Confrontées à une augmentation permanente des recours, les urgences sont prises en étau entre les défauts de la permanence des soins et la diminution du nombre de lits d’hospitalisation. Avec à la clé, des files d’attente qui s’allongent…
Urgences, parfois dix heures d’attente », « Trois heures avec une plaie ouverte au crâne », « Douze heures d’attente aux urgences pour une patiente dans la Drôme : le coup de gueule d’un médecin »… À lire la presse, les services d’urgence en France seraient à bout de souffle et plus à même de remplir leur mission, qui comprend l’accueil permanent de toute personne en situation d’urgence sans sélection, l’observation, les soins, la surveillance au sein de la structure ou l’orientation vers un autre service, un autre établissement, une consultation, un médecin de ville. Les chiffres de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et de la statistique (Drees) semblent pourtant plus rassurants
Ces données pourraient presque faire oublier les variations locales, temporelles voire saisonnières de l’activité aux urgences (comme de la présence du personnel). « Il suffit qu’arrive l’épidémie de grippe, par exemple, pour que l’activité monte en tension », souligne Enrique Casalino, chef du département des urgences des hôpitaux Bichat et Beaujon (AP-HP). Avec d’un côté, plus de patients et de l’autre, moins de personnel qui peut, lui aussi, être concerné par la grippe. Maintenir les efforts sur le temps de passage est donc délicat et nécessite des efforts constants. « D’autant que nous devons nous adapter en permanence pour accueillir toujours plus de patients », observe Angèle Dali-Youcef, cadre supérieure de pôle urgences médecine, réanimation, anesthésie au CH du Mans (72).
Parmi ces recours croissants, certains accusent le comportement de patients relevant de la « bobologie ». Comme l’écrivait récemment l’urgentiste marseillais Joseph Ingrassia sur le site de l’Obs
Mais beaucoup d’urgentistes ne sont pas d’accord pour condamner ainsi de « mauvais patients ». « Les gens viennent aux urgences, car ils n’ont pas trouvé de médecin traitant ou de spécialiste pour les prendre en charge en ville dans un délai convenable, explique Christophe Prudhomme, urgentiste et porte-parole de l’Association des médecins urgentistes de France (Amuf). Cela ne signifie pas qu’ils relèvent de la bobologie et il n’y a pas de raison médicale de les renvoyer vers un médecin traitant introuvable ou qui leur donnera rendez-vous dans sept jours. » Les urgences ne peuvent se permettre de renvoyer un patient avant qu’il ait été vu par un médecin. « C’est comme si le garagiste disait : “je ne reprends pas votre voiture tant que vous n’êtes pas sûr qu’elle est en panne”, résume trivialement Enrique Casalino. Si nous avions plus de médecins de ville et moins de difficultés sociales, nous aurions moins de monde aux urgences. Mais les gens sont là et il faut s’en occuper. »
Aucun critère standard ne permet en effet de classer dès son arrivée un patient comme non urgent. Selon une revue de la littérature datée de 2011
Pour en finir avec cette assertion, certains services ont décidé de se réorganiser (lire p. 24). Au lieu des habituelles filières debout/couchés, trois filières sont créées avec du personnel dédié : prise en charge immédiate, filière rapide ou fast track pour les consultations relevant a priori du généraliste, et une filière intermédiaire pour ceux qui auront besoin dans tous les cas d’examens complémentaires. « De toute façon, ce ne sont pas les consultations simples qui nous prennent le plus de temps médical et infirmier, observe Enrique Casalino. Ce sont les patients les plus sévères qu’il faut hospitaliser. » Des patients qui sont en effet les plus dépendants de l’assistance des personnels.
