Née aux États-Unis dans les années 60 pour répondre à des besoins de soins primaires non satisfaits, la pratique avancée infirmière essaime à travers le monde. Et doit s’imposer face aux lobbys des médecins.
Les infirmières de pratique avancée (IPA) ont une pionnière, Loretta Ford. Cette infirmière a exercé aux États-Unis après guerre, dans le Colorado, un état rural à cheval entre les grandes plaines du centre du pays et les montagnes rocheuses qui s’élèvent à l’ouest. Loretta Ford et d’autres IDE y déplorent alors le peu de soins apporté aux populations, en particulier aux enfants, en raison du manque de médecins. Elles montent dans les années 40 et 50 des cliniques d’infirmières, mais Loretta Ford est persuadée que les infirmières pourraient faire beaucoup mieux si elles disposaient d’une formation plus poussée. Elle convainc le pédiatre Henry Silver. Ensemble, en 1966, ils lancent à destination des infirmières une formation de 12 semaines aux soins primaires en pédiatrie. C’est le premier programme de nurse practictioner aux États-Unis, qui se dissémine très vite dans tous le pays. Aujourd’hui, parmi les 3 millions d’infirmières américaines, 250 000 sont des IPA, soit près de 10 %. Les États-Unis restent le pays où elles sont le plus nombreuses.
Des histoires similaires se sont répétées ailleurs. « Au Canada, dès les années 1960, puis au Royaume-Uni dans les années 90, en Australie ensuite, en Nouvelle-Zélande, en Irlande, en Allemagne, aux Pays-Bas. Dans tous ces pays, le rôle des infirmières de pratique avancée est désormais bien établi. Juste derrière suivent les pays du Nord de l’Europe, où le rôle infirmier est en train de s’affirmer », raconte Melanie Rogers, présidente du réseau international des infirmières de pratique avancée. La France devrait enfin rejoindre ce groupe de pays avec l’adoption de l’article 119 de la loi de modernisation de notre système de santé (loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 ) qui crée enfin la pratique avancée infirmière dans l’Hexagone (lire p. 26 et 27).
Dans chacun de ces pays, pour parvenir à étendre leur champ de compétence, les infirmières ont dû peser de tout leur poids pour obtenir satisfaction, notamment face au lobby médical largement hostile. Au Royaume-Uni, le Royal College of Nursing (RCN), qui tient à la fois de l’Ordre et du syndicat, revendique 435 000 membres (infirmières, étudiants, mais aussi sages-femmes) et se présente comme le « plus grand syndicat infirmier au monde ». Avant toute réforme, il est consulté, et ses capacités de mobilisation sont craintes du monde politique. Aux États-Unis, la mobilisation des infirmières est concomitante du combat féministe des années 60. « Certaines infirmières ont refusé le rôle dépassé de l’assistante du médecin. Elles se sont formées au niveau master, ont développé de nouvelles pratiques, plus spécialisées, et obtenu un contrôle de leur profession en montant leurs propres organisations représentatives », raconte Diana Mason, ancienne présidente de l’American Academy of Nursing et auteure d’un ouvrage de référence sur la place des infirmières dans la politique de santé américaine
Les IPA évoluent aujourd’hui dans l’encadrement, la recherche, l’enseignement, et dans tous les secteurs du soin, en ville comme à l’hôpital ou dans le secteur médico-social. Les pays emploient des terminologies différentes, ont défini des cadres d’exercice plus ou moins larges, mais tous distinguent les infirmières cliniciennes et les praticiennes. Les infirmières cliniciennes ont développé une expertise clinique infirmière et peuvent rédiger des protocoles de soins. Ces infirmières exercent déjà en France, dans le cadre réglementaire (voir p. 27). L’infirmière praticienne reste inconnue sous nos latitudes, car elle prescrit de manière autonome, bien sûr dans la limite de ses compétences. Au Royaume-Uni, le RCN, confronté à un développement un peu anarchique des infirmière praticiennes, a voulu mieux définir leur pratique, en s’appuyant sur la littérature internationale
Dans ce cadre, tout type de pratique est possible. Au Royaume-Uni, au vu de leur développement un peu anarchique, le RCN travaille à recenser les pratiques sur le terrain. « Elles sont très variées, explique Ellen Hudson, directrice adjointe du RCN en Écosse. Dans les soins de long terme, elles sont très présentes dans des spécialités peu prisées des médecins : la gériatrie, la psychiatrie. Dans les soins aigus, on les trouve en oncologie par exemple : elle mènent des consultations, renouvellent des traitements, aident le patient à vivre avec sa maladie. Elles permettent ainsi aux médecins de se concentrer sur les nouveaux patients et les cas complexes. Elles sont aussi présentes dans les services d’urgence, où elles pratiquent même des gestes invasifs. » Leurs gestes sont semblables à ceux effectués par nos infirmiers anesthésistes : intubation, blocage nerveux, aspiration, drainage, etc. « Et dans les soins primaires, poursuit Ellen Hudson, elles sont employées dans les cabinets des médecins généralistes et travaillent en collaboration avec eux. Elles sont aussi au cœur du développement des soins ambulatoires : elles se rendent au domicile du patient, assurent le suivi des patients chroniques, ou de ceux sortis d’hôpital d’une manière plus précoce. » Au Royaume-Uni, comme en France à l’avenir, elles évoluent au sein d’équipes pluridisciplinaires, en lien avec le médecin.
