L'infirmière Magazine n° 373 du 01/07/2016

 

SANTÉ

DOSSIER

SANDRA MIGNOT  

Et si l’on cessait de soigner les femmes comme les hommes ? Si elle améliore l’accès au diagnostic et aux soins, l’approche genrée de la santé se développe pourtant lentement en France.

C’est par le biais de la douleur que je me suis intéressée à la problématique genrée de la santé, explique Carole Séréni, neurologue. Je voyais qu’on recevait plus de femmes souffrant de migraines ou de douleurs chroniques, qu’elles étaient davantage victimes de dépression et je me demandais comment améliorer le dépistage, le diagnostic et la prise en charge. Depuis, je n’ai jamais cessé de me poser la question. » C’est au début des années 2000(1) que la responsable de l’unité neurologie de l’hôpital Paris-Saint-Joseph s’est emparée de la question. À l’époque, la réflexion n’en était qu’à ses débuts. Depuis, la recherche s’est développée, mais le champ demeure vaste à explorer. « On est en train de démêler ce qui est génétique de ce qui est social ou environnemental, résume Carole Séréni. D’un côté, on étudie mieux l’influence des hormones, mais de l’autre, il faut prendre en compte le fait que les femmes sont de plus en plus actives, qu’elles sont exposées à des environnements, des habitudes de vie et de consommation qu’elles ne connaissaient pas 50 ans plus tôt. »

Car le genre va bien au-delà du sexe biologique. Alors qu’il « suffit » de se plonger dans les statistiques d’un système de santé pour y distinguer les affections qui concerneraient davantage les hommes que les femmes (et inversement), celles qui sont dues à leur biologie respective, l’analyse par le genre propose, elle, d’observer l’impact des rôles sociaux occupés par chacun, les tâches précises affectées par la société, les comportements régis par les normes et valeurs d’une communauté selon que l’on soit homme ou femme, afin de développer une prévention et une prise en charge adaptées. « Par exemple, poursuit Carole Séréni, il semble que l’on propose moins souvent la réadaptation cardio-vasculaire aux femmes qu’aux hommes. Soit parce qu’on sous-estime la gravité de l’atteinte chez les femmes, ou bien parce que l’on suppose qu’elles sont moins actives et ont donc moins besoin de récupérer leurs capacités. »

Stop au sexisme

Les conséquences, elles, sont d’importance : une incapacité prolongée qui présente un coût pour le système de santé et la société, et une qualité de vie affectée… Au Canada, une recherche(2) réalisée pour le Comité de défense des femmes ne dit pas autre chose. Cherchant à démontrer l’intérêt d’une analyse comparative entre les sexes, ce travail s’est axé sur le délai d’attente pour la réalisation d’une chirurgie du genou ou de la hanche, en cas d’arthrose avancée et a passé en revue différentes publications scientifiques sur le sujet. Alors que les femmes étaient deux fois plus touchées par l’arthrose, qu’elles se montraient plus douloureuses et davantage invalidées par l’affection, elles étaient moins nombreuses à bénéficier de ladite chirurgie. L’enquête ne montrait pas de délai d’attente supérieur entre la prescription et la réalisation de l’intervention, et pour cause : c’était l’orientation vers le chirurgien qui était beaucoup plus tardive. Un premier facteur (biologique) fut mis en cause : les symptômes retenus par le système de santé pour orienter vers la pose d’une prothèse, étaient ceux révélés par la radiographie. Or, ces signes radiologiques étaient moins présents chez les femmes que chez les hommes.

Mais l’analyse comparée va plus loin, en suggérant que les femmes formulaient moins clairement la demande d’une chirurgie à leur médecin traitant. Surtout, elle met en cause les cliniciens. Certains estimaient ainsi que les femmes supportent mieux la douleur, qu’elles présentent des mécanismes d’adaptation, voire que leurs symptômes seraient le signe d’une hyperanxiété ou une hyperréaction émotionnelle… « Nous devons arrêter d’être bêtement sexiste en supposant qu’une femme est plus ou moins sensible à la douleur, observe Carole Séréni. Quand on ne sait pas, on a trop tendance à développer des explications simplistes. Il faut dépasser un certain dédain et essayer de comprendre en écoutant le patient. »

Les hommes, victimes aussi

Les femmes ne sont pas seules à pâtir de l’absence d’analyse genrée dans la santé. Les hommes présentent aussi des spécificités qui peuvent rester ignorées. « On s’inquiète beaucoup de la fertilité des femmes après divers types de traitements médicamenteux, mais quid de celle des hommes ? », interroge par exemple Carole Séréni. L’ostéoporose est une autre pathologie dont le diagnostic et le traitement ont longtemps été ignorés pour les hommes. Puisqu’ils ne sont pas exposés aux conséquences hormonales délétères de la ménopause et que leur masse osseuse diminue plus faiblement, ils n’ont que rarement été inclus dans les essais cliniques et la recherche sur cette affection. 15 % des hommes de plus de 50 ans en seraient pourtant atteints de nos jours. Or, plus souvent consécutive à une maladie (diabète, alcoolisme, carence hormonale…) ou à la prise d’un traitement, l’ostéoporose ne se traite pas de la même façon chez un homme ou chez une femme.