Autre cause de l’attente : la difficulté à fluidifier le parcours patient entre chaque étape de la prise en charge. Car le temps total de passage aux urgences dépend également de l’organisation globale du service. En 2005, un rapport de la MNEAH
En aval des urgences, le rapport identifiait également la problématique de la recherche de lits d’hospitalisation, qui demeure un problème important. « Ce n’est pas normal d’avoir des gens qui dorment aux urgences en attente de leur hospitalisation », commente Audrey Gaudillère, IDE au SAU (service d’accueil des urgences) et au Smur de Chalon-sur-Saône (71) et présidente de l’association Insufl. En 2013, l’enquête de la Drees avait montré que la recherche d’une place en hospitalisation prenait plus de 50 minutes dans la moitié des cas. Et dans un cas sur dix, jusqu’à 4 heures. « Nous n’avons plus assez de lits où alors ils sont mal utilisés, observe Enrique Casalino. Souvent d’ailleurs, le médecin traitant envoie un patient aux urgences parce que lui-même n’a pas trouvé de service ou le bon circuit pour l’hospitaliser. Il faut absolument trouver une solution à cette problématique. »
Car les conséquences d’une attente aux urgences sont importantes. L’allongement du temps de prise en charge médicale retentit sur la qualité des soins. En ce qui concerne la santé du patient, les conséquences d’urgences surchargées sont en effet bien documentées : la prise en charge de la douleur est moins bonne, la mortalité hospitalière augmente ainsi que la mortalité à 10 jours, la morbidité est plus élevée ainsi que la durée moyenne de séjour aux urgences et en hospitalisation
« Quant au personnel, son seuil de tolérance a augmenté en termes de conditions de travail, résume Christophe Prudhomme. Et à laisser des patients attendre, parfois sur des brancards dans des couloirs, sans pouvoir prendre le temps de leur donner à manger, sans leur accorder aucune intimité, ils peuvent avoir le sentiment d’être maltraitants. » Audrey Gaudillère estime pour sa part que c’est l’infirmière d’accueil qui est la plus exposée aux tensions : « C’est à ce poste qu’il faut expliquer aux patients et aux familles qu’il va falloir attendre et pourquoi. C’est une vraie charge de travail supplémentaire. Alors qu’une fois qu’ils ont vu le médecin, les gens ont le sentiment d’être pris en charge et comprennent mieux. » L’infirmière modère néanmoins les conséquences sur le qualité de vie au travail des soignants : « Quand on vient travailler aux urgences, on sait à quoi s’attendre et on a une véritable volonté d’être actif. »
1- Drees. « Urgences : sept patients sur dix attendent moins d’une heure avant le début des soins ». Études et résultats n° 929, août 2015.
2- L’Obs Le Plus, 18 décembre 2016 (bit.ly/2hvpZg9).
3- Durand A-C et al. ED patients : how nonurgent are they? Systematic review of the emergency medicine literature. American Journal of Emergency Medicine (2011) 29, 333-345.
4- Raven M.C. et al. Comparison of presenting complaint vs discharge diagnosis for identifying « nonemergency » Emergency Department visits. Jama (2013) 309, 11:1145-53.
5- Mission nationale d’expertise et d’audit hospitaliers (MNEAH). « Les temps d’attente aux urgences ». Rapport, mai 2005.
6- « Surcharge des structures des urgences et gestion des hospitalisations », François Braun, Dominique Pateron, Marc Giroud, Samu-Urgences de France, 2013 (bit.ly/2hLOFR9).
→ D’après l’enquête 2015 de la Drees, c’est à 22 heures que la situation est la plus différente selon le volume de patients : un médecin qui travaille dans un service qui traite plus de 80 patients avait quatre fois plus de patients en charge qu’un médecin travaillant dans un service avec moins de 40 patients dans les 24 heures. Le nombre de patients par infirmier augmente également avec le nombre de passages, mais dans des proportions moindres ; il est deux fois plus élevé dans un point d’accueil qui a traité plus de 80 patients que dans un point d’accueil avec moins de 40 patients dans les 24 heures.
À 22 heures se conjuguent en effet deux phénomènes : les patients arrivent encore massivement par rapport aux effectifs médicaux et soignants présents, tandis que les patients arrivés plus tôt ne sont pas encore tous repartis (chez eux ou dans un autre service pour l’hospitalisation).
Drees. « Urgences : sept patients sur dix attendent moins d’une heure avant le début des soins ». Études et résultats n° 929, août 2015.