L'infirmière Magazine n° 380 du 01/03/2017

 

FORMATION

PRISE EN CHARGE

ÉMILIE MOREAU*   NADIA FLICOURT**  

Comment réagir lorsque la sexualité des patients s’exprime ? Les IDE sont régulièrement confrontées à cette question lorsque des soins entraînent d’inévitables réactions sexuelles ou que certains patients dépassent les bornes de la pudeur.

Puisqu’elle participe au bien-être physique et psychique, la santé sexuelle a toute sa place dans une approche holistique du soin infirmier. Dans la pratique, l’infirmière occupe une position privilégiée auprès des patients pour aborder la sexualité : l’empathie et la relation de confiance qu’elle noue avec eux sont propices à aborder des sujets ayant trait à la vie personnelle. Une démarche qui ne va pourtant pas toujours de soi…

1. DIFFICULTÉS ET RÉTICENCES

Les infirmières ont recours à des arguments différents pour expliquer leurs réticences à s’engager dans une prise en soins de la sexualité, à ne pas aborder les problèmes et les difficultés sexuels avec les patients. Tout d’abord, elles peuvent attribuer aux patients le refus de s’aventurer sur ce terrain considérant alors qu’ils souhaitent protéger leur intimité et qu’il ne faut pas être invasif. D’autres arguments sont fréquemment avancés pour expliquer l’évitement des sujets liés à la sexualité : l’embarras, le manque d’intimité, le temps limité, le manque de connaissances et d’expérience, le manque de ressources pour prodiguer une aide si un problème est identifié. De nombreuses études ont mis en évidence que le fait de ne pas être à l’aise avec la sexualité associé au manque de connaissances étaient les principaux facteurs des lacunes de communication des soignants sur ces questions. Ce qui met en exergue la nécessité de la formation des IDE (voir ci-après).

Par ailleurs, des recherches dans le champ de l’oncologie révèlent que l’aisance personnelle de l’infirmière à l’égard de la sexualité facilite l’abord de cette dernière et la possibilité de répondre aux demandes des patients. De même, les infirmières ayant davantage d’années d’expérience et une formation plus poussée rapportent plus d’actes infirmiers en lien avec la sexualité. Cette tendance est confirmée par une étude récente sur l’identification des obstacles à la prise en charge de la sexualité chez des infirmières en oncologie(1). Le malaise et « la gêne » éprouvés par les infirmières seraient en effet principalement liés à la jeunesse et au manque d’expérience.

2. L’ÉROTISATION DE LA RELATION DE SOINS ?(2)

Tous les types de relation de soins, de contacts corporels et de communication verbale peuvent donner lieu à une forme d’érotisation. Il s’agit là d’une forme de dérapage plus ou moins contrôlé où les dimensions personnelles et subjectives du patient viennent interpeller les dimensions personnelles des infirmières, là où a priori l’infirmière n’a pas vocation à être sollicitée.

L’infirmière : un objet de fantasme

Au premier plan de l’érotisation du soin, on trouve l’image sociale de l’infirmière qui est l’objet de nombreux fantasmes véhiculés par des représentations culturelles encore tenaces. C’est un peu comme si l’infirmière était une icône sexy par définition. Elle est ainsi à même de susciter les fantasmes les plus divers chez les patients et dans la population de façon générale. Pour preuve, le nombre de films pornographiques mettant en scène des infirmières. Cette image constitue-t-elle un frein au soin ? En effet, certaines infirmières n’aborderaient pas les questions liées à la sexualité avec leurs patients afin « de ne pas exposer leur vulnérabilité ».

La pratique de soins touchant aux zones génitales fait, elle, courir le risque de dérapages ou de malentendus dans le cadre de la relation entre l’infirmière et le patient (le plus souvent de sexe masculin). Les contacts rapprochés peuvent porter à confusion ou susciter de l’excitation sexuelle chez le patient. L’infirmière se doit de réagir tout en essayant de maintenir la dimension du soin (voir le cas clinique p. 43).

Quand Éros s’invite dans le soin

Il s’agit ici de prendre en compte tout un registre de significations, de sentiments, d’émotions, de fantasmes et de pensées qui peuvent être attribués ou associés à des contacts corporels professionnels considérés et vécus comme non-sexuels ou n’entrant pas nécessairement dans le registre de l’érotique.

