Essentiels à la bonne santé physique et mentale, les besoins et la structure du sommeil varient avec l’âge. Quel que soit l’établissement ou le service, les soignants sont là pour veiller à ce que leurs patients conservent une bonne hygiène en la matière.
Chez l’enfant et l’adolescent, le sommeil est indispensable à la sécrétion d’hormones de croissance, et à la maturation du système nerveux central. Si le rôle précis du sommeil est une science récente, il est clair qu’une privation a des conséquences néfastes sur la santé. Le prix d’une petite nuit « se paie » dès le lendemain, avec une baisse de la vigilance et une tendance à l’irritabilité. Manquer de sommeil de manière chronique, c’est s’exposer à un risque accru d’obésité ou d’hypertension. En revanche, une bonne hygiène du sommeil serait un facteur capital de prévention des maladies et de bon rétablissement chez les convalescents. Un sujet qui doit donc être au cœur des préoccupations des soignants.
Pourtant, les patients disent souvent mal dormir, et ce, pour diverses raisons : caractéristiques physiologiques et comportementales des différentes classes d’âge qu’il convient de bien appréhender, mais aussi à l’environnement du patient, notamment le bruit. Les services hospitaliers ont de plus en plus conscience de la nécessité de préserver un sommeil le plus paisible pour les patients. Qu’elles soient de jour ou de nuit, les infirmières ont un rôle à jouer dans le respect de ces bonnes pratiques et des règles de bonne hygiène du sommeil.
En matière de sommeil, tout se passe dans le cerveau, lui-même régi par l’hypothalamus. Cette structure du système nerveux central contrôle non seulement l’alternance veille-sommeil, mais tous les rythmes circadiens, dont le cycle de température et celui de la sécrétion de mélatonine, tous trois très liés pour obtenir un sommeil de bonne qualité. Réglée par l’alternance lumière/obscurité, l’horloge interne du cerveau suit une période de 24 heures. Cependant, elle est soumise à la susceptibilité individuelle : il existe différents « chronotypes ». « Certains sujets se disent “du matin”, d’autres “du soir”, et d’autres encore ne sont ni du matin, ni du soir », explique Bruno Claustrat, biologiste honoraire des hôpitaux de Lyon et président de l’association Prosom
Le sommeil, lui aussi, prend des rides. Il pose d’ailleurs fréquemment problème aux seniors. La somnolence excessive dans la journée concerne 30 % des plus de 65 ans, tandis qu’environ 40 % des plus de 75 ans se plaignent de mal dormir. Des modifications physiologiques du sommeil apparaissent généralement au début de la soixantaine ; elles sont évidemment très liées à la susceptibilité individuelle. Mais le sommeil est aussi susceptible d’être modifié par de multiples facteurs, comme les maladies, les médicaments, les modifications du rythme de vie ou la perte des repères sociaux.
Avec le vieillissement, l’horloge circadienne a tendance à prendre un peu d’avance. L’endormissement survient habituellement plus tôt, avec un réveil plus précoce. « Les différents rythmes sont entraînés par cette horloge, ils se désorganisent et interagissent avec moins d’efficacité », détaille le biologiste.
La structure-même du sommeil subit des modifications. Une nuit est composée de 4 à 6 cycles de 1 h 30 de sommeil, durant lesquels se succèdent des phases de sommeil léger, profond et paradoxal. Chez les personnes âgées, ces cycles de 90 minutes persistent, mais le sommeil devient globalement plus léger avec plus de sommeil léger et moins de sommeil profond (voir infographie ci-dessus). « Avec l’âge, on perd du sommeil profond, particulièrement en début de nuit », précise Bruno Claustrat. Par ailleurs, le vieillissement va souvent de pair avec le fractionnement du sommeil. « Nous nous réveillons tous très brièvement, à la fin de chaque cycle. Mais ces micro-éveils sont à peine perçus. Chez les personnes âgées, ces réveils se prolongent, avec quelque fois le ressenti d’un éveil complet », ajoute-il.
Chez les femmes, à la ménopause, les carences en œstrogènes viennent majorer le problème de régulation du sommeil et de la température.
