L'infirmière Magazine n° 382 du 01/05/2017

 

1987-2017

DOSSIER

1988. 100 000 infirmières sont dans la rue. Du jamais vu. Un slogan résonne : « Ni bonnes, ni nonnes, ni connes ! ». 2016-2017. Des milliers d’infirmières se retrouvent à nouveau dans la rue, sous la bannière : « Soigne et tais-toi ! » Deux injonctions pour crier les maux de toute une profession.

Si les slogans scandés par les infirmières sont le reflet du besoin de reconnaissance de toute une profession, beaucoup de choses ont changé au cours de ces trois dernières décennies, et pas seulement pour le pire. Alors que ses rangs n’ont cessé de grossir, preuve de l’attractivité du métier et des valeurs qu’il porte pour les jeunes générations, la profession a également gagné en autonomie grâce notamment au décret de compétence de 2004. Des spécialisations infirmières se sont également affirmées comme les Ibode ou les Iade avec leur exclusivité d’actes récemment acquise quand celle des infirmières psychiatriques a disparu en 1992, au profit de la formation polyvalente. Par ailleurs, bien qu’il lui a été difficile d’émerger, et qu’elle reste insuffisamment soutenue et valorisée, la recherche infirmière s’est malgré tout développée donnant à lire nombre de travaux révélant la richesse et la diversité des thématiques qui reflètent l’intérêt des infirmières pour le soin, leur pratique et leurs patients. Le métier s’est aussi professionnalisé et l’universitarisation de la formation initiale est, en quelque sorte, venue légitimer l’évolution d’une profession née il y a près d’un siècle. Pour Martine Sommelette, présidente du Comité d’entente des formations infirmières et cadres (Cefiec), « si la formation initiale et ses référentiels évoluent, c’est bien parce que la profession évolue. En trente ans, le diagnostic infirmier et le raisonnement clinique se sont affirmés et les infirmières ont acquis de nouvelles compétences dans le domaine de la prévention et de l’éducation thérapeutique ». Et de compléter : « Cependant, il reste beaucoup à faire. Je pense notamment à la création d’une filière doctorale en sciences infirmières comme cela existe déjà dans d’autres pays européens. » Première profession de santé en France, avec ses quelques 600 000 membres, les infirmières ne parviennent pourtant pas à se fédérer en un corps professionnel uni. L’Ordre national des infirmiers, créé en 2006, qui aurait pu - qui aurait dû - incarner les aspirations de la profession, ne parvient toujours pas à susciter l’intérêt des infirmières, car soit elles ne le connaissent pas, soit elles le rejettent.

Attentes en souffrance

Il reste cependant du chemin à parcourir, voire des caps à franchir. À l’image des infirmières de pratiques avancées dont les compétences et l’expertise, faute de cadre statutaire et réglementaire, demeurent sous-employées alors qu’elles pourraient, avec les infirmières libérales, jouer un rôle majeur dans des territoires où la médecine de ville est en grande tension et tend à disparaître peu à peu. « Depuis le rapport Berland de 2004(1), puis le rapport Hénard de 2011(2), on évoque la nécessité de structurer une filière infirmière de niveau intermédiaire entre l’infirmière diplômée d’État traditionnelle et le médecin pour faire face au déséquilibre croissant entre les besoins d’une population vieillissante, l’augmentation massive des maladies chroniques et la diminution rapide du nombre de médecins généralistes dans bon nombre de territoires. Que s’est-il passé depuis ? Pas grand-chose… Et ce, alors que des infirmières se sont formées, elles attendent toujours des missions et un salaire en adéquation avec leur nouvelle qualification. Bref, les besoins sont là, les réponses existent, mais la volonté politique - et par conséquent les moyens - restent insuffisants », déplore Vincent Kaufmann, chargé de projet santé, pilote Maia Sud-Ouest en Seine-Saint-Denis(3). Dans cette même veine, que dire des coopérations entre professionnels de santé, initiées par la loi hôpital, patients, santé et territoires(4) et qui, bien qu’elles aient produit quelques résultats, restent marginales car trop complexes à mettre en œuvre et difficilement reproductibles à grande échelle.

