En Suisse, un programme pousse les étudiants en soins infirmiers et en médecine à travailler de concert. Au fin fond de la Chine ou de l’Inde, plusieurs semaines durant, ils mènent ensemble un projet de recherche. Une expérience originale.
Cela n’a pas été facile tous les jours. D’autant qu’au départ, chaque groupe défendait sa façon de voir les choses. Mais à la fin, nous n’étions plus qu’un groupe d’amis, sans distinction entre les études de médecine ou en soins infirmiers. Chacun avait son pôle de compétences, et nous avons appris à nous écouter. La “guéguerre” qui peut exister entre les étudiants en médecine et en soins infirmiers est dommageable, car nous allons être amenés à travailler ensemble. Autant apprendre à le faire dès la formation ! » Jean Regina, aujourd’hui étudiant en quatrième année de médecine à l’Université de Lausanne (Unil), a gardé un excellent souvenir de son expérience passée dans la région de Coimbatore, au sud de l’Inde. Avec trois autres étudiantes (deux en soins infirmiers et une en médecine), il a mené une recherche sur « l’attention portée à la mal?nutrition dans le traitement de la tuberculose en Inde ».
Cette expérience à l’autre bout du monde, baptisée « Immersion communautaire interprofessionnelle » (Imco), a été mise au point en 2014 par l’Institut et Haute École de la santé La Source, à Lausanne, et l’Unil. « L’Imco s’inscrit autour de deux axes que souhaite développer notre école : l’internationalisation des études d’une part, et la formation interprofessionnelle de l’autre, explique Madeleine Baumann, doyenne des affaires internationales de l’Institut et Haute École de la santé La Source. Nous sommes convaincus que l’on doit apprendre aux étudiants à collaborer dès la formation et pas uniquement en stage. Une bonne collaboration interprofessionnelle a des effets sur la qualité des soins, c’est indéniable », estime-t-elle. Et quoi de mieux que l’immersion dans un pays très éloigné du sien pour forcer les étudiants à travailler ensemble ?
Outre la distance et la langue, les différences sociales et culturelles, tout comme les disparités en termes d’offre de soins et de pratiques professionnelles, bousculent les repères. Les futurs professionnels découvrent d’autres manières d’agir et d’être, que ce soit dans la relation soignant-soigné, la gestion de la douleur, la place des proches… Autant de différences qui les poussent à s’interroger sur leurs propres pratiques. « Ils se retrouvent plongés dans une culture profondément différente de la leur. Et bien qu’ils soient accompagnés sur place, ils peuvent vivre des situations dans lesquelles ils se retrouvent complètement démunis. Ne pas se faire comprendre peut être un facteur de stress. J’espère qu’ils y repenseront lorsqu’ils auront en face d’eux un patient étranger », poursuit Madeleine Baumann.
Chaque année, 20 étudiants participent au programme. La moitié d’entre eux, composée d’étudiants de 3e année en soins infirmiers, pourront valider un module de niveau bachelor. L’autre moitié est constituée d’étudiants en troisième année de médecine. Par groupe de quatre, ils partent trois semaines en Inde (avec l’université de Coimbatore ou celle de Mangalore) ou en Chine avec l’université de Jiangnan. Les places en Imco sont chères. « Nous devons faire une sélection parmi les candidats. Nous examinons en particulier le niveau d’anglais, la motivation et l’engagement dans la vie de l’école », précise Madeleine Baumann. Pour que l’aspect financier ne soit pas un frein, l’école prend à sa charge une partie du billet d’avion, le logement, un repas par jour et les transports sur place.
