Le pari des pratiques avancées - L'Infirmière Magazine n° 381 du 01/04/2017 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 381 du 01/04/2017

 

RWANDA

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

Jean-Bernard Gervais  

Plus de vingt ans après le génocide des Tutsis, le Rwanda renaît de ses cendres. Et propose des formations avancées en soins infirmiers, à mi-chemin entre le statut d'infirmière diplômée d’État et de médecin.

Fin novembre 2016. Kigali, la capitale du Rwanda, vit au rythme des averses périodiques de la petite saison des pluies. Dans un mois, Félicité Dushimé, 24 ans, devra « composer » pour décrocher son advanced diploma, l’équivalent du diplôme d’État infirmier, soit un niveau bac + 3. Elle profite du temps maussade pour s’enfermer pour réviser dans l’une des chambres qu’elle occupe dans la maison de sa sœur, une belle bâtisse située dans le quartier résidentiel de Kabeza, non loin de l’aéroport international Kanombé. On y parvient en empruntant une large avenue éclairée, bordée par des trottoirs rutilants. La ville a comme pris un coup de ripolin, depuis la fin de la guerre au Rwanda et le génocide des Tutsis en 1994. À tel point qu’en 2015, Kigali a été déclarée « ville la plus propre d’Afrique » par l’Organisation des Nations unies (ONU). En effet, tous les samedis, la population est réquisitionnée pour effectuer quelques heures de balayage, d’entretien, de jardinage dans son quartier. Des umuganda (travaux) qui ont permis de redorer le blason de la capitale de ce petit pays d’Afrique centrale, peuplé de quelque 8 millions d’habitants, grand comme la région Bretagne, soit 26 000 km2.

Révolution paramédicale

En revanche, en pleine saison des pluies, les routes en latérite rouge sont vite boueuses. Ce qui n’incite pas Félicité à sortir avec ses amis profiter des attractions de la ville. D’autant qu’elle est à deux doigts de réaliser son rêve. Si elle obtient son diplôme d’État d’infirmière, elle pourra poursuivre encore une année ses études pour décrocher un Bachelor of Science in Nursing, dispensé au sein de la Mount Kenya University. Et avec un pareil sésame, elle pourra prétendre à un statut à mi-chemin entre celui d’une infirmière titulaire d’un DE, et celui d’un médecin : ouvrir une clinique, faire des prescriptions, encadrer du personnel seront à sa portée.

Un miracle pour cette jeune Rwandaise, qui a connu l’exil en Ouganda, avant de rejoindre son pays à l’issue de la guerre, en 1996. Félicité est tutsie, née en exil en Ouganda, pays limitrophe du Rwanda, au cours des années 90. Comme de nombreux membres de son ethnie, sa famille a dû fuir le Rwanda dès 1959, quand un pouvoir hutu totalitaire a pris les commandes du pays des mille collines. Son père, mort à la guerre, a laissé sa mère seule, sans revenu. De retour au Rwanda, Félicité a été placée chez l’une de ses tantes qui l’a élevée à Byumba, au nord du pays. Passionnée par la santé depuis son adolescence, Félicité s’est dans un premier temps orientée vers la médecine. Recalée aux examens de l’Université nationale du Rwanda, elle a choisi de retourner dans son pays d’exil, l’Ouganda, pour étudier la médecine dans une université du sud du pays. Nouvel échec. Les dures conditions de vie et d’étude ont eu raison de sa volonté. En 2013, retour donc à la case départ, à Kigali, au moment où le Rwanda opère sa révolution dans le domaine de la formation paramédicale. Depuis 2011, un Ordre national infirmier recense les quelque 11 000 infirmières du Rwanda, et leur délivre le cas échéant une licence pour travailler. En 2012, le gouvernement rwandais, avec l’appui de la coopération américaine, lançait un programme de e-learning en soins infirmiers. La même année, la Mount Kenya University - une université privée kenyane -, ouvrait un campus à Kigali en sciences de la santé, en particulier en soins infirmiers. Une aubaine pour Félicité, qui décide alors de tenter sa chance dans des études d’infirmière.