Pour rééquilibrer les situations, certains pays ont agi à travers leur législation. Depuis 2007, en Belgique par exemple, toutes les formes de dépenses et de recettes publiques ainsi que l’inventaire de leurs conséquences directes et indirectes sur la situation respective des femmes et des hommes, doivent être analysées sous l’angle du genre. Aux États-Unis, le NIH (National Institute of Health) est contraint par la réglementation d’inclure les femmes dans ses projets de recherche. Ces derniers doivent en outre être conçus et menés pour permettre d’analyser si les variables mesurées dans l’essai clinique affectaient spécifiquement – ou pas – les femmes. En France, une timide circulaire de 2013 pose le principe de l’examen systématique de l’impact en termes d’égalité lors de l’élaboration de certains textes normatifs…

Mieux former les soignants

Pour Carole Séréni, de nombreuses initiatives peuvent également être prises par les professionnels de santé. La première passe par l’enseignement de ces différences hommes/femmes dans les cursus de formation initiale. « Même si beaucoup de congrès médicaux développent désormais des sessions spécifiques – VIH et santé des femmes, infarctus au féminin, etc. –, je pense que la formation des professionnels de santé n’est pas suffisante. »

Par ailleurs, l’attitude du soignant doit être personnalisée au maximum en fonction de l’âge, de l’origine, du sexe, des aspects génétiques du patient, voire de sa culture. « En ce moment, le secteur du soin est perturbé par les habitudes culturelles et/ou religieuses de certaines populations pour lesquelles il est difficile d’être soigné par l’autre sexe. Il faut en parler et respecter cela pour mieux soigner. » Dans certains secteurs du soin, la spécialiste n’est pas opposée à la constitution de centres ou d’unités spécialisés. « Il ne s’agit pas de faire une médecine pour les hommes, et une autre pour les femmes, nuance-t-elle. Mais ce ne serait pas absurde d’imaginer des centres spécialisés douleur pour chaque genre, et des prises en charge thérapeutiques différentes puisque l’on sait qu’hommes et femmes ne réagissent pas de la même manière aux analgésiques. »

À l’intention des IDE, la neurologue souligne l’importance de savoir que les seuils de douleur peuvent être différents chez l’homme et la femme. « Ce qui ne signifie pas que l’un a plus ou moins mal que l’autre, mais que la douleur sera vécue différemment, comme un facteur plus perturbant », explique-t-elle. Enfin, en termes de recherche, il reste encore énormément à faire, notamment quant au rôle des hormones dans la douleur ou la cognition. « Je ne suis pas sure qu’on se soit déjà penché sur la spécificité du Meopa(3), s’interroge ainsi Carole Séréni. Peut-on démontrer qu’il fonctionne de la même façon pour la femme que pour l’homme ? »

1- Carole Séréni est l’auteure, avec son mari, d’On ne soigne pas les femmes comme les hommes, paru en 2002 aux Éditions Odile Jacob.

2- « Analyse comparative entre les sexes et temps d’attente : nouvelles questions, nouvelles connaissances », Beth E. Jackson, Ann Pederson, Madeline Boscoe, avril 2006.

3- Mélange équimolaire d’oxygène et de protoxyde d’azote.

SOINS DE SUPPORT

Davantage pour les femmes

En oncologie, une étude a montré que les femmes avaient davantage recours aux soins de supports (séance de psycho-oncologie et consultations d’une infirmière clinicienne) que les hommes : que ce soit par le nombre de rendez-vous ou la durée des séances. « Des conceptions associées à la virilité et à une identité collective sont employées par les hommes pour expliquer leurs choix et besoins », expliquent les auteurs de l’enquête. Leur plus faible participation peut être expliquée par la moindre appréciation ou évaluation de leur état de détresse et leur tendance à moins formuler des demandes d’aide… Mais aussi par la spécificité des soins proposés par l’infirmière clinicienne (dont l’intervention est particulièrement négligée par les patients masculins parmi lesquels seulement 3 % y recourent) qui reposent sur une approche incluant le toucher et le massage, c’est-à-dire une mise à contribution du corps éloignée des modèles de la masculinité.

« Rôle de l’identité sexuée et de l’influence de genre pour l’analyse de l’expérience des soins de support en oncologie », E. Dudoit, L. Dany, S. Blois, C. Cuvello, Psycho-oncologie, 2007, 1:265-275.

ESSAIS CLINIQUES

Les femmes, grandes absentes

En dehors de la recherche fondamentale, les femmes restent sous représentées dans les essais cliniques. Une étude nord-américaine de 2006 montre ainsi que dans l’analyse de la littérature scientifique en ligne, seuls 24 % des participants à des essais médicamenteux étaient de sexe féminin et que 87 % des publications scrutées ne distinguaient pas les résultats par sexe(1). Cette carence est expliquée, soit parce que les pathologies étudiées sont encore trop souvent considérées comme des affections typiquement masculines (maladies cardiovasculaires, cancers du poumon ou autisme, par exemple), soit parce quel’on estime que les variations hormonales féminines compliquent par trop l’analyse des données produites au cours des essais, soit encore parce que la protocolisation desdits essais n’est pas adaptée aux femmes : manque d’information éclairée préalable, organisation trop contraignante pour des mères de famille, exigence de l’usage d’une double contraception non hormonale, etc. Conséquence : la posologie de nombreux traitements n’est pas adaptée à la physiologie des femmes. Selon Peggy Sastre(2), entre 1997 et 2001, 8 médicaments sur ordonnance sur les 10 retirés du marché américain l’ont été à cause d’effets secondaires bien plus nombreux et dangereux chez les femmes - et dont une bonne partie aurait pu être évitée si davantage de femmes avaient été incluses dans leurs études cliniques.

1- Geller S.E. et al., « Adherence to Federal Guidelines for Reporting of Sex and Race/Ethnicity in Clinical Trials », Journal of Women’s Health, 2006, 15 (10): 1123-1131.

2- Le sexe des maladies, Éditions Favre, 2014.