L'infirmière Magazine n° 372 du 01/06/2016

 

INTERVIEW : Marie-Christine Moret formatrice à l’Ifsi d’Avignon

DOSSIER

Marie-Christine Moret a réalisé un mémoire de master 2 en sciences de l’éducation sur la construction de l’identité infirmière, en juillet 2012. Passant par six étapes, celle-ci se cristallise de plus en plus précocement.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Sur quelles bases théoriques vous êtes-vous appuyée ?

MARIE-CHRISTINE MORET : Dans les années 60, le sociologue américain Fred Davis a réalisé une étude auprès de cinq promotions successives d’infirmières. Il a pu démontrer que la construction de l’identité infirmière passait par six étapes. Soixante ans plus tard, il y a un rapport très net avec les réponses obtenues dans le questionnaire que j’ai fait remplir par 150 étudiants en Ifsi et 160 professionnels de tous âges.

L’I. M. : Quelles sont les premières étapes de cette construction ?

M.-C. M. : La première étape est celle de « l’innocence initiale ». C’est le règne sans partage des stéréotypes professionnels de l’infirmière dévouée, altruiste, disponible. Cela correspond aux représentations de l’étudiant qui rentre en Ifsi. Le deuxième stade, c’est la « conscience d’incongruité ». C’est un trouble qui survient au moment où l’on s’aperçoit de l’écart entre les stéréotypes et la réalité du monde du travail. Fred Davis parle de « choc de la réalité ». Cette crise survient parfoistrès vite après l’entrée en Ifsi.

L’I. M. : Comment sortir de ce premier choc ?

M.-C. M. : Avec la troisième étape, arrive le « déclic », l’intuition brutale qu’il faudra se conformer. Face à l’écart constaté entre ce qu’il se représentait et la réalité, l’étudiant essaie de deviner ce que l’on attend de lui. Fred Davis remarque qu’il arrive que certains étudiants n’y parviennent jamais. Ensuite vient la « simulation du rôle », ou « l’installation dans l’inauthentique ». L’étudiant accepte le gouffre qu’il y a entre les stéréotypes qui étaient les siens avant et la mise en œuvre du déclic. Le sociologue parle d’« aliénation de soi ». C’est une notion très forte, on n’est plus soi-même. Les étudiants connaissent cette évolution assez souvent autour de la deuxième année. Ils commencent à comprendre ce que l’on attend d’eux et que là, il y a peut-être un jeu à jouer, de l’inauthentique, effectivement.

L’I. M. : Comment se termine la construction identitaire ?

M.-C. M. : On arrive ensuite à « l’intériorisation anticipée ». L’étudiant commence à avoir une double personnalité. Il anticipe ce qui va se passer, sa carrière, il accepte cette dualité entre le « moi profane » et le « moi professionnel ». Dans le meilleur des cas, c’est souvent en troisième année que ça se passe. Dans leur tête, ils ont déjà compris, ils sont déjà infirmiers. Et finalement arrive « l’intériorisation stable », avec l’acquisition des réflexes professionnels, l’incorporation du rôle infirmier.

L’I. M. : Les étudiants rencontrent-ils des obstacles particuliers ?

M.-C. M. : Il y a des étudiants qui arrivent en troisième année et qui, d’un coup, ne veulent plus y aller. Ils commettent des sortes d’actes manqués: ils oublient de nous rendre un travail important, ils ne valident pas leur dernier stage, parce qu’en fait, ils ne sont pas prêts dans leur tête. On vit assez fréquemment ce genre de situations. Il faut être capable de déconstruire, de renoncer à un idéal de soi, celui de l’infirmière toujours bonne, toujours disponible. Ce n’est pas ça la réalité du travail. Au début, les étudiants nous renvoient des images très négatives des professionnels. Puis, peu à peu, la dureté s’estompe, ils commencent à comprendre, à voir que cela n’est pas si facile. Le terme aliénation de soi est un peu fort, mais il y a en tous cas un renoncement qui s’opère à un moment ou à un autre.

L’I. M. : Avez-vous observé une différence, dans ce processus, en fonction des générations ?

M.-C. M. : En fin de 3e année, 40 % des étudiants interrogés se « sentaient » déjà infirmiers, quand 2 % seulement des professionnels se souvenaient avoir eu ce sentiment avant l’obtention de leur diplôme. 68 % d’entre eux déclarent s’être senti infirmiers les premiers jours ou premiers mois de leur activité.

L’I. M. : Il y a donc une accélération de ce processus ?

M.-C. M. : On peut imaginer une explication avec la nouvelle réforme de la formation de 2009, mais cela restera à prouver. Il est possible que parce que les stages sont plus longs, les étudiants se sentent infirmiers plus tôt. L’intériorisation stable du rôle infirmier est peut-être favorisée par des contacts réguliers avec les professionnels. Il y a une conformisation, plus facile à observer avec des stages longs.