Sur le modèle kenyan

Dès lors, il lui faut désormais choisir entre l’enseignement privé et l’enseignement public. Ce dernier offre, lui, une formation en soins infirmiers dispensée dans les cinq anciens instituts de formation, maintenant sous la houlette de l’université du Rwanda, collège de médecine et de sciences de la vie. « J’ai préféré étudier au Mount Kenya University parce qu’elle est considérée comme l’une des meilleures universités d’Afrique de l’Est. Nous avons les meilleurs professeurs », se réjouit la jeune étudiante.

Au regard du Rwanda, le Kenya fait figure de pays ?développé, dans tous les domaines, y compris dans les formations paramédicales, confirme le Dr Conni Mureithi, professeur en sciences infirmières à la Mount Kenya University : « Au Kenya, j’ai passé mes examens pour devenir PhD (Philosophiæ doctor, doctorat) en soins infirmiers, un niveau de formation qui n’est pas encore accessible au Rwanda. » Fort de ses 290 étudiants, le campus de Kigali dispense des formations jusqu’au niveau bachelor en soins infirmiers (bac +?4). « Au Rwanda, nous avons plus ou moins le même système de formation qu’au Kenya, mais en beaucoup plus simple. Ainsi, outre les sages-femmes, nous ne formons que des infirmières générales et des infirmières psychiatriques. Nous n’avons pas d’autres spécialités pour le moment. »

Du diagnostic à la préscription

Pour devenir bachelor, soit l’équivalent d’infirmière clinicienne, deux possibilités d’admission sont envisageables. Les infirmières DE peuvent suivre une mise à niveau de deux ans, et les bacheliers peuvent y accéder pour suivre une formation en quatre ans. « Nous avons été la première université à proposer une mise à niveau, de A1 vers A0 », explique le Dr Conni Mureithi. De plus, les diplômes délivrés par la Mount Kenya University sont également reconnus au Kenya. « Quand tu y étudies, tu as la possibilité de pouvoir travailler un peu partout en Afrique », s’enthousiasme Félicité. De fait, le Rwanda, membre de l’East African Community (EAC) - qui regroupe la Tanzanie, le Kenya, le Rwanda et l’Ouganda - profite du programme d’harmonisation des formations paramédicales initié dans cette sous-région. « Dans le cadre de la mise en place de l’EAC, un diplômé du Rwanda pourra exercer aussi bien au Kenya qu’en Tanzanie », confirme le Dr Mureithi. Jusqu’à présent, une soixantaine d’étudiants ont décroché le précieux sésame, le diplôme de bachelor, qui leur offre de nombreuses opportunités : « En tant que bachelor, nous pouvons manager d’autres infirmières. Nous avons également la possibilité de poser des diagnostics dans certains cas, à l’instar des médecins. Ceux qui en ont les moyens peuvent aussi ouvrir une clinique. » Car dès le niveau bac + 4, les infirmières rwandaises sont habilitées à faire des prescriptions et autorisées à ouvrir des cliniques de soins primaires. « Les infirmières cliniciennes sont aussi mieux payées que les infirmières qui ne disposent que d’un DE. Leur salaire est compris entre 300 000 FRW et 400 000 FRW (entre 375 € et 500 €), alors que les IDE ont un salaire deux fois moins élevé », détaille Félicité. De fait, dans sa classe de 18 étudiants, âgés de 23 à 28 ans, tous veulent devenir infirmier clinicien, voire docteur en soins infirmiers. À l’image d’Ishimwe Amery Karyn. S’il souhaite passer son doctorat, il devra d’abord réussir son bachelor avant de s’expatrier en Afrique du Sud ou au Kenya. En effet, même si cela est prévu prochainement, le Rwanda ne propose à l’heure actuelle aucune formation doctorale en soins infirmiers. Claudine, 23 ans, aimerait pour sa part ouvrir une clinique : « C’est le seul moyen d’approfondir ses connaissances par la pratique. » Elle se satisfait pour le moment des responsabilités qui incombent aux infirmières cliniciennes : « Nous sommes habilitées pour faire de la petite chirurgie, faire des diagnostics de base en pédiatrie, prendre en charge le traitement de la malaria. »

