L'infirmière Magazine n° 375 du 01/10/2016

 

SURDITÉ

DOSSIER

Aurélie Vion  

Avoir recours à l’écrit, bien articuler, faire appel à un membre de la famille comme interprète… Ces réflexes, que l’on adopte souvent face à un patient sourd, sont pourtant à proscrire. Une habitude dont l’hôpital commence tout doucement à se défaire.

La surdité, quand on n’y a pas vraiment réfléchi, on croit toujours que l’on peut se débrouiller seul face au patient. Or, c’est un handicap invisible et souvent méconnu. Et puis, il faut aller vite, les conditions de travail sont de plus en plus difficiles… » Isabelle Series, cadre de santé, s’est penchée sur la question voilà quinze ans. D’abord comme directrice d’une maison de retraite où travaillait une personne sourde, puis comme formatrice en institut de formation en soins infirmiers (Ifsi), et aujourd’hui au sein de l’unité d’accueil et de soins pour sourds (UASS) du CHU de Grenoble (38). « En 2003, au début de mes recherches, je ne trouvais aucun écrit sur le sujet. Ce qui m’a interpellée : comment se fait-il que les soignants ne s’y soient pas intéressés ? », se souvient-elle. Treize ans plus tard, Isabelle Series a appris la langue des signes française (LSF) et mis sur pied un module d’approfondissement de 70 heures à l’Ifsi de Grenoble. Aujourd’hui, elle anime des formations de quatre jours ouvertes à l’ensemble des professionnels du CHU de Grenoble et, depuis, peu, au personnel exerçant en Ehpad. « Mon objectif est de donner quelques clés pour prendre en charge correctement les patients sourds. Tout doucement, je parviens à “contaminer” deux ou trois personnes par service… », confie-t-elle.

Un mot sur trois en lecture labiale

Il faut dire que les a priori à l’égard des sourds sont nombreux. Premier écueil : croire que tous lisent parfaitement sur les lèvres, alors qu’en moyenne, un sourd comprend un mot sur trois en lecture labiale (1). Autre réflexe : demander à un membre de la famille de traduire la consultation en langue des signes : « Ce n’est pas aux enfants de traduire. D’autant que c’est contraire au secret professionnel, s’insurge Isabelle Series. Quand on s’occupe d’un patient étranger, on va bien chercher un interprète ! » Ou encore, griffonner quelques phrases sur du papier, alors que 80 % des sourds seraient non lecteurs, estime le Dr Jean Dagron(2). D’autant qu’à l’écrit, les contresens sont fréquents. « Sur une ordonnance, témoigne Benoît Mongourdin, médecin signeur à l’unité de Grenoble, j’avais écrit “2 comprimés après le repas”. Je demande au patient s’il a bien compris et il me répond “oui, je prends 2 comprimés et après je mange”. L’inverse ! Ce malentendu, qui aurait pu être lourd de conséquences, s’explique par le placement des éléments sous forme chronologique en langue des signes. » Faire appel à un interprète et s’assurer que le patient a bien compris : ces deux fondamentaux sont à appliquer pendant le soin. « Il faut faire attention à bien se placer face à la personne, car elle va être attentive aux expressions du visage. On doit aussi garder une certaine distance, ne pas forcément toucher un sourd pour attirer son attention », conseille Cécile Le Goff, IDE à l’Unité thérapeutique enfance et surdité (Utes) qui s’adresse aux enfants sourds et enfants entendants de parents sourds.

Pratiquer soi-même la langue des signes présente évidemment un avantage. D’ailleurs, certains instituts de formation proposent des initiations. À l’exemple de l’Ifsi Lionnois à Nancy (54) qui compte, depuis 2005, une option LSF d’une durée de 30 heures : « Objectif : donner des bases pour communiquer en LSF, mais aussi des clés pour avoir une attitude responsable et professionnelle vis-à-vis des sourds », explique Nathalie Dubois, cadre de santé formatrice. « Le simple fait de communiquer avec un patient dans sa langue peut permettre de désamorcer une situation. Je me souviens d’une jeune femme qui était tout sourire parce que je m’adressais directement à elle et non à ses parents », raconte Laura Villaume-Mariani, étudiante dans ce même Ifsi. Mais pour arriver à converser avec une personne sourde, il faudra décrocher le niveau de compétences A1, niveau introductif qui représente en moyenne plus de 100 heures de cours. Mais cela n’est pas toujours suffisant. Les professionnels de santé locuteurs de la LSF, donc signeurs, font souvent appel à des intermédiateurs : des sourds chargés de combler le fossé linguistique et culturel qui persiste avec les entendants (voir encadré p. 24).

La LSF comme langue de travail

Il existe aujourd’hui 25 dispositifs d’accès aux soins spécifiques pour les sourds sur le territoire : 18 UASS rattachées à des hôpitaux(3) et 7 autres structures à la configuration très variable(4), pour une file active de 5 886 patients en 2015. La langue des signes demeure la langue de travail – celle des consultations et des réunions. La composition des équipes peut, elle, différer d’une structure à l’autre : outre les médecins, les unités regroupent généralement des psychologues, des travailleurs sociaux, des AS, des IDE (mais pas toujours), des secrétaires médicales, des interprètes LSF, des intermédiateurs, voire un dentiste ou une sage-femme.

