PSYCHIATRIE
SUR LE TERRAIN
TRANSMISSIONS
Depuis 2013, un dispositif musical est proposé dans deux chambres de soins intensifs du CHU vaudois, en Suisse. Un outil qui améliore la qualité relationnelle dans les moments aigus de la prise en charge des patients en souffrance psychique.
Àl’heure actuelle, l’hospi?talisation d’un patient en psychiatrie se limite à une prise en charge durant la phase aiguë. Au cours de cet épisode critique, le risque de décompensation psychique reste élevé, et peut être exacerbé par la présence du patient à l’hôpital, un environnement inhabituel. Sentiment de perte de maîtrise, stress, troubles de filtrage
À travers la réduction de l’espace et la ritualisation du temps, la mise en chambre d’isolement permet au patient, en théorie, de reprendre le contrôle de son état psychique. Dans la pratique, cependant, sa fonction thérapeutique reste controversée. D’une part, en raison de la diminution des stimulations sensorielles, et, d’autre part, du sentiment d’isolement et d’abandon que retient davantage le patient, et qui se traduit parfois par de la colère et de l’angoisse.
En 2010, les soignants d’une unité de soins du département de psychiatrie du secteur psychiatrique nord au CHU vaudois (DP-CHUV) ont décidé d’introduire de la musique dans les chambres de soins intensifs afin de les rendre plus interactives avec l’extérieur. La solution adoptée – lancer un CD ou la radio depuis le bureau du personnel vers la chambre, à travers les voies d’aération – semblait assez simple et pratique. Mais si le patient pouvait choisir d’écouter ou non de la musique, il ne pouvait pas par contre gérer l’arrêt, le volume ou le changement de fréquence ou de morceau. Ainsi, bien qu’elle apaisait le patient, cette méthode tendait à exacerber les symptômes comportementaux liés à son absence d’autonomie. Un constat qui pousse l’équipe soignante à réfléchir à une nouvelle modalité d’intervention. Elle sollicite donc l’aide d’Alexia Stantzos, infirmière de recherche au sein de l’hôpital, qui fait appel à son tour à des collègues chercheurs, notamment issus de la Haute école spécialisée de Suisse occidentale et de la Haute école de santé Vaud, pour réfléchir à la création, au développement et à l’application d’un dispositif musical qui pourrait être manipulé par le patient depuis la chambre de soins intensifs.
Toute modification de la structure même de la chambre étant impossible pour des questions de conformité (interdiction d’introduire une tablette, une télécommande ou tout autre objet que le patient pourrait utiliser contre lui-même), l’équipe décide finalement d’installer le dispositif à même la porte de la chambre. Sur le battant intérieur sont fixées des touches, elles-mêmes connectées à des capteurs situés sur le battant extérieur. Ainsi, dès que le patient frôle une touche, il active un capteur relié à l’ordinateur du bureau du personnel qui permet de diffuser de la musique, d’en changer ou de l’arrêter. Toutes les données sont enregistrées (morceau choisi, durée d’écoute, fréquence, heure, etc.) et permettent de connaître l’utilisation qu’en fait chaque patient. Ces informations sont ensuite analysées avec les équipes.
Le choix de la playlist a constitué une étape cruciale du projet. L’idée était d’avoir une grande diversité et une variance dans le contenu émotionnel. En nous inspirant des travaux des chercheurs du pôle des sciences affectives de l’université de Genève, spécialisés dans le domaine de la musique et des émotions, nous avons réalisé des sessions d’écoute musicale auprès de 40 personnes âgées de 18 à 75 ans (22 hommes et 18 femmes), dont 20 étudiants en musique et 20 personnes ayant des métiers différents. Nous avons finalement retenu quatre catégories émotionnelles – nostalgie, activation joyeuse, tension et calme –, et pour chacune, nous avons sélectionné cinq morceaux de musique. Le dispositif actuel contient donc vingt morceaux instrumentaux aux styles et origines variés
Dès l’arrivée en chambre de soins intensifs, nous proposons l’écoute musicale au patient, indépendamment de son état psychique et de la nature des symptômes. Ainsi, dès la mise en chambre de Patrice, l’infirmière lui présente le dispositif et lui remet les fiches explicatives. Les données enregistrées par la suite révèlent qu’il écoute régulièrement, et en boucle, le morceau Astrakan café du musicien tunisien Anouar Brahem, dont l’album est classé dans la catégorie calme. Sur la fiche descriptive, on peut y lire que « la mélodie exprime tout d’abord, implicitement, une suite d’accords occidentaux très habituels, avant de passer à une mélodie plus orientale sur une seule gamme (musique dite modale), ornementée à la manière du jeu typique des virtuoses des instruments à cordes pincées du monde arabe et du Proche-Orient ».