En dormant moins bien la nuit, les personnes âgées font souvent plusieurs siestes au cours de la journée. Beaucoup ont ainsi le sentiment de « mal dormir », et ce ressenti les pousse à se plaindre d’insomnie aux médecins. Cette plainte aboutit souvent à une prescription médicamenteuse : 27,4 % des personnes de plus de 65 ans (environ 3,5 millions de personnes), sont exposées de manière chronique aux benzodiazépines et médicaments apparentés. Ce chiffre passe à 38,6 % pour les plus de 85 ans (environ 660 000 personnes). D’après la Haute Autorité de santé, dans 80 à 90 % des cas, ces troubles du sommeil ne relèveraient pas en fait de l’insomnie. Et plus de la moitié des traitements ne seraient pas indiqués. Les benzodiazépines et les médicaments hypnotiques tels le Zolpidem et le Zopiclone sont peu intéressants en termes d’action thérapeutique, et ont des effets indésirables lourds. « Ces médicaments, paradoxalement, diminuent le sommeil profond, rappelle Bruno Claustrat. Et sur un usage prolongé, on voit apparaître une accoutumance et une diminution de leur efficacité. » Si les hypnotiques sont, eux, efficaces jusqu’à la fin de la nuit, ils ont aussi un effet sur la vigilance du lendemain et augmentent indéniablement le risque de chute. « De plus, des études prospectives ont montré que les molécules à demi-vie longue, principalement, augmentaient à long terme le risque de développer la maladie d’Alzheimer. Mieux vaut privilégier les demi-vies courtes pour les personnes qui ont des problèmes d’endormissement », poursuit le biologiste.
Dans les Ehpad, les modifications physiologiques du sommeil ne doivent pas être exacerbées par de mauvaises habitudes. En premier lieu, il faut éviter de laisser les siestes se multiplier dans la journée, car elles ont une influence néfaste sur le sommeil nocturne. De manière générale, limiter le temps passé au lit est essentiel. « C’est un cercle vicieux qui s’installe, car faire des siestes ou traîner au lit, même s’il somnole d’un sommeil de mauvaise qualité, diminue la pression de sommeil nocturne du patient », explique Bruno Claustrat. « Les personnes âgées risquent de rester éveillées la nuit, à un moment où il y a encore moins d’activités à faire que durant la journée », ajoute Bruno Corman, physiologiste, président de la société Sucessful Aging qui développe des sessions de formation pour la prévention et l’optimisation du capital santé, et auteur d’un article sur le sommeil en Ehpad
Dans les maisons de retraite, l’heure du coucher est en effet souvent très prématuré, tout comme celle du repas, qu’elle a tendance à suivre de près. « Pour le bon roulement des équipes de soignants, le dîner est souvent servi vers 18 h ou 18 h 30, note Bruno Corman. Ensuite, les pensionnaires rejoignent leur chambre ou sont mis devant la télé devant laquelle ils somnolent. Ils se couchent vers 20 h, et restent 10 ou 12 heures au lit. » Mauvaise idée. Une période de convivialité, une petite activité après le dîner est idéale : elle permet de repousser l’heure du coucher et, ainsi, limiter le temps passé au lit.
La lumière joue aussi un rôle très important dans la régulation de l’horloge. Les patients ne doivent donc pas être laissés dans la pénombre. « Les promenades au soleil sont très bénéfiques durant la journée, souligne Bruno Claustrat. Et dans la mesure du possible, il faut essayer de les exposer à la lumière le soir. Le cerveau va capter ce message lumineux et rester éveillé plus longtemps. »
Si les personnes âgées sont aussi sensibles à la luminosité que les plus jeunes, elles développent une plus grande sensibilité aux bruits environnants. Les équipes de nuit des Ehpad sont plutôt bien sensibilisées à cette problématique, mais doivent limiter un maximum les bruits de « fonctionnement de service » (chaussures, chariots métalliques, conversations à voix haute…). « De par sa structure, un établissement peut être plus ou moins bien insonorisé », note Bruno Corman.
