FORMATION
APPRENTISSAGES
Otilia Froger* Christine Berset**
*maître d’enseignement
**vice-doyenne du programme Bachelor, Haute École de la santé La Source, Lausanne
Pour pouvoir prendre en compte la globalité et la complexité des situations de soins, modèles, théories et concepts apportent une contribution indispensable au développement du jugement clinique.
Il est commun, dans le domaine des soins infirmiers, d’envisager la démarche clinique selon deux perspectives, celle du rôle médico-délégué et celle du rôle autonome. Et il est parfois moins aisé de les concevoir comme une seule démarche au service du projet de soins, qu’il soit infirmier ou interdisciplinaire. Par exemple, dans le cas d’une personne hospitalisée à qui l’on découvre un diabète, l’infirmière sera attentive aux traitements et risques de complication et va aussi avoir un rôle éducatif dans la gestion de la maladie, de l’équilibre de vie, en vue de la meilleure qualité de vie possible.
D’où la pertinence du modèle d’intermédiaire culturel issu des travaux de recherche de Michel Nadot(1). Il s’agit d’un modèle de l’activité soignante qui permet d’inscrire la pratique infirmière dans plusieurs systèmes culturels (voir le schéma ci-contre) : médical, institutionnel, patient. Le propre de l’activité de l’IDE est d’agir au service de ces différents systèmes : elle répond au médecin, est centrée sur le patient et coordonne les interventions. La position de l’infirmière apparaît dès lors comme « une position d’intermédiaire culturel » prenant en compte la globalité et la complexité des situations de soins.
Outre les soins médico-délégués et de par son savoir propre, l’infirmière s’intéresse à l’individu comme étant une personne qui vit des expériences de santé(2). Par exemple, dans le cas du patient diabétique qui a son propre vécu de la maladie et de l’anxiété qu’elle génère en lui, il s’agira pour l’IDE, au-delà des protocoles standardisés, de prendre en compte cette dimension personnelle en s’appuyant sur son savoir propre. Des recherches ont d’ailleurs été réalisées notamment sur l’incertitude, l’anxiété, la fatigue. L’évolution des connaissances en sciences infirmières a ainsi permis de mettre en exergue la spécificité de la contribution des soins infirmiers à la santé des personnes(3). Dans le bachelor en soins infirmiers, ces savoirs sont essentiels. Ils permettent à l’étudiant d’avoir une compréhension des spécificités de la profession et de sa complexité – soigner des personnes qui vivent des expériences de santé particulières – et de s’approprier la culture infirmière.
Cette appropriation de la culture infirmière passe également par la connaissance de l’histoire de la profession et la compréhension de l’évolution des courants de pensée de la discipline. Plus largement, l’ambition est de développer une conception des soins. À cet égard, les modèles conceptuels en particulier sont une aide précieuse à la construction de sa propre pratique par l’étudiant dans le cadre de la professionnalisation. Les modèles, théories et concepts en sciences infirmières apportent également une contribution indispensable au développement du jugement clinique et à l’orientation des soins. Par exemple, apprendre à reconnaître et comprendre des expériences de transition(4) permet de concevoir des interventions professionnelles favorisant une transition saine ou harmonieuse. Pour reprendre l’exemple du patient diabétique, le moment de la découverte de sa pathologie, très délicat, où il passe du statut de personne en bonne santé à celui de personne malade est une expérience de transition qui a été étudiée, tout comme le concept d’espoir. L’IDE peut dès lors accompagner le patient en se référent à ces apports scientifiques. Ces savoirs sont aussi au service du développement d’une pratique réflexive en devenant des références pour analyser des expériences dans une perspective disciplinaire. Et comme le souligne Mireille Saint Étienne, « la clarification de la clinique en soins infirmiers passe par l’élaboration et l’explicitation des savoirs en jeu dans les situations de soins »(5).
Les théories de soins, quand elles guident la démarche clinique, ne sont pas uniquement des connaissances à appliquer mais se présentent comme un guide influençant la méthode, les raisonnements et les attitudes. À titre d’exemple, voici comment nous utilisons la théorie de gestion des symptômes pour construire une séquence de formation.
