L'infirmière Magazine n° 380 du 01/03/2017

 

EXERCICE PARTIEL

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VÉRONIQUE HUNSINGER  

La France a transposé, en janvier, une directive européenne qui prévoit un accès partiel aux professions réglementées. Une possibilité qui inquiète les représentants infirmiers et au-delà.

Va-t-on demain, en France, voir débarquer des aides-soignantes ou des auxiliaires de vie issues d’autres pays de l’Union européenne pour exercer une partie du travail des IDE et des Idel ? C’est la crainte que suscite actuellement dans la profession infirmière – et plus largement dans toutes les professions de santé – la publication en janvier d’une ordonnance(1) sur « la reconnaissance des qualifications professionnelles » qui vient traduire dans le droit français une directive européenne de 2013(2). Ce qui a mis le feu aux poudres, c’est que le texte prévoit qu’un « accès partiel à une activité professionnelle peut être accordé au cas par cas » pour pouvoir travailler dans un autre pays que celui où l’on a été diplômé, dès lors que les contours des professions ne sont pas exactement similaires. En outre, l’activité professionnelle pour laquelle l’intéressé sollicite un accès doit objectivement être séparée d’autres activités relevant de la profession en France. Partant, tandis que l’Allemagne diplôme des balnéothérapeutes par exemple, d’autres pays disposent de denturolugistes, autrement dit des prothésistes dentaires qui peuvent poser les appareillages sur les patients. « Potentiellement, toutes les professions sont concernées », met en garde le Dr Michel Chassang, président de l’Union nationale des professions libérales (Unapl). Un sujet à ne pas confondre avec la reconnaissance mutuelle des diplômes que les pays de l’Union européenne peuvent s’accorder entre eux.

Confusion

Là, le sujet est tout autre. « Vous pouvez avoir, dans un État membre, un professionnel qui exerce une profession qui n’existe pas en France, mais qui soit autoriser à travailler sur notre territore et à y exercer certains pans d’une profession réglementée, au risque de se confondre avec elle » explique le Dr Chassang. Selon l’Unapl, d’autres pays, comme l’Allemagne, ont adopté des transpositions de la directive européenne plus protectrices en excluant la santé. « Le problème de ce texte est qu’il confond professions et professionnels, estime le Dr François Blanchecotte, médecin biologiste et nouveau président du Centre national des professions de santé (CNPS), qui a suivi les questions européennes en son sein. On peut très bien imaginer les risques pour chaque profession qu’une partie de son activité soit exercée par des personnes qui n’auraient pas les mêmes diplômes. » En effet, pour les patients, la confusion guette. Et puis, « si on met sur un poste infirmier, une personne qui a une autorisation d’exercice partiel, comment pourra-t-on contrôler la frontière entre l’exercice autorisé et l’exercice non autorisé ? », s’interroge Cécile Kanitzer, directrice des soins et conseillère paramédicale à la Fédération hospitalière de France (FHF).

Compétences en kit

Pour l’heure, le risque que le métier d’infirmière soit exercé en partie par d’autres professionnels est encore théorique. « Mais l’État a ouvert la boîte de Pandore, dénonce Karim Maméri, secrétaire général de l’Ordre national des infirmiers. Cette ordonnance ouvre la possibilité d’un démantèlement du métier d’infirmière. Demain, si certains pays créent de nouveaux diplômes d’infirmières intermédiaires, celles-ci pourront demander l’exercice partiel. » Cécile Kanitzer renchérit : « Le risque de l’exercice partiel sur le terrain est qu’on puisse découper les qualifications d’une infirmière. »

On peut également penser aux aides-soignantes ou aux ASH. Une partiélisation des compétences qui inquiète fortement les syndicats infirmiers. « On ne peut pas découper notre diplôme en morceaux, souligne Ghislaine Sicre, présidente de Convergence infirmière. Quand je fais un pansement, je ne fais pas qu’un acte technique. C’est tout un processus que nous avons appris. » C’est leur capacité de prendre en charge globalement leurs patients que défendent les infirmières. « Cette semaine, je me suis occupée d’un nouveau patient auquel plusieurs médicaments ont été prescrits par un cardiologue, raconte cette Idel. Constatant que l’un d’entre eux provoquait une baisse des pulsations, j’ai alerté immédiatement le médecin afin que les mesures correctrices nécessaires soient prises. Si on forme quelqu’un à ne faire que de la distribution médicamenteuse, il ne sera pas capable d’avoir cette approche globale. » Même crainte pour les établissements de santé. « On peut imaginer que les Ehpad recrutent des personnels sur une partie seulement de notre référentiel métier grâce à cette possibilité d’accès partiel, note Catherine Kirnidis, présidente du Syndicat national des infirmières et infirmiers libéraux (Sniil). Mais cela ne serait pas sans conséquence sur les statuts et les salaires. ». La crainte que l’accès partiel favorise un système de soins low cost est très partagée. « Le problème qui va se poser pour les professionnels libéraux est celui du remboursement de ces soins, souligne le Dr Blanchecotte. Je pense que, dans cette histoire, il y a quand même un peu une recherche de compétitivité des prix alors que c’est la santé publique qui devrait primer. »