→ Quand l’érotisation est vécue de façon positive…

Dans certains cas, l’érotisation, vécue comme forme de sympathie et d’attitude positive de la part des patients, peut grandement faciliter les soins en créant une connivence, voire une complicité, entre les infirmières et les patients, notamment lorsque ces derniers font explicitement des compliments gratifiants aux infirmières qui les soignent… ou blaguent avec elles. Il peut alors s’instaurer une certaine intimité à la fois physique – de par la proximité avec le corps malade que l’infirmière lave et soigne – et subjective – connivence/complicité/réassurance – qui peut s’exprimer par des marques de tendresse ou d’attention comme des bises ou des câlins. Des gestes que l’on s’autorise notamment avec des patients jeunes, les personnes âgées ou ceux en fin de vie. Ces actes et ces paroles ne sont pas considérés comme « sexuels » au sens restreint de génitalité, car ils ne sont pas « érotisés ». La désexualisation des actes et des relations potentiellement sexuels est le résultat d’un processus acquis lentement au fil de l’expérience qui permet une proximité plus grande avec le patient tout en ne se sentant pas menacée. Ainsi, l’érotisation de la relation de soins, telle qu’elle est décrite ici dans sa version « soft », est vécue agréablement, de manière gratifiante, allégeant la charge de travail, facilitant la relation de soins, créant une connivence entre les partenaires du soin, concourant grandement à la satisfaction au travail et donnant le sentiment qu’une relation « humaine » s’est établie avec le patient, au-delà des rôles impartis à chacun. L’expression d’une forte implication personnelle et de sentiments positifs envers les patients, ou certains d’entre eux, expose toutefois les infirmières à deux risques : d’une part, perdre la dimension professionnelle de leurs interventions si la distance affective envers le patient est abolie, et, d’autre part, s’exposer au risque du harcèlement et d’abus sexuels.

→ Quand l’érotisation est vécue de façon négative…

Cela concerne principalement des formes de harcèlement sexuel, qu’il s’agisse de propositions sexuelles directes ou d’attouchements inappropriés sur l’infirmière ou encore de formes d’exhibition des organes génitaux ou de la pratique d’actes sexuels au moment où l’infirmière est le témoin de la scène. Ces situations sont le plus souvent vécues par les infirmières, comme une forme de harcèlement sexuel difficilement acceptable. Dans ce cas, le déni de la survenue de l’événement, sa banalisation ou son intégration dans les schémas et les protocoles professionnels n’est pas possible. Le harcèlement sexuel est vécu de façon radicalement différente de l’érotisation involontaire et se voit qualifié de “dérapage” lors des actes routiniers du soin. Dans ce type de situations, l’infirmière se trouve souvent démunie et doit faire appel aux ressources puisées dans sa propre expérience, dans son aisance ou son malaise personnel à l’égard de la sexualité.

3. ABORDER LA SEXUALITÉ

La santé sexuelle peut être abordée à divers moments de la prise en charge : à l’occasion d’un entretien informel, lors d’un séjour hospitalier, ou dans le cadre d’une consultation formalisée, par exemple avec un patient suivi pour un cancer. Les échanges pourront révéler un dysfonctionnement, une souffrance dans le domaine de la vie sexuelle. Cela nécessite d’être au clair avec soi-même sur le sujet, de se refuser à tout jugement et de ne pas projeter ses propres préjugés ou croyances. Bien identifier ce qui relève de l’exercice infirmier est tout aussi important afin d’orienter le patient vers les professionnels et structures adéquats. D’où l’utilité de savoir appréhender les troubles sexuels et les demandes du patient (voir encadré). La grille d’identification proposée ci-après permet d’accompagner la personne soignée à différents niveaux de demande et de se positionner en tant qu’infirmière(3).

Identifier les types de problèmes

→ La préoccupation : « Quelque chose ne va pas, j’y pense tout le temps. » C’est de l’ordre du vécu individuel et relationnel. L’infirmière se basera sur les principes de l’écoute active c’est-à-dire décoder la dimension affective non verbalisée et mettre des mots sur ce qui se vit afin d’aider le patient à formuler et préciser sa difficulté ou son inquiétude.

→ La difficulté : « Je ne sais pas faire », « Je bloque et je n’ose pas. » Cela peut être lié à la relation ou aux circonstances. La personne a besoin d’un éclairage et de conseils pour faire la part des choses et revisiter ses angoisses. L’infirmière aidera le patient à clarifier la situation (reformulation) et en vérifiera la perception auprès du soigné. Elle pourra ensuite faire part de ses connaissances et de son expérience.

→ La dysfonction : « Tout va bien pourtant, mais je ne fonctionne plus. » C’est au niveau de l’organicité que la question se pose. Mais les troubles sexuels fonctionnels peuvent aussi relever du domaine psychologique (conscient ou inconscient). Ce niveau requiert la consultation d’un expert (médecin, psychologue, kiné, sexologue, sage-femme…).

→ La pathologie : celle-ci est liée à la maladie (le diabète) ou une lésion (chirurgie ou traumatisme) et aux conséquences que celles-ci implique sur la sexualité. Plusieurs disciplines et professionnels sont concernés pour un vrai parcours de soins. À ce niveau l’infirmière aura pour mission de coordonner les soins dispensés par les professionnels concernés.

