L'infirmière Magazine n° 375 du 01/10/2016

 

INTERVIEW : JEAN DAGRON MÉDECIN FONDATEUR DE LA PREMIÈRE UNITÉ D’ACCUEIL ET DE SOINS POUR SOURDS EN FRANCE, ET PRÉSIDENT DE L’ASSOCIATION SOURCES (SOURDS COOPÉRATION ÉCHANGES SANTÉ)

DOSSIER

Aurélie Vion  

Vingt-et-un ans après la création de la première unité d’accueil et de soins pour sourds en France, dont il fut l’un des initiateurs, Jean Dagron estime que l’avenir est aux réseaux de santé de proximité. Les besoins des sourds en matière de santé n’étant pas suffisamment couverts.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Dans quel contexte sont nées les unités de soins pour sourds ?

JEAN DAGRON : Dans les années 70-80, il y a eu ce que l’on a appelé le « réveil sourd », une sorte d’élan d’une minorité de sourds qui ont pris conscience qu’ils avaient une langue et luttaient pour que celle-ci soit reconnue. À cette époque, les sourds n’allaient pas voir le médecin, ni se faire soigner à cause du manque de confidentialité, car il fallait généralement passer par la famille. Médecin, je travaillais sur le VIH et comme je connais un peu la langue des signes française, j’ai commencé à réaliser des dépistages en LSF. Nous nous sommes rendu compte des immenses lacunes des sourds et avons créé la première consultation LSF à titre expérimental à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière. Nous attendions 100 à 200 patients, il y en a eu 2 000 en quelques années.

L’I. M. : Quels sont les principes que vous défendez ?

J. D. : Avec une quinzaine de professionnels au sein d’un laboratoire de l’École des hautes études en sciences sociales, nous avons réalisé entre 1995 et 1998 un travail sur l’accès aux soins des sourds dont une grande partie des conclusions a été reprise par le rapport Gillot(1). Et avons énoncé le principe fondamental que les sourds avaient le droit d’être soignés dans leur langue. Toute leur vie, les sourds font des efforts pour s’adapter. Lorsqu’ils sont malades, les choses doivent être inversées, l’effort linguistique devant être du côté des soignants. Au sein des unités que nous avons créées, il nous a semblé nécessaire que l’équipe soignante possède un bon niveau de LSF et qu’il y ait au moins un professionnel sourd car cela contraint les entendants à pratiquer la LSF, qui devient alors la langue de travail.

L’I. M. : Les unités ont été développées en milieu hospitalier. Pensez-vous qu’elles devraient évoluer ?

J. D. : La création de ces unités a constitué la réponse politique à une question de sécurité sanitaire, celle de l’épidémie du sida, ce qui explique le contexte hospitalier. Mais il est vrai que les unités font beaucoup de médecine générale. Vingt-et-un ans après, il faudrait, je pense, se rapprocher du système général de droit commun en développant des soins de proximité avec davantage de professionnels signeurs. Les sourds ne devraient plus aller à l’hôpital pour un simple vaccin. Il y a, ça et là, des professionnels de santé qui s’engagent dans cette voie, mais cela se fait de manière spontanée et non organisée. Il y a actuellement une trentaine de médecins qui signent correctement en France. Il en faudrait 100 à 150 pour couvrir les besoins. Et je dirais qu’il faudrait autant d’infirmières. C’est une denrée rare et recherchée.

L’I. M. : Vous développez des partenariats à l’étranger…

J. D. : Oui, j’ai commencé en 2009 à nouer des partenariats, le plus souvent avec des universités, des associations de sourds ou encore avec Handicap international. Nous sommes allés au Cameroun, en Uruguay, en Argentine, au Chili ou encore en Tunisie pour dispenser des formations et aider à la création d’unités de soins pour sourds. Notre objectif, au sein de l’association Sources, est de montrer que l’accès aux soins dans la langue des sourds est possible. Nous travaillons sur l’iconicité de la langue des signes, c’est-à-dire que nous expliquons la place des organes, leurs mécanismes, les pathologies ou les médicaments avec des gestes et des images. Dernièrement, je suis intervenu devant une centaine de Camerounais sourds illettrés. Grâce à l’iconicité, ils ont compris la respiration, le transport de l’oxygène ou encore le diabète. C’est un langage universel qui peut s’adresser au plus grand nombre, aux personnes illettrées, mais aussi à tous les sourds quelle que soit la langue des signes qu’ils pratiquent (NDLR : il existe plus d’une centaine de langues des signes parlées dans le monde). En octobre, je participe à un atelier « Dire la santé » avec des sourds de huit pays différents à l’université d’Aix-Marseille. Les productions seront filmées et mises en ligne sur Internet. Ce sera une première.

1- En juin 1998, la députée Dominique Gillot remettait au Premier ministre le rapport intitulé « Le droit des sourds : 115 propositions ».