Jusqu’au 10 juillet, les hôpitaux de dix grandes villes vivent au rythme du championnat d’Europe de football et doivent faire face à l’afflux de supporters remuants. Mais ils se sont aussi préparés au pire. De Marseille à Lille, les leçons des attentats de 2015 ont été apprises.
Préparation, humilité, enthousiasme, inquiétude : à la veille de l’Euro, les responsables des services d’urgences et de secours de cinq villes hôtes de la compétition étaient partagés entre ces sentiments contradictoires. « Un événement grave est forcément imprévisible, impossible à dimensionner. Mais nous sommes allés aussi loin que possible dans notre préparation », assure Patrick Goldstein, chef du pôle urgences du CHRU de Lille. « Médecins, infirmières, sapeurs-pompiers : tout le monde est motivé, passionné », témoigne de son côté le colonel Dies, directeur du Service départemental d’incendie et de secours (SDIS) de la Loire (42).
Il faut mesurer l’ampleur de l’événement : du 10 juin au 10 juillet, 24 équipes nationales sont attendues sur le territoire, 51 matchs seront joués et réuniront 2,5 millions de supporters dans les stades, jusqu’à 8 millions dans les rues, les bars et les fans zones. Le dispositif de sécurité mobilisé est impressionnant : pas moins de 40 000 policiers, 30 000 gendarmes, 10 000 militaires, 2 500 sapeurs-pompiers… Le ministère de l’Intérieur, lui, identifie deux principales menaces : le hooliganisme et le terrorisme. Les hôpitaux ont été étroitement associés à cette préparation, à travers des dizaines d’exercices d’entraînement et de simulation d’attentats, conduits au cours du printemps : fusillade, attaque chimique, prise d’otages…
Chaque jour de match, le dispositif est le même : un poste de commandement opérationnel (PCO) est constitué. S’y coordonnent l’ensemble des services, sous la responsabilité du préfet de la région. Sont présents un médecin hospitalier et un assistant de régulation médicale, ainsi qu’un membre du commandement pompier. Au stade, une équipe Smur et une ambulance se tiennent prêtes. Dans les fans zones, les premiers secours sont assurés par les organisateurs, en l’occurrence l’UEFA (Union européenne des associations de football), mais un médecin et un assistant de régulation médicale sont également présents au sein d’un autre PCO monté à proximité.
La région parisienne est bien sûr la mieux préparée, en raison de sa densité hospitalière et de l’expérience chèrement acquise l’an dernier au moment des attentats. Mais la région des Hauts-de-France est, elle aussi, aguerrie : mobilisé lors de l’attaque du Thalys en août 2015, le CHRU de Lille s’appuie sur un important maillage d’hôpitaux. À Bordeaux, et plus largement en Gironde, la densité hospitalière est plus faible, mais le CHRU peut compter « sur l’hôpital militaire Robert-Picqué, clairement intégré à notre réflexion. Nous avons aussi sensibilisé les trois établissements privés de l’agglomération qui disposent de services d’urgences, et éventuellement tous les établissements de la région pour y transférer des patients », explique Éric Tentillier, chef du service Samu/Smur du CHRU de Bordeaux. En région Auvergne-Rhône-Alpes, les Hospices civils de Lyon et le CHU de Saint-Étienne sont en première ligne, mais seront soutenus par l’hôpital militaire Desgenettes de Lyon, et si nécessaire par les hôpitaux de Grenoble et de Clermont-Ferrand.
En fonction des régions, les sapeurs-pompiers sont diversement impliqués dans le dispositif de secours. À Bordeaux, « la mobilisation de nos moyens médicaux et infirmiers est une prérogative du Samu », expose le lieutenant-colonel Esselin, du SDIS de la Gironde. À Saint-Étienne, au contraire, le Service de santé et de secours médical (SSSM) des pompiers est sur le pont : « Pour soulager la police et les urgences, nous organisons un “centre tiède” dédié au dégrisement et aux premiers secours. Un médecin pompier, deux infirmières et six secouristes sont mobilisés chaque soir de match », détaille le colonel Dies.