Communiquer : le modèle Plissit

Disposer d’un modèle pour apprendre à communiquer contribue à donner une légitimité pour aborder la sexualité et peut aider à rassurer lors des situations que l’on ne maîtrise pas bien. Parmi ceux existants, le modèle Plissit(4) permet d’évaluer quatre niveaux d’intervention après l’analyse clinique :

→ la permission : rassurer la personne soignée quant à sa vie sexuelle et lui permettre d’exprimer ses inquiétudes alors qu’elle a un problème de santé ;

→ l’information limitée : les préoccupations des patients sont clarifiées en donnant une information fiable sur l’anatomie et la physiologie. L’impact de la maladie et des traitements sur la sexualité est éclairé. Ce qui nécessite des connaissances approfondies ;

→ la suggestion spécifique : permet d’aborder les aspects plus intimes de la personne. Cela nécessite d’en savoir plus sur l’histoire de la problématique sexuelle discutée. Une fois celle-ci écrite, le soignant peut alors proposer des solutions appropriées (lubrifiants en cas de sécheresse vaginale, par exemple…) ;

→ la thérapie intensive : lorsque le problème persiste, les prises en charge relèvent du domaine de l’expertise thérapeutique et sexologique (conseiller expert, psychologue, psychiatre, sexologue).

4. FORMATIONS ET SUPPORTS PROFESSIONNELS

Acquérir des connaissances, mais également réfléchir aux retentissements personnels que peuvent faire émerger des problématiques liées à la sexualité dans le cadre de son exercice sont deux piliers fondamentaux d’une approche éthique de la sexualité.

→ Des formations existent comme le DIU de sexologie et d’études de la sexualité humaine ouvert à différents professionnels de santé dont les IDE ; un diplôme proposé par l’Association interdisciplinaire post-universitaire de sexologie (Aius) qui se déroule sur trois ans(5). Quelques universités de son réseau préparent, elles, à un DU de santé sexuelle. Des formations spécifiques en sexothérapie selon le type d’orientation thérapeutique souhaitée sont également accessibles à toute personne intéressée par la question, mais elles sont généralement plus onéreuses et ne sont pas officiellement reconnues. Dans le cadre du développement professionnel continu (DPC)(6), certaines formations sont dédiées à la sexualité et aux dimensions communicationnelles de sa prise en charge.

→ Les supports professionnels : l’analyse de la pratique professionnelle (APP) constitue un outil privilégié pour rompre l’isolement dans lequel se trouvent parfois les infirmières et développer un questionnement en groupe de pairs sur les situations rencontrées. Le but étant d’amener les professionnels à réfléchir sur leurs croyances, leurs représentations et leurs émotions et prendre conscience de l’impact de leurs valeurs sur les soins aux patients. Une démarche de supervision auprès d’un psychologue permet également de questionner son implication personnelle dans certaines situations.

1- Julien J., Thom B., Kline N. (2010). Identification of barriers to sexual health assessment in oncology nursing practice. Oncology Nursing Forum, 37 (3), E186-190.

2- Ces idées sont développées dans l’ouvrage : Giami, A., Moreau, E., & Moulin, P. (2015). Infirmières et sexualité : entre soins et relation. Presses de l’EHESP.

3- Hildegard E. Peplau (1952), Relations interpersonnelles en soins infirmiers, InterEditions, 1995 ; Lynda Juall Carpénito-Moyet, Manuel des diagnostics infirmiers, Elsevier Masson, 13e éd., 2012.

4- Permission, Limited Information, Specific Suggestions, Intensive Therapy.

5- Voir le site de l’Aius – l’association interdisciplinaire post-universitaire de sexologie (aius.fr).

6- La contraception et santé sexuelle est l’une des 34 orientations nationale du DPC pour la période 2016-2018.

SITUATION CLINIQUE

Érection lors du soin

Vous devez effectuer des soins préopératoires à M. N. Un rasage intégral du pubis a été prescrit. Vous enfilez vos gants avant de commencer le rasage et vous déplacez le pénis du patient afin d’accéder à la zone à raser. M. N. entre alors en érection. Il est très gêné, mais continue de vous sourire…

Que faire ? Rassurer M. N. sera la première des choses à faire. Il s’agira de mettre des mots sur ce qui se passe, de l’informer que son érection est une réaction normale quand il y a frottement ou manipulation sur ou près du pénis, et ce, même s’il y a absence de désir ou de projet sexuel. Le sourire de M. N. est ici un signe probable de défense et de gêne, « s’habiller d’un sourire pour se protéger du ridicule ». Il ne doit pas être assimilé à une perversion. Agissant ainsi, l’infirmière objective la réaction physiologique sexuelle, permet la distance, neutralise le fantasme et recadre la dimension érotique dans le soin. Ce mode d’action est la base de la gestion de la dimension érotique dans les soins. Le soignant comme le soigné se protègent ainsi au travers d’une situation que l’on met à distance en parlant ; parler « sur » plutôt qu’en étant « avec » ou « dedans ».