Au bénéfice de la société

Cependant, ces constats n’entament pas le dynamisme de la profession qui, à travers une multitude d’associations spécialisées ou de sociétés savantes, échange au quotidien sur ses pratiques avec pour objectif d’améliorer toujours plus la qualité des soins et la prise en charge des patients. Des patients devenus eux aussi plus exigeants, mieux informés et qui, au nom de la démocratie sanitaire, ont également acquis des droits qui, parfois, sont venus bousculer les professionnels de santé dans leur positionnement, leurs croyances(5). C’est l’évidence, on ne soigne plus aujourd’hui comme on soignait il y a trente ans, tant les avancées médicales, scientifiques et technologiques ont permis de franchir des pas comme jamais auparavant. Les infirmières ne sont pas pour rien dans ces évolutions et elles participent aussi au quotidien à leur mise en œuvre au profit des patients et de la santé publique. Bref, à notre profit à tous, tant il est vrai qu’elles exercent partout : à l’hôpital, en ville, à l’école, au travail, en centres de santé, au sein d’associations…

Une profession malmenée

En trois décennies, plusieurs reformes majeures sont venues elles aussi bousculer l’univers hospitalier (tarification à l’acte, création des pôles hospitaliers et des groupements hospitaliers de territoire…), et plus largement l’organisation même de la santé en France. Mais sous l’effet d’une crise économique désormais chronique, l’efficience a parfois « chassé » le temps de la bienveillance due aux patients dans les services, mais également celle due aux personnels par l’institution. La chasse aux coûts s’est ainsi traduite par une importante réduction des effectifs. Des réorganisations profondes qui ont pour effet de déstabiliser le socle hospitalier qu’on pensait pourtant solide. In fine, depuis une dizaine d’années, ces bouleversements conjugués aux exigences de résultats n’en finissent pas de malmener une profession qui, à juste titre, souffre de travailler dans des conditions d’exercice dégradées où ses valeurs peinent de plus en plus à s’exprimer alors que la demande de soins est, elle, de plus en plus forte, de plus en plus complexe.

La parole libérée

Ce contexte, bien sûr, engendre un malaise profond dans la profession - et connaît parfois, comme au cours des derniers mois, des issues tragiques -, que le sentiment de n’être ni entendu, ni écouté par ses tutelles ne cesse d’exacerber. Pour Vincent Kaufmann, « on semble être arrivé au bout d’une logique gestionnaire où la double injonction “faire plus avec moins” devient de plus en plus insupportable pour les infirmières comme pour l’ensemble des professionnels de santé, même si des économies étaient sans doute à faire ». Reste à savoir comment la profession va parvenir à créer un contrepoids politique suffisamment fort pour mettre en avant un discours soignant et éthique qui viendra questionner cette logique gestionnaire. Loin d’illustrer une résignation, « Soigne et tais-toi ! » est donc à entendre comme une liberté de parole recouvrée afin d’exiger des conditions de travail et de prise en charge des patients dignes. Ce mouvement pourrait donc ne pas se tarir…

1- Mission « Démographie des professions de santé » - Rapport d’Yvon Berland et Thierry Gausseron.

2- Rapport relatif aux métiers en santé de niveau intermédiaire - Laurent Hénard, Yvon Berland et Danielle Cadet, janvier 2011.

3- Vincent Kaufmann est aussi membre du comité de rédaction de L’Infirmière magazine.

4- Loi HPST du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires.

5- Loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé.

TÉMOIGNAGE
« Ce métier, ma vocation »

FARIDA HAMIDI-DEFACQ

CADRE RESPONSABLE D’UNITÉ DE SOINS HÔPITAL D’ARGENTEUIL

Bonjour magazine ! Je m’appelle Farida et comme toi, j’ai aujourd’hui 30 ans de carrière. 30 ans de joie, de rires, de sourires, de pleurs, de coups de sang, de coups de gueule. J’ai débuté ma carrière comme aide-soignante, j’étais fière, fière d’aider mon prochain…le patient. De la médecine à la réanimation, j’ai accompagné la vie dans la maladie et aussi la finitude. Devenir infirmière était une évidence. Ce métier, ou plutôt cette vocation, a été source de rencontre, de co-construction (avec les équipes médicales et paramédicales). On s’est serré les coudes devant des adultes de nôtre âge atteints du sida, cette maladie sourde, honteuse à l’époque, dont on ne parlait pas, tellement on en avait peur. Parfois, la peur au ventreà l’entrée de l’hôpital me terrassait. J’avais peur, non pas de la maladie, mais du regard des patients sur leur corps décharné. Quelle belle avancée ! Restons, nous les infirmières, mobilisées. Continuons à faire de la prévention notre leitmotiv. Aujourd’hui, je suis cadre de santé, je continue et revendique mon attachement au patient, c’est toujours lui qui est au centre de mes préoccupations, de mes choix d’organisations. C’est pour lui que je guide et accompagne mes équipes dans le respect des protocoles et procédures. C’est pour lui que je réfléchis à l’hôpital de demain, aux parcours santé, c’est pour lui que je me forme et m’informe des nouvelles recommandations. C’est pour lui que je vous lis. Demain, le patient se sera vous et moi. Continuez à nous accompagner, à nous guider, à nous former, à nous interroger sur nos pratiques. Donnons-nous rendez-vous dans 10 ans !