En 2017, la Mount Kenya University devrait proposer de nouvelles formations. « Nous proposerons des formations master en pédiatrie, et pour les sages-femmes. Nous comptons également lancer une formation pour devenir cadre de santé », explique le Dr Mureithi, tout en prenant soin d’évoquer le déménagement de la Mount Kenya University, dans un campus flambant neuf, fin 2017. D’ici 2019, le Rwanda devrait compter 5 095 infirmières ou sages-femmes titulaires d’un DE, 1 011 infirmières cliniciennes ou sages-femmes titulaires d’un bachelor, et 160 infirmières titulaires d’un master, destinées à remplacer l’ensemble des professeurs coopérants américains, qui ont permis à ce petit pays d’Afrique centrale de reconstituer ses ressources humaines paramédicales. Félicité sera, une fois diplômée en 2017, l’une de celles-là…

FORMATION

Les fondamentaux

La première année est consacrée aux matières de base : anatomie, fondamentaux de l’infirmerie, sciences du comportement, biomédical. En deuxième année, les étudiants se penchent sur la physiopathologie, la pharmacologie, fondamentaux de santé publique, pédiatrie, petite chirurgie. En troisième année, les étudiants en soins infirmiers planchent sur l’obstétrique, la santé de la femme. La quatrième année, qui permet d’accéder au degré bachelor, est consacrée à la recherche en santé publique, à l’infirmerie psychiatrique et la santé mentale, à des rudiments en management. Une cinquième année permet d’approfondir le diplôme de bachelor (bachelor’s degree with honors) : on y apprend le management d’un service de santé, des spécialisations. Cette cinquième année devrait débuter en 2017/2018. Les étudiants passent la moitié de leur scolarité en établissement de santé. À Kigali, quatre hôpitaux leur servent de terrain de stage.

SANTÉ PUBLIQUE

Quid de la santé au Rwanda ?

→ Le président du Rwanda, Paul Kagame, a lancé, en 2000, Vision 2020, un programme de développement. Son objectif ? Faire passer le Rwanda du statut de paysà revenu faible (200 $/an/habitant) à celui de pays à revenu intermédiaire (900 $/an/habitant). La santé occupe une place de choix dans ce plan bi-décennal, car pour parvenir à accomplir ce bon en avant, l’état sanitaire des ressources humaines est primordial. Dans le domaine de la santé, en l’espace de 20 ans, Vision 2020 vise à réduire le taux de mortalité infantile de 107 à 50 pour 1 000 naissances, et le taux de mortalité maternelle de 1 070 à 200 pour 100 000 naissances. La prévalence du VIH devra également passer de 13 % à 8 %.

→ Un énorme challenge, d’autant que les ressources humaines dans le secteur de la santé ont été décimées pendant le génocide de 1994. En décembre 1994, le pays ne comptait plus guère que 346 infirmières diplômées, contre 11 500 actuellement.

→ Pour reconstruire le capital en ressources humaines sanitaires, tant sur le plan quantitatif que qualitatif, le gouvernement est passé par plusieurs étapes. Entre 1997 et 2000, le ministère de la Santé a lancé un vaste programme de formation d’infirmières pour améliorer leur niveau. Traditionnellement, avant cette date, les infirmières avaient le niveau primaire (A3), ou le niveau secondaire (A2). Dès 1997, les infirmières ont pu accéder au niveau bac + 3, soit le niveau A1. Il faudra attendre 2006 pour que soit institué le niveau bachelor ou A0, qui correspond à bac + 4.