« La plupart des lycéens ne dorment pas assez », affirme Sylvie Jahier, ancienne infirmière scolaire et infirmière à l’Unité d’accueil et de crises de l’adolescents (Uaca) au centre hospitalier de Neuilly-sur-Seine (CHCN), en région parisienne. « D’après une enquête que nous avons menée auprès des jeunes lycéens neuilléens en 2013, la majorité des élèves de seconde se couchent très tard : 60 % d’entre eux ont déclaré dormir après minuit en semaine, en moyenne 6 h 50, ce qui est inférieur à leurs besoins. 85 % disaient se sentir fatigués au réveil », continue-t-elle.
Le Réseau Morphée, consacré à la prise en charge des troubles chroniques du sommeil, a mené, lui, en 2014 une enquête auprès de 776 collégiens. Même constat : 27 % étaient en privation de sommeil. Pour 30 % d’entre eux, les levers s’avéraient extrêmement difficiles et 23 % des collégiens interrogés étaient somnolents ou s’endormaient en classe. « Le manque de sommeil peut aussi se manifester par une certaine irritabilité », ajoute Sylvie Jahier.
Bien dormir à l’adolescence est crucial. « C’est la période des apprentissages. C’est aussi un moment où l’on vit très fortement. Le sommeil permet au jeune de mieux gérer son stress et ses émotions. Grâce, notamment au sommeil paradoxal, qui agit sur les processus psychologiques et cognitifs », précise l’ancienne infirmière scolaire.
Les smartphones, tablettes et autres ordinateurs ont envahi nos vies et, souvent, les chambres à coucher des adolescents. « Ces nouvelles technologies, par le lien discret qu’elles permettent avec l’extérieur et le cercle amical, les fascinent », note le Dr Sylvie Royant-Parola, psychiatre et spécialiste du sommeil, et présidente du Réseau Morphée. Certains débordent et n’arrivent pas à contrôler leur utilisation, ce qui empiète sur leur temps de sommeil. De plus, les écrans ne sont pas neutres. « Ils émettent un message lumineux capté par le cerveau qui sécrète de la mélatonine, ce qui perturbe l’horloge circadienne », poursuit-elle.
Ces « petites nuits » ont aussi une explication physiologique. « À l’adolescence, la sécrétion de la mélatonine se décale un peu dans le temps », explique Sylvie Jahier. « Cette évolution est bien sûr favorisée par les comportements des adolescents qui ont tendance à beaucoup investir les soirées, leur espace de liberté », complète le médecin spécialiste du sommeil.
Paradoxalement, une part importante de jeunes (13 %) déclare prendre des médicaments pour dormir. Une autre substance a des conséquences sur leur rythme de sommeil : « Le cannabis apaise les angoisses des jeunes et facilite l’endormissement, mais une consommation régulière agit sur la sécrétion de mélatonine et provoque des endormissements plus tardifs », rappelle le Dr Royant-Parola.
Les questions d’hygiène de sommeil sont au centre des préoccupations des infirmières scolaires. « “Est-ce que tu dors bien ?” doit être une question de routine », rappelle Sylvie Jahier. Dormir peu est quelque fois revendiqué par des adolescents qui cherchent à s’émanciper de la cellule familiale. L’infirmière a alors un rôle de pédagogue à jouer. « Il est quelque fois difficile d’imposer des horaires à un adolescent. Mieux vaut le sensibiliser en évoquant avec lui les bénéfices d’un bon sommeil qu’il a pu constater par lui-même. » Donner des conseils pratiques est aussi constructif. « Des nuits blanches dans la vie d’un ado, ça arrive. Lui rappeler qu’il est préférable tout de même se lever tôt, s’exposer à la lumière et se coucher tôt, va lui permettre de ne pas trop se décaler pour les jours d’école à venir. »
Les services de réanimation sont peu propices au repos, un problème connu depuis longtemps. En 1999 déjà, une étude américaine sur les facteurs de stress des patients en réanimation
En début de séjour en réanimation, les malades sont souvent sédatés avec du propofol ou du fentanyl, pendant un à trois jours. « Ces molécules les plongent dans un coma artificiel et induisent une sorte de blocage des circuits du sommeil », explique le Pr Xavier Drouot, chef de service de neurophysiologie clinique au CHU de Poitiers (86). À leur réveil, les patients ont donc « du sommeil en retard » et se retrouvent dans un environnement où il leur est malheureusement difficile de dormir pour de nombreuses raisons. « Après leur réveil, les malades restent allongés en permanence, avant de pouvoir aller au fauteuil, ce qui gêne le sommeil physiologique », continue le Pr Drouot. La gêne générée par l’intubation et la ventilation, la douleur et l’anxiété ne sont pas favorables au repos. Le bruit fait par les soignants, souvent nombreux à intervenir, et les machines complique encore la situation. La lumière est un autre facteur de nuisance. « Dans les services, il y a fréquemment de la lumière, aussi bien le jour que la nuit. À cela s’ajoute le fait que la variation de lumière naturelle, surtout en hiver, n’est pas toujours franche. Cette absence d’alternance jour/nuit perturbe l’horloge circadienne et le cerveau », note le neurophysiologiste. Et quand les patients parviennent à dormir, c’est d’un sommeil complètement déstructuré. « Après plusieurs nuits sans sommeil ou presque, ils dorment un peu tout le temps en sommeil paradoxal, le sommeil de rêve qui est normalement cantonné à la nuit. Le cerveau essaie de dormir profondément, dès qu’il a un peu de calme, mais y parvient difficilement », déplore le Pr Drouot.