L’infirmière en profite pour discuter de ce choix musical. Petit à petit, le ton s’apaise. Grâce à cet intermède, la discussion ne se focalise pas sur la violence ou l’objet de l’hospitalisation, mais plutôt sur la construction d’un espace transitionnel. Patrice explique que ce morceau lui rappelle sa mère algérienne. Et l’apaisement qu’il lui apporte permet à l’infirmière de revenir, par la suite, sur les éléments de la crise : Patrice n’a quasiment plus de contact avec sa mère et n’a pas supporté d’apprendre par son frère qu’elle s’était remariée.
Ce dispositif musical est un espace ludique qui permet d’aborder avec le patient des vécus émotionnels générés par sa situation de crise. Le contenu lié par exemple à la colère n’est pas abordé de front (« Pourquoi êtes-vous en colère ? »), ni interprété (« Vous êtes en colère parce que… »). L’infirmière laisse le patient vivre sa colère et choisir la musique qui met en lien cette émotion et son vécu. Elle va ensuite s’appuyer sur ce choix pour évoquer une histoire plus personnelle.
Ce dispositif représente la seule emprise du patient sur son environnement. Si dans la chambre de soins intensifs, il est dépendant du personnel soignant – sonner pour aller aux toilettes, allumer et éteindre, prendre une douche, etc. –, la musique reste son unique champ d’action dans un moment vécu comme désécurisant. Elle peut l’amener à enclencher de lui-même un nouveau mode de relation. L’écoute musicale répond aussi à ses propres besoins de régulation émotionnelle.
Ce dispositif offre par ailleurs un point de stimulation visuelle, tactile et auditive, dans un espace de soins qui propose justement de réguler les stimulations sensorielles. Car la musique vient couvrir la perception auditive du corps (battements cardiaques, bruits dans les oreilles, hallucinations auditives, etc.), qui peut avoir un potentiel anxiogène. La diffusion de la musique offre également des moments de stimulation pouvant, en complément au dialogue thérapeutique, réguler le flux d’informations sensorielles auquel est soumis le patient.
Ce procédé contribue à améliorer la prise en charge et le soin proposé aux patients. Un élément positif au tout début de la réinsertion d’une personne en grande souffrance psychique.
1- Les troubles de filtrage (sensory gating) décrivent les processus neurologiques de filtrage des stimuli redondants ou inutiles dans le cerveau. Le filtrage sensoriel empêche une surcharge d’informations non pertinentes.
2- Vingt nouveaux morceaux, sélectionnés par l’équipe de recherche en musique, viendront prochainement compléter cette série.
Patrice, 45 ans, est admis en psychiatrie pour un état psychotique aigu. Diagnostiqué schizophrène, il fait environ une décompensation psychotique par an. Très agité, il refuse tous les soins proposés par l’équipe médico-infirmière. Celle-ci décide de le conduire en chambre de soins intensifs – la chambre d’isolement – pour contenir son agitation. Réévalué toutes les 24 heures, ce cadre de contention permet également d’éviter qu’il fasse du mal, à lui-même et à autrui. Bien que les soignants passent régulièrement, le patient finit par trouver le temps très long.
→ 2010 : « Bricolage » d’un dispositif par l’équipe de soins.
→ 2011 : Constitution d’une équipe de recherche : Cédric Bornand et Valentin Vuagniaux, ingénieurs, Angelika Güswell et Sylvain Pool, musiciens, Gilles Bangerter, infirmier, Emilie Bovet, sociologue, et Alexia Stantzos, infirmière.
→ 2012 : Début du projet « musique et chambre de soins intensifs ».
→ Janvier à juillet 2014 : phase de test du dispositif musical, récolte des données, témoignages et données d’utilisation.
→ 2015 : Utilisation définitive du dispositif. Réflexion sur une application dans d’autres contextes de soin.