→ Définition : la théorie de gestion des symptômes est une théorie de soins intermédiaire proposée par Dood & al en 2001, traduite en français en 2013 par Eicher & al(6). Elle définit le symptôme comme une expérience subjective. L’intérêt est de comprendre comment la personne vit et gère un problème de santé afin de l’aider à développer ses propres stratégies ou de nouvelles stratégies, tenant compte des connaissances, des recommandations. La théorie comporte trois concepts centraux reliés entre eux :
• l’expérience du symptôme : elle se compose de la perception du symptôme par le patient, de la manière dont il l’évalue et dont il le gère, ces trois aspects s’influençant. La théorie guide les aspects du symptôme à explorer : description, occurrence, intensité vécue, impact, stratégies utilisées pour sa gestion, etc ;
• les stratégies de gestion du symptôme : elles s’intéressent aux diverses approches pour gérer le symptôme en tenant compte de la manière de les utiliser (qui, pour qui, quand, comment…). La recherche nous renseigne sur les interventions qui permettent de réduire un symptôme donné. La démarche clinique se construit à partir des préférences et valeurs, des besoins, des capacités du patient et des connaissances de l’IDE sur ce qui favorise la réduction du symptôme ;
• les effets obtenus sur l’état du symptôme : dans les maladies chroniques où la suppression du symptôme n’est pas toujours possible, il s’agit dès lors d’évaluer les bénéfices obtenus en termes de qualité de vie, d’amélioration fonctionnelle, de coûts, etc.
• Utilisation en oncologie : l’intérêt de recourir à la théorie de gestion des symptômes est de permettre de gérer un ensemble de symptômes courants et interdépendants qui, s’ajoutant à une situation déjà lourde, ont un impact sur la qualité de vie. Or, souvent, nous sommes focalisés sur les effets des traitements au détriment d’un symptôme plus latent comme la fatique. Cette fatigue se présente en association avec d’autres symptômes comme l’insomnie et la douleur ou l’anxiété, voire parfois la dépression. Tous sont interdépendants et ne peuvent être considérés de manière isolée (« cluster »). Ils affectent le fonctionnement quotidien, la capacité d’« autosoins », le sentiment de bien-être, interfèrent avec la vie familiale et professionnelle. La fatigue reliée au cancer est perçue souvent comme « normale » par les patients, et ils disent parfois avoir peur de trop en parler pour ne pas qu’on ne leur diminue leur traitement(7). Le fait de mettre en avant un symptôme permet d’orienter vers des solutions, des recommandations. Par exemple, s’agissant des stratégies de gestion de cette fatigue, elles mettent en avant l’exercice physique(8) qui serait même efficace sur plusieurs symptômes liés au cancer(9). L’adhésion du patient dans la durée est un élément central de la théorie. On comprend le challenge dans ce contexte.
→ Apprentissage par la simulation : dans le cadre de la formation des étudiantes, l’accompagnement du patient dans la gestion de ses symptômes donne lieu à un apprentissage en référence à cette théorie. Les objectifs de la séquence sont orientés sur la compréhension de la symptomatologie (« cluster »), la conception et la planification des stratégies ainsi que leur évaluation. Afin d’être le plus proche possible de la réalité professionnelle, l’apprentissage a lieu dans le cadre d’une pratique simulée. La théorie de gestion des symptômes guide la conception de cette démarche pédagogique :
– les concepts de la théorie orientent la définition des objectifs ;
– la construction du scénario pour le patient simulé utilise les résultats de recherche décrivant la perception du symptôme ;
– l’analyse des données lors du debriefing est organisé autour des concepts centraux de la théorie permettant ainsi de renforcer son ancrage dans la démarche méthodologique mais surtout permettant à l’étudiant de construire sa démarche clinique.
Ce travail sur le rôle infirmier qui allie connaissances spécifiques à notre champ professionnel et outil pédagogique permet à l’étudiant de se centrer sur le patient pour l’aider à développer des stratégies personnalisées. Et par ces pistes de réflexion, nous relevons l’intérêt des savoirs en sciences infirmières pour le déploiement d’une démarche clinique véritablement infirmière.
1- Nadot M., « Médiologie de la santé. De la tradition soignante à l’identité de la discipline », Perspective soignante, n° 13, 2002/04, p. 29-86.
2- Pepin J., Kérouac S. & Ducharme F, La pensée infirmière, Éd. Chenelière éducation, 2010, 3e ed.
3- Dallaire C., Le savoir infirmier. Au coeur de la discipline et de la profession, Gaëtan Morin éditeur, Chenelière éducation, 2008.
4- Meleis, cité dans Dallaire (voir note 3).
5- Saint Etienne M., « Éléments d’une clinique en soins », Recherche en soins infirmiers 2006/1 (n° 84), p. 11-15.
6- Eicher M. et al., « Version française de la théorie de gestion des symptômes (TGS) et son application », Recherche en soins infirmiers, 1/2013 (n° 112), p. 14-25.
7- Conroy E. G., « Cancer-Related Fatigue: Management », The Joanna Briggs Institute, 2016.
8- Cochrane 2014.
9- Les autres stratégies recommandées sont des méthodes de relaxation (Conroy, 2016), bien sûr la gestion des autres symptômes associés et la correction des facteurs biologiques aggravants tels que l’anémie. À noter que des programmes de gestion de la fatigue commencent à voir le jour et leur efficacité a été démontrée. Toutefois, pour obtenir une adhésion dans la durée, l’accompagnement infirmier est primordial.