L’Imco est l’occasion pour les étudiants de mettre en pratique leurs cours sur la recherche en en menant une « grandeur nature ». « Outre le côté interprofessionnel et la mobilité internationale, ce qui m’a vraiment plu dans ce programme est la démarche de recherche scientifique. À notre petite échelle, on se rend compte du travail que représente la recherche. Cela m’a donné envie d’en faire », soutient Hélène Lelay. Aujourd’hui infirmière, celle qui était encore étudiante l’an dernier a travaillé sur la prise en charge des personnes âgées en Chine : « La problématique nous a semblé très intéressante dans la mesure où la culture chinoise fait reposer le système sur la famille. Les enfants ont l’obligation morale de s’occuper de leurs aînés. Nous souhaitions comprendre, au vu des déterminants démographiques, politiques et sociologiques, quelles étaient les attentes des différentes générations chinoises concernant la prise en charge de la population vieillissante. Est-ce que le modèle de maison de retraite y est tout de même bien accepté ? »
La formulation de la question de recherche s’effectue bien en amont. Elle fait l’objet d’une validation par les enseignants suisses et les partenaires locaux. « Le but est que les étudiants suivent la méthodologie qu’ils ont apprise en cours. Ils doivent produire un protocole de recherche, effectuer une revue de littérature, préciser comment ils pensent s’y prendre et qui ils comptent rencontrer », souligne Madeleine Baumann. Ce travail en amont permet aussi aux interlocuteurs chinois et indiens de procéder à des demandes d’autorisation pour les rendez-vous. Un point qui peut constituer aussi l’une des limites du projet. « Que ce soit les étudiants en soins infirmiers qui nous accompagnaient et servaient d’interprètes ou les personnes que nous avons interviewées, tous voulaient nous montrer à quel point tout fonctionnait bien en Chine. Il était très difficile de recueillir des points de vue critiques ou du moins réservés », pointe Delphine Dubied, ancienne étudiante en soins infirmiers qui a planché avec son groupe sur les facteurs favorisants et les obstacles à l’arrêt du tabac pour les plus de 50 ans en Chine.
Dans un pays où 57 % des hommes fument (contre seulement 3 % de femmes), et où les substituts nicotiniques sont encore largement méconnus, les quatre étudiantes ont été « frappées par l’importance socio-professionnelle que revêt la consommation de tabac chez les hommes. La cigarette représente pour eux un code social puissant et capital pour les bonnes relations entre amis, la négociation dans le cadre du business ou l’intégration sur le plan professionnel », indique Delphine Dubied. De cette « expérience hyper enrichissante », la jeune femme a appris à adopter plus de finesse dans la communication, en privilégiant les questions courtes et en étant attentive à l’échange non verbal : « La communication n’a pas toujours été facile, même avec un traducteur. Un interlocuteur pouvait parler pendant de longues minutes et l’étudiant résumait la réponse en dix mots… Mais, néanmoins, je pense que nous avons appris à communiquer autrement. »
L’autre grand bénéfice de ce programme est bien évidemment la collaboration entre futures infirmières et futurs médecins. « Ce type d’expérience favorise une certaine empathie des uns vis-à-vis des autres, estime Delphine Dubied. On a toujours tendance à avoir une vision préconçue de la profession des autres. Les étudiantes en médecine ont pu constater que nous avions davantage de connaissances pour la recherche puisqu’elles n’avaient pas encore eu de cours dans ce domaine. De leurs côtés, elles apportaient leur expertise en matière de physiopathologie ou de symptomatologie. Nous nous sommes très bien complétées ! »
En Suisse, dans le canton de Vaud, l’interprofessionnalité des formations de santé est déjà largement favorisée. En deuxième et troisième année, les étudiants en soins infirmiers partagent ainsi quelques cours avec les futurs médecins, physiothérapeutes, sages-femmes et techniciens en radiologie. Avec ce programme, le rapprochement interprofessionnel progresse encore un peu plus.
« Comment la Chine peut-elle gérer 200 millions de personnes âgées ? », « Quels sont les facteurs favorisant et les obstacles à l’arrêt du tabac en Chine ? », « Quels sont les déterminants de la malnutrition et leur impact sur le traitement de la tuberculose en Inde ? », « Perception des patients adultes séropositifs par les intervenants du système de santé de Mangalore (Inde) ». Les étudiants ont travaillé sur ces questions lors du dernier programme d’immersion communautaire interprofessionnelle. Après avoir été validé par les enseignants suisses, le sujet de recherche est ensuite traduit en anglais et envoyé aux équipes des universités partenaires qui font jouer leur réseau pour aider les étudiants à rentrer en contact avec les interlocuteurs concernés.