À 23 ans, Orianne Plumet découvre la réalité d’une profession, rejointe il y a moins d’un an. À 60 ans et proche de la retraite, Catherine Fayet, elle, l’a vue évoluer depuis plusde trente ans. Deux générations d’infirmières, un seul métier. Ensemble, elles évoquent les changements intervenus ces dernières décennies et leurs espoirs pour l’avenir.
L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Qu’est-ce qui, hier ou aujourd’hui, donne envie de s’engager dans une carrière d’infirmière ?
ORIANNE PLUMET : Il y a tout d’abord la motivation de venir en aide à autrui… Mais pour moi, c’était surtout la possibilité de bouger, d’être mobile, de passer des services de chirurgie à ceux de médecine, et aussi de changer d’environnement géographique.
CATHERINE FAYET : De mon côté, c’est sur place, en travaillant comme ASH, que j’ai eu envie d’aller plus loin. J’ai eu l’occasion d’aider des infirmières, c’était valorisant. Et puis, j’avais envie d’un métier actif, je ne me voyais pas assise à un bureau.
O. P. : Ça, ça n’a pas changé ! En revanche, il n’y a plus autant de passerelles entre les métiers, c’est dommage. Il me semble qu’aujourd’hui, les perspectives d’évolution professionnelle sont moins nombreuses.
L’I. M. : Comment la pratique du métier a-t-elle évolué ?
O. P. : Ce qui est le plus déroutant, en arrivant sur le terrain, c’est l’organisation des plannings : apprendre à gérer le sous-effectif, comprendre la différence entre les jours de congés annuels (CA), les jours de réduction du temps de travail (RT), les repos récupérateurs (RR), les jours supplémentaires (JS)… Je ne m’y retrouvais pas ! Heureusement, dans mon service, les cadres sont très présents. Ainsi, en cas de problème, nous avons un contact de proximité.
C. F. : Je trouve que les procédures, qui sont d’ailleurs de plus en plus nombreuses, accaparent notre attention et que les protocoles écrits limitent la possibilité d’initiatives.
O. P. : C’est sûr que maintenant, tout doit être tracé dans le dossier. D’un autre côté, ça nous permet de prouver qu’on n’a pas fait d’erreur, en cas de procès… Même si c’est vrai, que c’est surtout l’administration que ça sécurise.
L’I. M. : Et concernant la relation avec les patients ?
C. F. : D’abord, la population que l’on reçoit a beaucoup évolué. Mon hôpital est situé en banlieue parisienne, près de la cité des Tarterêts, à Corbeil-Essonnes (91) : on rencontre davantage de personnes en situation précaire. Désormais, nous devons aussi prendre en compte cette problématique sociale.
O. P. : Aux urgences de la Pitié-Salpêtrière (AP-HP), nous recevons beaucoup de personnes âgées, sans famille, sans amis… Certains viennent dans le service le temps de mettre en place un maintien à domicile difficile. C’est compliqué, pour nous, de composer avec des personnes qui n’ont pas envie d’être là.
C. F. : Plus largement, au fil des années, j’ai vu un métier qui s’éloignait peu à peu du patient. Aujourd’hui, on nous demande d’être productifs, avec des durées de séjour de plus en plus courtes… Et quand il y a beaucoup plus de soins à faire en moins de temps, eh bien on reste moins longtemps dans la chambre ! Quand je travaillais avec des malades du sida (NDLR, à l’hôpital de jour dans l’Essonne), j’ai suivi certains patients pendant dix ans ; ça n’arrive plus maintenant.
O. P. : C’est vrai qu’aux urgences, la prise en charge est vraiment rapide. Du coup, il peut y avoir de longues heures d’attente, ce qui engendre des tensions et des violences verbales. Et on a du mal à prendre le temps d’expliquer ce qui se passe pour apaiser ces tensions. L’effet pervers, c’est que le ton peut aussi monter entre soignants quand l’un d’entre nous prend le temps de faire du relationnel et que, du coup, le travail restant rejaillit sur les autres.
C. F. : Eh oui, le relationnel est devenu un luxe !
L’I. M. : Cette cadence se ressent-elle dans tous les aspects du travail ?
C. F. : Oui, notamment lors des périodes chargées, comme les épidémies de grippe : elles sont de plus en plus compliquées à gérer. Et cela influe sur le moral. Avant, c’était dur, mais on avait le temps de se poser, de faire nos transmissions. Aujourd’hui, c’est terminé.