DU CÔTÉ DU PATIENT

Comment s’exprime la demande

→ Les demandes verbales peuvent concerner :

– des informations sur les conséquences d’une maladie ou d’un traitement sur la fonction sexuelle et sur la fertilité ;

– des confidences sur les problèmes sexuels ;

– un conseil conjugal ;

– des conseils sur une contraception ou le recours à une IVG ;

– des sollicitations explicites de relations sexuelles ou attouchements sexuels de la part d’un ou d’une patiente ;

– une aide dans l’accomplissement des relations sexuelles avec son partenaire lorsque l’on est en incapacité de le faire ;

– la possibilité de recevoir son conjoint partenaire dans la chambre d’hospitalisation ;

– une mise en contact avec une travailleuse du sexe, une masseuse…

Dans certains cas, la limite entre une demande d’aide et une forme de harcèlement est difficile à tracer.

→ L’irruption du sexuel lors de l’accomplissement des soins :

– manipulations des organes génitaux pour des soins infirmiers ;

– toilette et soins des zones ano-génitales ;

– harcèlements, agressions, gestes et propos déplacés.

SITUATION CLINIQUE

Masturbation : intrusion ou agression ?

Vous devez effectuer une prise de sang à M. P. ce matin. Après avoir frappé, vous entrez dans la chambre, un peu rapidement peut-être. Munie de votre nécessaire pour ce soin, vous vous tournez vers M. P. et constatez qu’il se masturbe et que votre présence ne le gêne en rien, ni ne l’arrête. Vous lui dites sur un ton un peu vif : « Je reviendrais tout à l’heure je vois que ce n’est pas le moment ! » Vous êtes gênée, mal à l’aise voire en colère.

Que faire ? Au vu du droit au respect de l’intimité du patient, celui-ci peut se masturber dans sa chambre. Ce qui fait la différence est de savoir si l’infirmière est rentrée sans attendre l’accord du patient quand elle a frappé à sa porte et l’a surpris ou si la prise de sang était prévue à cette heure-là précisément. Dans le premier cas de figure, l’infirmière ne pouvait que repartir et s’excuser de l’intrusion. Dans le second scénario, cet acte est assimilable à une agression et nécessite d’intervenir et de nommer ce qui fait l’agression, c’est-à-dire imposer un acte sexuel à une personne non consentante et de façon préméditée.

→ Pour la soignante qui subit cet état de fait, il y aura nécessité de transmettre et de partager ce vécu en équipe de soins pour prendre du recul afin de lui permettre d’interpeller le patient et le recadrer plus sereinement. À titre personnel l’infirmière peut faire un dépôt de plainte auprès de la gendarmerie ou de la police (main courante).

→ Ces faits sont souvent minimisés, voire banalisés ou tus et donc non régulés. Les échanges en équipes sont indispensables à la régulation des malaises engendrés et des dispositions à prendre.

FACE À UN INCIDENT CRITIQUE

Un outil de réflexion

Le modèle de support Johns (2000)* peut être utilisé suite à un incident ou une problématique auquel a été confrontée l’infirmière. Du fait de l’implication, de l’intime voir de l’intrusif des situations à caractère sexuel vécues dans le soin, c’est un outil bien adapté. Développé par des praticiens en soins infirmiers, il vise à organiser une réflexion structurée en faisant le distinguo entre les émotions et les pensées propres, le contexte extérieur, et l’impact que celui-ci a sur notre relation aux autres. Il permettrait de mieux appréhender ultérieurement le type de situation vécue.

→ Temps I

1– Décrire la situation

→ Temps II (échange)

2– Quel était mon but dans la situation ?

3– Pourquoi suis-je intervenue de cette manière ?

4– Quelles ont été les conséquences de mes actions ? (pour le patient et sa famille ?, pour moi ?, pour l’équipe ?)

5– Quel a été le ressenti du patient ?

6– Comment le savez-vous ?

7– Qu’ai-je ressenti sur le moment ?

8– Quels étaient les facteurs internes qui m’ont influencé ?

9– Est-ce mes actions étaient en accord avec mes valeurs ?

10– Y a-t-il des facteurs qui m’ont conduit à ne pas être cohérent ?

11– Quelles sont les connaissances que j’ai mobilisées ?

12– Est-ce que cette situation me rappelle de situations antérieures ?

13– Dans une situation similaire à l’avenir, qu’elle serait ma réaction ?

14– Qu’est-ce que je ressens actuellement quant à cette expérience ?

→  Temps III

15– Cette situation m’aide-t-elle à avancer ?

16– Ai-je décidé de modifier ma démarche à l’avenir ?

* Voir la référence dans Savoir + p. 54