L'infirmière Magazine n° 376 du 01/11/2016

 

PHILOSOPHIE À L’HÔPITAL

ACTUALITÉS

SANDRA MIGNOT  

Les initiatives pour faire entrer la philosophie à l’hôpital se multiplient. Entretien avec Jean-Philippe Pierron, professeur de philosophie à l’université Lyon 3.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Qu’est-ce qui motive les philosophes à choisir l’univers du soin comme sujet de recherche ?

JEAN-PHILIPPE PIERRON : Rien de ce qui est humain n’est étranger au philosophe. L’expérience de l’humain en souffrance dit quelque-chose de comment nous existons. Et dans le champ du médical, la réflexion philosophique s’engage sur ce qu’est la vie bonne, dans les limites de la maladie et de la souffrance… Il y a une tradition de discussion permanente entre la philosophie et l’univers du soin. C’est le dialogue entre Platon et Hippocrate. Le médecin s’occupe du corps malade, quand le philosophe se penche sur le corps social. Platon pense d’ailleurs la réalité politique à partir du concept de “régime”, c’est-à-dire une métaphore médicale de l’équilibre. Enfin, il y a aussi l’idée que le monde du soin est un microcosme sur lequel se condensent tous les problèmes du macrocosme, que l’on peut y observer en miniature tous les enjeux qui traversent la société.

L’I. M. : Pourquoi maintenant ?

J.-P. P. : Cela s’inscrit dans une continuité. Mais dans un monde marqué par la spécialisation, les philosophes aussi se spécialisent. Il existe une tradition française de la réflexion sur l’univers médical. L’auteur le plus célèbre est probablement Georges Canguilhem(1), suivi de Foucault, Dagognet, Lecourt, etc. Et je dirais que c’est aussi lié à la sécularisation généralisée de notre société, y compris dans l’environnement du soin. À tant vouloir dissocier le spirituel du somatique, on a peut-être perdu quelque chose qui relève de l’unité. Quand nos hôpitaux ne sont plus hôtel-dieu, comment redéployer l’expérience humaine qui s’y vit en dehors d’un cadre religieux ? La philosophie reprend cette question du sens que portaient les religions, sans pour autant en devenir l’ersatz.

L’I. M. : Comment la philosophie peut-elle contribuer à améliorer les pratiques professionnelles ?

J.-P. P. : Nous n’allons pas apprendre aux soignants ce qui est bon et ce qu’ils devraient faire. Les philosophes n’apportent pas des réponses, ils cherchent à poser la question juste. Nous pouvons aider à réinstaller des questions qui comptent, mais qui ont été écartées au nom du souci d’urgence ou de performance. C’est ce qui se passe dans les comités d’éthique… Bien sûr, il n’y a pas qu’une philosophie à l’hôpital, mais plusieurs, qui peuvent entrer en discussion. Par exemple sur la dignité de la personne en fin de vie. On peut en avoir une définition morale, qui serait essentiellement liée aux choix libres, indéterminés et autonomes de la personne. Mais on peut aussi avoir une définition métaphysique, qui pose la dignité comme intrinsèque à la personne humaine. La philosophie se rapporte à la recherche de la vérité, mais elle est plurielle.

L’I. M. : Que peut apporter la présence de philosophes dans les services ?

J.-P. P. : Nous cherchons à faire apparaître ce qui fait l’unité dans la multiplicité des expériences et des spécialités de ceux qui prennent en charge l’humanité en souffrance. On peut penser la philosophie comme une discipline spéculative. Il y a la philosophie qui enseigne, fabrique du concept et peut contribuer à l’analyse de la pratique. Mais on peut aussi la penser au service de la vie et du quotidien. Il y a des conceptions de l’engagement très différentes. J’ai ainsi travaillé au sein d’un service de psychiatrie sur la créativité dans le soin. On ne rencontrait pas les patients. Notre rôle était d’aider les soignants à augmenter leur compréhension des enjeux et situations dans lesquelles leurs patients étaient engagés. Certains philosophes vont même jusqu’à accompagner, via des consultations. Ils ambitionnent d’aider à être moins malheureux, sinon à être heureux. Avec l’engouement pour les techniques de développement personnel, on voit bien qu’il y a des enjeux à travailler une forme d’art d’être soi, l’autre nom de la sagesse.

1 - Georges Canguilhem est notamment l’auteur de Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique en 1943 (republié depuis sous le titre Le normal et le pathologique). Disponible chez PUF/Quadrige, Paris, 2005.

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