O. P. : Comme j’ai commencé au mois d’août, c’était relativement calme. Et j’étais contente quand ça a commencé à bouger ! Mais très vite, je me suis rendu compte combien c’était fatigant…
L’I.M. : Pensez-vous que la formation en Ifsi prépare suffisamment aux nouvelles modalités du métier ?
O. P. : À l’Ifsi, on travaille désormais par types de processus (tumoraux, obstructifs, traumatiques…), ce qui fait que l’apprentissage des soins est parfois déconnecté de celui des pathologies !
C. F. : Les étudiants voient aussi moins de soins techniques qu’à notre époque et c’est un peu compliqué au niveau des stages. Il faut aussi avouer que, de notre côté, on a moins le temps de les encadrer.
O. P. : C’est vrai que quand j’étais en stage, j’avais parfois l’impression d’être dans les « pattes » des infirmières. Mais aujourd’hui, je me rends compte de la difficulté de me positionner par rapport aux étudiantes, de leur donner des conseils pour progresser sans être trop dure.
C. F. : Quand l’encadrante est sous pression, ça peut aller jusqu’à la maltraitance. C’est plus difficile de débuter aujourd’hui. D’ailleurs, on voit des taux d’abandon de 20 % en cours d’études alors qu’à mon époque, c’était exceptionnel.
L’I. M. : L’articulation vie privée-vie professionnelle est-elle plus difficile à gérer ?
C. F. : La vie privée est beaucoup plus difficile à préserver qu’avant. Même si, quand j’étais plus jeune, il nous arrivait aussi de mélanger les genres : l’hôpital était un peu notre deuxième famille, on y amenait parfois nos enfants. Aujourd’hui, c’est différent : il existe des alertes et rappels pour demander aux infirmières des remplacements au pied levé !
O. P. : Chez nous, il y a un pool, donc quand on nous demande de faire un remplacement, c’est vraiment de la dernière minute. Mais nos cadres sont très diplomates dans leur façon de demander. Du coup, on se sent un peu obligée d’accepter ! Par ailleurs, je me rends compte que j’ai beaucoup à apprendre sur les mécanismes de défense : savoir se cacher derrière la blouse blanche et la laisser derrière soi en rentrant.
C. F. : Et puis tout le monde n’a pas une vie facile, et ne peut pas se ressourcer en rentrant. Il y a beaucoup de jeunes femmes seules avec leurs enfants. Et le salaire n’a pas suivi la progression des loyers. On vit clairement moins bien.
O. P. : C’est vrai que j’ai des collègues qui habitent toujours chez leurs parents à 28 ans !
L’I. M. : Comment envisagez-vous l’avenir de la profession ?
C. F. : Tout dépendra des politiques de santé. Pour moi, il faudrait mieux reconnaître nos responsabilités, revoir les effectifs et nous rendre des moments d’échange. Mais je suis optimiste, car la nouvelle génération réussit mieux que nous à protéger sa vie privée et à exprimer ses exigences ; elles sont moins freinées par l’idée qu’elles ont la vocation et qu’elles doivent donc tout accepter.
O. P. : C’est vrai qu’il y a moins de dévotion et qu’on dit facilement ce qu’on ressent…
C. F. : Mais très individuellement ! Il va falloir qu’elles trouvent des moyens d’expression collective.
INFIRMIÈRE AUX URGENCES, LA PITIÉ-SALPÊTRIÈRE (AP-HP)
→ 2011-2013 : entame sa première année de médecine
→ Septembre 2013 : entre à l’Ifsi Saint-Joseph (Paris)
→ Février 2016 : stage aux urgences de l’hôpital Lariboisière (AP-HP)
→ Août 2016 : tout juste diplômée, elle entre aux urgences de la Pitié-Salpêtrière (AP-HP)
INFIRMIÈRE, HÔPITAL DE JOUR, ET PERMANENTE SYNDICALE AU CH SUD FRANCILIEN
→ 1981 : entre à l’école des Hospices civils de Lyon par promotion professionnelle, après avoir travaillé comme agent de service
→ 1984 : jeune diplômée, elle rejoint le service des grands brûlés de l’hôpital Edouard-Herriot
→ 1994 : travaille en hôpital de jour auprès de patients atteints du sida ou en chimiothérapie, dans l’Essonne (91)
→ 2012 : représentante syndicale au sein du Centre hospitalier sud francilien