Tandis que les besoins de prise en charge institutionnalisée des personnes âgées se sont accrus, de plus en plus de soignants endossent des rôles auxquels ils ne sont pas formés.
Une IDE qui ajuste le dosage d’un anticoagulant sans presciption, une AS qui pose une bande de compression, une aide médico-psychologique (AMP) qui fait des toilettes, une ASH qui distribue les médicaments… En Ehpad, le glissement de tâches n’épargne aucun soignant, mettant en jeu la qualité des soins et la responsabilité des professionnels. Une problématique mise en lumière par une étude publiée par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), en septembre
Pourtant, les glissements de tâche perdurent, car la charge de travail a augmenté. La dépendance s’est accrue, la charge en soins s’est alourdie et de plus en plus de résidents en Ehpad présentent des pathologies démentielles. Au fil du temps, les missions des professionnels se sont donc « concentrées sur des tâches de soin, de nursing et d’hygiène de base au détriment, en proportion, de l’accompagnement relationnel, humain et du maintien des capacités », relève l’étude de la Drees. « Les toilettes – faites au lit –, la prise des repas et les soins sont plus longs. L’accompagnement au quotidien est plus lourd, il y a plus de changes », décrit Arlette Schuhler. Les ASH sont donc amenées à mettre « la main à la pâte » et à participer au nursing. Plus rarement, les IDE aussi. Les enquêteurs s’étonnent d’ailleurs de ce « glissement de tâche vers le haut », alors qu’il s’agit du rôle propre infirmier.
La situation des AMP est révélatrice : spécifiquement formées à l’accompagnement des personnes souffrant de troubles neurodégénératifs ou de démences, les AMP occupent de façon « quasi-systématique » des postes d’AS, constate l’étude publiée par la Drees. Mais « le diplôme de ces derniers ne les prépare a priori pas à des tâches de nursing proprement dites ». Et le niveau de rémunération ne suit pas : les ASH font fonction d’AS sans être rémunérés comme tel, tandis que les AMP sont alignées sur un niveau de rémunération identique à celui des AS, mais inférieur aux professionnels de l’animation.
Le glissement s’opère également sur les soins infirmiers. Couramment, les aides-soignantes sont amenées à poser les bas de contention, réaliser des aspirations endotrachéales, pratiquer des lavements au Normacol, appliquer des pommades médicamenteuses ou encore mesurer la glycémie capillaire. Légaliser la pratique quotidienne de ces tâches est l’un des enjeux de la réingénierie de la formation d’AS, entamée en mai 2015 (voir ci-dessous). Moins nombreuses, les IDE, elles, sont accaparées par la charge administrative. « Il y a une traçabilité à outrance, déplore Cécile, IDE dans un Ehpad francilien du secteur associatif. Cela représente 50 % de notre temps. » Face à l’urgence, en l’absence de médecins sur place, les IDE sont parfois contraintes de « changer une prescription ou anticiper des soins ». « Quand il y a une infirmière coordinatrice (Idec), elle est phagocytée par des problèmes de direction », ajoute Cécile. L’absence de référentiel de compétences propre à l’Idec ouvre la porte à tous les débordements. Si ces glissements ne sont pas dénoncés, c’est « par méconnaissance, par manque de temps, par facilité », reconnaît Cécile.
« Ça arrange les employeurs, assène Thierry Amouroux, secrétaire général du Syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI-CFE CGC). Ils préfèrent employer des gens moins payés, même s’ils sont peu formés. » Si la validation des acquis de l’expérience (VAE) fonctionne bien pour les ASH souhaitant devenir AS, « encore faut-il que l’employeur accepte de les embaucher sur un poste qualifié par la suite », souligne le syndicaliste, qui rappelle par ailleurs qu’il n’y a pas de VAE pour le métier d’IDE. Les employeurs peuvent néanmoins financer les études en Ifsi des AS. « Mais le coût est important pour l’établissement. C’est donc plus facile pour les Ehpad appartenant au secteur public. » Pour Claudy Jarry, président de la Fédération nationale des associations de directeurs d’établissements et services pour personnes âgées (Fnadepa), les employeurs manquent de moyens pour recruter des personnels qualifiés, notamment des AS. « Les départements, qui financent la partie dépendance de l’enveloppe budgétaire, ont de plus en plus de mal à suivre. » Et de pointer également les difficultés locales à remplacer les personnels en arrêt maladie. « Oui, dans ces cas-là, des ASH se chargent des toilettes les plus simples et des transferts, quand les AS se concentrent sur les toilettes les plus complexes. » Pour Céline Fabre, DRH du groupe DomusVi (197 Ehpad en France), « la prise en charge partielle de certaines missions techniques est envisageable à condition d’être bien encadrée (travail en binôme soignant/non soignant, protocole, formation par l’équipe soignante…) et dès lors qu’elle permettra, à terme, une évolution professionnelle vers une qualification. » Car l’enjeu est aussi de répondre à la demande de reconnaissance des ASH et auxiliaires de vie. Les IDE devront attendre leur tour.
1- « Étude qualitative sur les conditions de travail dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes », Document de travail, Série Études et recherche, n° 134, Drees, sept. 2016.
2- Les postes d’IDE dépendent à 100 % du budget soins, alors que les postes d’AS et d’AMP sont financés à 30 % sur l’enveloppe dépendance ; les postes d’ASH relèvent, eux, à 70 % de la section hébergement et à 30 % de la section dépendance.