Les besoins de sommeil des patients font l’objet d’une prise de conscience, d’autant que les conséquences de cette carence sont maintenant bien documentées (voir encadré ci-dessus). « Les choses sont en train de changer dans les grands CHU de France », se réjouit le neurophysiologiste. Les grands services de réanimation suivent maintenant des protocoles plus respectueux du sommeil des malades. Les scopes et machines ne sonnent plus dans les chambres mais au poste central. Pour moins déranger les patients la nuit, les infirmières sont désormais amenées à regrouper certains de leurs actes et faire « en même temps, par exemple, la toilette du matin, les gaz du sang et des prélèvements », précise le médecin. À Poitiers, des horloges bien visibles dans les salles de réanimation permettent aux patients d’avoir un repère temporel qui peut leur manquer.
1- Association pour la promotion des connaissances du sommeil.
2- Corman B., « Le sommeil en Ehpad », La Revue de gériatrie, vol. 34, n° 5, 2009/05, p. 401-405.
3- Novaes M., Knobel E., Bork A. et al., « Stressors in ICU: perception of the patient, relatives and health care team », Intensive Care Med, 1999, 25:1421. Les hypnotiques
Lancé en 2015 par le Réseau Morphée, la web série « Bref, j’ai pas dormi » a pour objectif de sensibiliser les jeunes à la privation de sommeil et aux erreurs de comportement qui nuisent au bon repos. Des formats très courts, au montage très nerveux et au grand potentiel viral. « Le format plaît beaucoup aux ados », note le Dr Sylvie Royant-Parola, psychiatre et spécialiste du sommeil, et présidente du Réseau Morphée. La série suit les aventures quotidiennes de Tom et de sa sœur Zoé qui multiplient les bourdes en matières d’hygiène du sommeil et ont des lendemains difficiles pour toutes sortes de raisons. Des situations qui ne manqueront pas de rappeler des souvenirs aux lycéens.
Mal dormir en réanimation n’est pas juste de l’ordre de l’inconfort pour le malade. Au CHU de Poitiers, le Pr Xavier Drouot, chef de service de neurophysiologie clinique, et le Dr Arnaud Thille, praticien hospitalier du service de réanimation médicale, se sont intéressés aux conséquences plus graves de cette privation de sommeil. « Les patients peinent à distinguer le rêve de la réalité et sont souvent sujets à des hallucinations, explique le Pr Drouot. Et quand ils en parlent à un médecin assez interventionniste, celui-ci peut les croire délirants et prescrire des médicaments sédatifs qui vont encore perturber le sommeil. »
Les muscles respiratoires souffrent aussi. « Il a une phase critique durant laquelle les médecins sèvrent progressivement de la machine d’assistance respiratoire. » Les chercheurs ont fait une étude sur des volontaires sains à qui ils ont demandé de respirer contre résistance. Après une bonne nuit de sommeil, les participants ont pu tenir en moyenne 55 minutes, contre 25 après une seule nuit sans sommeil. « Manquer de sommeil diminue l’endurance des muscles respiratoires au point de retarder de plusieurs jours l’autonomie respiratoire des patients de réanimation », constate le Pr Drouot.