Garde-fous

Cependant, le droit à l’exercice partiel n’aura rien d’automatique. « La directive ne donne à personne le droit d’exercer partiellement une profession réglementée, tempère Gilles Devers, avocat à Lyon et ancien infirmier. Elle donne la possibilité de demander l’autorisation d’exercer partiellement une profession. D’importants garde-fous ont été mis en place. » L’ordonnance précise notamment que la demande d’accès partiel pourra être refusée « pour des raisons impérieuses d’intérêt général ». Concrètement, le citoyen européen devra solliciter l’autorisation d’exercer partiellement auprès de l’Agence régionale de santé (ARS) qui sera obligée de prendre l’avis du conseil de l’Ordre. Certes, mais « il ne s’agit que d’un simple avis consultatif, renchérit Karim Maméri. Rien ne dit qu’il sera suivi. »

Impossible de prédire combien de professionnels se saisiront réellement de cette possibilité dans les prochaines années, même si les tensions démographiques sur certaines professions de santé peuvent favoriser l’accès partiel. « Je pense que cette directive vise des poches résiduelles de professionnels en Europe comme on l’avait fait en France pour les anciens infirmiers psychiatriques », relativise Gilles Devers qui remarque que l’Union européenne a également apporté, par le passé, des garanties très fortes sur les diplômes. En effet, c’est également la même directive européenne(2) qui exige un minimum de 4 600 heures de formation pour exercer la profession d’infirmier en soins généraux en Europe. La Belgique avait d’ailleurs dû engager une réforme pour répondre à cet impératif. Comme quoi, l’harmonisation européenne peut aussi avoir du bon…

1- Ordonnance n° 2017-50 du 19 janvier 2017 relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles dans le domaine de la santé.

2- Directive 2013/55/UE du 20 novembre 2013.

HISTORIQUE

D’où vient le problème ?

Tout part d’une histoire individuelle. Un ressortissant grec s’étant formé à la balnéothérapie médicale en Allemagne a voulu ensuite exercer cette profession dans son pays natal. Le métier n’existant pas en tant que tel en Grèce, il a demandé à pouvoir exercer de manière partielle celui de masseur-kinésithérapeute. S’en est suivi une longue bataille juridique avec le ministère de la Santé, bataille tranchée en 2013 par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qui donna raison au « balnéothérapeute/ kinésithérapeute ». C’est cette décision qui a conduit l’Union européenne à légiférer afin de traduire cette jurisprudence et de clarifier les règles d’exercice dans un autre pays que le sien des professions réglementées. Une directive a été adoptée la même année, à charge pour chaque pays de la transposer dans son droit national. Déjà très en retard, le gouvernement français a choisi de passer par la voie de l’ordonnance pour transposer le texte. Au final, le texte paru au Journal officiel du 20 janvier reprend presque mot à mot la directive européenne. « Le gouvernement n’avait pas beaucoup de marge de manœuvre par rapport à la directive européenne, estime Gilles Devers, avocat. Il l’a donc transposée très littéralement. Cela complique d’ailleurs les recours envisagés contre ce texte. » Si les syndicats infirmiers sont encore dans l’expectative, l’Ordre national infirmier a d’ores et déjà annoncé son intention de déposer un recours en Conseil d’État et de mobiliser les parlementaires, rappelant que les commissions des affaires européennes de l’Assemblée nationale et du Sénat avaient rendu des avis défavorables à l’accès partiel. À noter aussi que le texte a fait l’objet d’une fronde interprofessionnelle puisque des syndicats d’infirmiers, de masseurs-kinésithérapeutes, d’audioprothésistes, de podologies et d’orthophonistes ont signé un communiqué commun pour dénoncer les dangers de l’ordonnance. Le Haut conseil des professions paramédicales avait donné un avis défavorable à sa publication. Sans suite.