Chaque unité a son fonctionnement propre. À Grenoble, par exemple, l’unité met à disposition de tous les services du CHU un « kit humain de communication » – composé d’un interprète diplômé et d’un intermédiateur – lors de consultations, d’hospitalisations, de préparations à la naissance, d’examens complexes comme les IRM, pour l’accompagnement au bloc opératoire… À Lille, l’unité tient des permanences dans cinq structures hospitalières et collabore étroitement avec le réseau Sourds et santé Nord-Pas-de-Calais. « Plus de la moitié de notre activité se passe en dehors de l’hôpital. Nous avons un secrétariat qui centralise l’ensemble des rendez-vous sur la région. Le patient demande, par exemple, à voir un gynécologue ; la secrétaire coordonne le rendez-vous en mettant à disposition un interprète ou un intermédiateur en fonction des besoins », détaille le Dr Benoît Drion, responsable de cette UASS.

Une activité accrue mais des moyens limités

Reste que ces dispositifs ne couvrent pas l’ensemble du territoire et que des manquements se font sentir, notamment en santé mentale et plus particulièrement en pédopsychiatrie. « Il y a 450 000 enfants sourds en France, mais il n’existe que deux centres psychiatriques dédiés : celui que je dirige à Paris et un autre sur Lyon, regrette Jean-Michel Delaroche, responsable de l’Utes. En France, l’enfant sourd est diagnostiqué, voire dépisté à la naissance, appareillé, éduqué, rééduqué. Mais l’accès aux soins psychiques est largement insuffisant. » Pourtant les besoins sont bien là. Avec 3 000 consultations par an, son unité a été contrainte de limiter la provenance géographique des patients en raison d’une activité trop forte par rapport à ses moyens. En plus de leur surdité, la majorité des enfants accueillis présentent des troubles de la relation et de la communication ainsi que des polyhandicaps associés. « Les prises en charge se font trop tardivement alors que les difficultés liées aux privations sensorielles sont déjà bien installées. Nous sommes en train de créer un nouveau dispositif pour les moins de 18 mois », indique Cécile Le Goff. Des besoins importants auxquels est aussi confrontée l’unité de la Pitié-Salpêtrière (AP-HP) : « Notre activité ne cesse d’augmenter alors que le cadre budgétaire reste le même. C’est l’une de nos principales difficultés », souligne le Dr Alexis Karacostas, son responsable.

Des recherches prometteuses

Pourtant, il reste encore mille choses à explorer pour mieux soigner les sourds. Dans le cadre de ses recherches, Isabelle Series a travaillé sur l’adaptation de l’échelle d’évaluation de la douleur : « La notion de douleur “maximale” ou “inimaginable” ne parle pas du tout aux sourds. Notre échelle, qui comporte six visages, a été testée sur 300 patients sourds et s’est avérée plus pertinente (voir ci-dessus) », indique la cadre de santé qui a construit ce nouvel outil avec l’aide de personnes sourdes. Le Dr Alexis Karacostas participe, quant à lui, à des expérimentations en hypnose : « Nous sommes obligés de revisiter les techniques hypnotiques pour les adapter aux sourds, nous réinterrogeons nos pratiques. C’est extrêmement enrichissant. » D’autres planchent sur l’adaptation du test MMSE (mini-mental state examination) pratiqué pour dépister les troubles de la mémoire et les prémices de la maladie d’Alzheimer. « Parmi les questions, le médecin demande à la personne de se coiffer. On évalue ainsi la capacité d’audition, la compréhension de la parole, la traduction en mouvement et la faculté de se représenter un peigne dans la main. Celui qui pose la question en langue des signes est obligé de faire lui-même le geste, on est donc dans de l’imitation. La valeur du test n’est plus du tout la même », explique le Dr Karacostas, convaincu qu’une fois reformulé pour les sourds, le test sera également pertinent pour les entendants.

1- Rapport Gillot : « La droit des sourds : 115 propositions », 1998.

2- Les silencieux, chroniques de vingt ans de médecine avec les sourds, Jean Dagron, Presse Pluriel, 2008.

3- Pitié Salpêtrière et Sainte-Anne à Paris, Strasbourg, Bordeaux, Rennes, Montpellier, Nancy, Toulouse, Lille, Nantes, Poitiers, Marseille, Nice, Grenoble, Annecy, Chambéry, deux unités à Lyon (CHU et CHS).

4- Sourds et santé Nord-Pas-de-Calais ; Réseau sourds et santé Bourgogne ; Unité thérapeutique enfance et surdité (Utes) du groupe hospitalier Nord-Essonne et hôpitaux de Saint-Maurice ; Unité ambulatoire surdité et santé mentale (AP-HM) ; CMP Signes au CH Laborit de Poitiers ; Pôle santé sourds42 à Saint-Étienne ; Centre gratuit d’information de diagnostic et de dépistage – centre de planification et d’éducation familiale à Marseille.

URGENCES

Le 114 évolue

Samu, police, gendarmerie, sapeurs-pompiers… Désormais le 114 est le numéro d’urgence nationale pour toute personne avec des difficultés à entendre ou à parler (sourds, malentendants, aphasiques, dysphasiques…). Créé en 2011, il est accessible 24 h/24 et 7 j/7 par SMS et fax. D’ici début 2017, la plate-forme sera entièrement multimédia : outre le mail, les utilisateurs pourront échanger en temps réel du texte, de la vidéo et de la voix. « Une première mondiale, se félicite le Dr Benoît Mongourdin, médecin signeur au CHU de Grenoble. Notre but est de pouvoir répondre au plus grand nombre de situations : certains sourds pratiquant la langue des signes ne sont pas toujours à l’aise avec les SMS, ils pourront donc signer directement avec l’application vidéo. Des personnes âgées devenues sourdes, mais qui parlent normalement, pourront s’exprimer par la voix et l’agent leur répondra par du texte. » Responsable de la plate-forme, Benoît Mongourdin espère accroître la visibilité du 114, encore trop méconnu. Objectif : ne pas passer à côté d’une urgence.