Mais au Canada, se sont développées des cliniques infirmières où n’éxercent aucun médecin, en particulier dans la province rurale de l’Ontario. « Les IPA y ont une pratique très semblable à celle des médecins généralistes : elles peuvent faire 90 % de ce qu’ils font. Seule la prescription de traitements très spécialisés reste en dehors de leur champ de compétence », explique Josette Roussel, infirmière conseil de l’Association des infirmières et des infirmiers du Canada. Mais elles restent d’authentiques infirmières, précise Josette Roussel : « Les IPA sont tournées vers la prévention, elles ont une vision globale du malade, de ses déterminants de santé », c’est-à-dire les facteurs économiques, sociaux, culturels, environnementaux, qui influent sur son état de santé.
Aux États-Unis, les infirmières ont également acquis une grande autonomie de pratique. Mais il existe des différences entre les États américains (les décrets d’actes des professionnels de santé relèvent de leurs compétences). Environ la moitié des États ont ainsi accordé une indépendance totale de pratique aux infirmières praticiennes : elles peuvent ouvrir leurs propres cabinets en libéral, et exercent en établissement de manière autonome, sans lien hiérarchique avec le médecin. Dans d’autres États, elles sont plus contraintes : à New York, lorsqu’elle prescrivent, elles doivent signer un contrat avec un médecin qui encadre leur pratique. « Si les médecins sont ouverts, tout se passe bien. Mais s’ils sont opposés à la pratique avancée, alors les infirmières ne peuvent plus faire leur travail. C’est très problématique dans les zones rurales, car la population locale peut perdre ainsi un accès aux soins primaires », explique Tay Kopanos, en charge de la politique de santé au sein de l’American Academy of Nurse Practitioners.
Dans tous les pays, les infirmières sont ainsi confrontées à l’hostilité, non pas du corps médical qui soutient souvent leurs initiatives sur le terrain, mais de leurs représentants. À Québec, la première clinique publique infirmière de la province francophone a été créé en 2011, sur le modèle éprouvé dans l’Ontario. Mais elle a bien failli fermer faute d’un financement public suffisant et sous la pression du lobby médical. « Ils savent que notre modèle fonctionne, que nos patients sont satisfaits, explique Isabelle Têtu, l’infirmière praticienne à l’origine de la création de cette clinique sans médecin. Leur crainte est de voir se développer d’autres cliniques infirmières sur le même modèle. Mais les médecins du territoire sont en notre faveur. Sans leur soutien, nous n’aurions pas réussi. » Aux États-Unis, le puissant lobby de l’American Medical Association combat, pied à pied, toutes les législations favorables à la pratique avancée. Tay Kopanos constate cependant une évolution des mentalités : « La formation des professionnels de santé a changé, elle est désormais davantage pluridisciplinaire. Quand aux politiques, ils savent que la population est satisfaite par la qualité des soins rendus par les infirmières de pratique avancée. »
Ce n’est pas qu’une simple perception. Dans le monde anglo-saxon, les infirmières de pratique avancée sont aussi très impliquées dans la recherche, leur pratique est l’objet de nombreuses études. Une méta-analyse américaine
1 - Policy & politics in nursing and health care, 6e édition, Diana J. Mason, Judith K. Leavitt, Mary W. Chaffee, Éd. Elsevier/ Saunders, 2012.
2 - Royal College of Nursing, Advanced nurse practitioners, an RCN guide to advanced nursing practice, advanced nurse practitioners and programme accreditation, 2012.
3 - « Newhouse RP, Advanced pratice nurse outcomes 1990-2008 : a systematic review », Nursing economics, vol. 29, n° 5, sept-oct 2011.
→ Le Réseau international des pratiques avancées infirmières (Advanced Practice Nursing Network) est un lieu anglophone d’échanges et de ressources sur la pratique avancée, (international.aanp.org). Il est affilié au Conseil international des infirmières, la plus importante des organisations internationales de professionnels de santé (http://www.icn.ch/fr/).
→ En France, le Réseau de la pratique avancée en soins infirmiers (GIC Repasi) se développe sur le même modèle (http://www.anfiide-gic-repasi.com/).