Dans tous ces hôpitaux, dans toutes les casernes de pompiers, les procédures de l’aide médicale d’urgence ont largement été revues. « Les attentats de 2015 nous ont obligés à reconsidérer les choses », observe l’urgentiste lillois Patrick Goldstein. Jusqu’ici, les secours appliquaient la théorie du stay and play qui consiste à stabiliser le patient sur place, grâce à une intervention médicale, avant de le transférer ; une procédure qui n’était pas adaptée à la prise en charge d’un grand nombre de victimes par fusillade. Les secours français se sont donc formés à la procédure du damage control, avec les conseils des militaires : « La prise en charge initiale est écourtée, car le but n’est plus de sauver une victime, mais le plus grand nombre de victimes », explique Pierre-Yves Gueugniaud, chef de service des urgences de l’hôpital Édouard-Herriot (Lyon). Tous les véhicules de secours sont équipés de nouveaux kits de damage control qui comprennent des garrots tourniquets, des pansements compressifs, du matériel de perfusion, une couverture de survie. « Ce matériel doit être utilisé par la première personne au contact de la victime, souvent un secouriste, développe l’urgentiste lyonnais. Puis une infirmière peut intervenir pour installer une perfusion. Le rôle du médecin est d’évaluer l’état des victimes. Puis la régulation doit organiser leur orientation vers le bon hôpital le plus vite possible. » Les patients les plus graves doivent être au bloc dans l’heure.
L’hôpital a, lui aussi, repensé son organisation. « Nous ne nous posons plus la question du nombre de lits disponibles. Ce qui compte, c’est le nombre de blocs, de postes de déchoquage », complète Pierre-Yves Gueugniaud. Les jours de match, dans les hôpitaux mobilisés, de nombreux chirurgiens, anesthésistes-réanimateurs, infirmières de bloc opératoire et infirmières anesthésistes sont d’astreinte. Si le plan blanc est activé, les listings et les messages-type à envoyer au personnel sont prêts. À Lille, Patrick Goldstein assure pouvoir ouvrir si nécessaire « 10 blocs en 1 heure, 30 blocs au bout de 3 heures, et 40 blocs au bout de 6 heures ». L’Assistance publique-hôpitaux de Marseille (AP-HM) a même prévu des « points de ramassage du personnel à l’extérieur de la ville, pour les acheminer sous escorte policière à l’hôpital, et ainsi éviter les embouteillages », explique son directeur général adjoint, Jean-Michel Budet.
Mais un Euro de foot, c’est aussi du quotidien, en plus intense. « Nous devons faire face une croissance globale de la demande médicale, en raison de l’augmentation de la population dans nos villes, rappelle Éric Tentillier. Le nombre d’accidents va nécessairement augmenter, les problèmes liés à l’alcool et aux bagarres aussi. » Ainsi, le nombre de passages aux urgences pour consommation d’alcool a augmenté de 20 % durant la première semaine de compétition selon l’Agence nationale de santé publique, avec un record de 6,5 g signalé à Bordeaux ! Et durant le week-end du 11-12 juin, dans la cité phocéenne, les violents affrontements entre supporters anglais et russes ont engendré une cinquantaine de passages supplémentaires aux urgences.
Si la mobilisation des professionnels de santé est réelle, la fatigue se fait aussi sentir. Aux urgences de Bordeaux, « les personnels ont été fortement incités à reporter leurs vacances. Mais comment allons-nous gérer la suite de l’été ? », s’interroge Éric Tentillier. À l’AP-HM, Audrey Jolibois, secrétaire générale FO, souligne que « les services d’urgences ne sont renforcés que deux heures avant les matchs qui se déroulent à Marseille. Pourtant, la population va augmenter pendant toute la durée de l’Euro ».
À Versailles, dans les Yvelines, les urgences ont craqué avant même le lancement de la compétition : deux syndicats ont déposé un préavis de grève illimité à compter du 9 juin. « Nous sommes aujourd’hui à un point de saturation, explique Wilfrid Sammut, urgentiste et délégué du syndicat SNPHAR-E
1- Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes-réanimateurs élargi.