L'infirmière Magazine n° 382 du 01/05/2017

 

Bernard Roy Professeur titulaire à la faculté des sciences infirmières de l’université Laval, au Québec. Il est également directeur de la collection « Infirmières, communautés, sociétés » des Presses de l’université de Laval

EXPRESSION LIBRE

En 1985, quelques mois avant la fin de ma formation en soins infirmiers, je bavardais autour d’un verre, avec une amie rencontrée alors que nous réalisions nos stages respectifs dans le même institut psychiatrique. Elle, en médecine, moi, en soins infirmiers. Nous aimions nos manières de penser le monde. Elle appréciait l’écoute que je portais aux patients, mon attitude soignante. Lors de ce tête-à-tête, je lui mentionnais que, tout comme moi, ma mère était infirmière. Et voilà, qu’à ces mots, elle éclata d’un rire déconcertant. Dans sa tête de psychiatre en devenir, mon choix de profession fut d’emblée associé à un trouble de filiation, à un œdipe non résolu. Pourtant, l’un comme l’autre, nous osions franchir d’opaques frontières de genre. Son audace d’investir cette profession dominée par le masculin m’épatait. Mais moi, désormais, je percevais mon incursion dans le monde féminin comme douteuse, pathologique.

Dans le monde occidental, la présence masculine dans l’univers infirmier fut longtemps suspecte. Au cours du XXe siècle, la recherche en sciences infirmières réalisa plusieurs travaux sur la « nature » et le « genre » du soin. Dans les années 1970, nombre d’articles posaient un regard négatif sur la présence des hommes dans cette profession féminine. On affirmait que l’homme ne possédait pas les compétences, la nature soignante pour revêtir l’habit infirmier. D’autres, prétendaient, le plus sérieusement du monde, que les infirmiers reproduiraient les règles de la domination patriarcale. Les mœurs douteuses des hommes choisissant de chausser les souliers de l’infirmier seront invoquées. A contrario, au milieu des années 1980, un large pan de la société québécoise se réjouissais du mouvement de féminisation de la profession médicale.

Aujourd’hui, 50 % de l’effectif médical québécois est constitué de femmes. Une fierté ! Mais, le monde infirmier demeure, lui, indubitablement féminin. L’influence de Florence Nightingale qui estimait, au XIXe siècle, que la femme était naturellement soignante, perdurera longtemps au Québec. Jusqu’à l’adoption du Bill 89, en 1969, la profession infirmière est réservée aux femmes. Au XXIe siècle, selon l’OIIQ(1) la proportion d’hommes infirmiers peine à dépasser le seuil des 10 %(2). Si les peuples sans histoire sont sans avenir, nous pouvons présumer que l’avenir des hommes dans la profession infirmière est loin d’être assuré. Simone de Beauvoir écrivait « on ne naît pas femme, on le devient ». Pareillement, on ne naît pas soignant, on le devient. Et pour le devenir, il nous faudra raconter des histoires de soignants. Des récits d’hommes ayant escaladé la muraille du genre du monde infirmier. Parce que le soin est une nécessité sociale, il doit être accompli par tous, aussi bien les femmes que les hommes. Comme l’affirme la philosophe Fabienne Brugère, le soin, la sollicitude, le souci des autres sont plus nécessaires que jamais dans nos sociétés destructrices du lien social.

1- Ordre des infirmières et infirmiers du Québec.

2- Dans le reste du Canada, la proportion avoisine les 8 %, tandis qu’en France, elle est de 13 %.