard : « J’avais quelques craintes et j’ai été étonnée. Il y a une bonne ambiance et ils ne poussent pas les patients à faire des interventions si elles ne sont pas utiles. » Cécile Bordenave, cadre supérieure de santé, relativise la sacro-sainte notion de service public : « À l’hôpital public, on parle d’ « usager », mais je pense qu’on va de plus en plus le considérer comme un client. On va devoir développer des offres de soin ou de services pour qu’il choisisse l’hôpital. »
Avec l’évolution du sytème de santé, entre autres le renforcement des pôles, qui ne favorisent pas forcément les mobilités des infirmières, les clichés n’ont-ils pas de beaux jours devant eux ?