SOUS L’ŒIL DU PHOTOGRAPHE
SUR LE TERRAIN
REPORTAGE
Des entrailles de la terre, dans une mine de potasse du Haut-Rhin, au sommet du Mont Blanc en compagnie des enfants de l’association À chacun son Everest !. Des vastes étendues du cercle polaire russe au soleil de la Guyane. Des services très pointus aux soins dispensés en pleine rue par des maraudes infirmières belges. Les nombreux reportages – on en compte près de 320 depuis janvier 1988 ! – nous ont permis, au fil des années, d’entrevoir des facettes du monde, de le parcourir, les yeux grands ouverts, curieux devant des pratiques de soins différentes des nôtres ou des techniques originales, voire étonnés de découvrir, après une journée avec un « ajqu’ij » (chaman guatémalien), que guérir est une question d’équilibre… Pour ce numéro anniversaire, nous vous faisons revivre dix des sujets les plus marquants, en donnant la parole cette fois au photographe. Car derrière chaque cliché se cachent un regard, une émotion, un sourire, un moment, un souvenir… Celui qu’on n’oublie pas.
→ Mon immersion à Faugeras a démarré en 2005, à raison de deux visites par mois. Comme je logeais dans une petite chambre de ce foyer d’accueil pour personnes handicapées mentales, j’étais avec les résidents du matin au soir. Le dimanche, j’accompagnais Christian au PMU. On s’installait toujours à la même table pour boire un café. Il piaffait d’impatience en remplissant sa grille, toujours les mêmes numéros. Il se voyait déjà millionnaire ! Il me montrait son billet afin que je le photographie puis le validait auprès de la serveuse qui l’accueillait avec un grand sourire. C’était « son » grand moment du week-end. J’ai quitté Faugeras en 2007. Une déchirure. Les émotions étaient si fortes que dix ans après, ils me manquent encore. JEAN-LOUIS COURTINAT
→ Le reportage en milieu hospitalier m’a toujours passionné. Pour un photographe, cet univers allie rapport humain, technologie et imprévu. L’approche psychologique est primordiale. Sans la complicité du personnel soignant et la confiance des patients, il est impossible d’écrire des images qui racontent la vie du service. J’ai toujours eu un faible pour les services de néonatalogie. C’est le début de la vie avec un côté infiniment petit et fragile. Le travail du personnel soignant est fascinant. J’ai cherché ici à mettre en perspective la taille de la main de l’infirmière et celle du bébé tout en jouant sur le reflet de la vitre de la couveuse. Ce jeu de miroir renforce l’intensité du regard de la soignante tout en illustrant bien sa concentration. PASCAL DELOCHE
→ J’ai éveillé la curiosité des autres en me lançant dans cette série de photos sur le bloc opératoire. Pourquoi montrer autant d’intérêt ? J’ai choisi d’aborder ce monde mystérieux et réservé aux initiés afin de mieux comprendre l’angoisse qu’il suscite et d’en saisir la quintessence. Le traitement en noir et blanc permet à la photographie de prendre une autre dimension, entre fiction et réalité. Cette image est totalement surréaliste ! Des papillons gigantesques dans un bloc et ces personnages échappés d’un film de science fiction. Pour le rendre possible, aucune mise en scène nécessaire, juste un point de vue et un cadrage… pendant que l’intervention se prépare dans les règles strictes d’asepsie. SYLVIE GOSSELIN
→ À la maternité d’Oran, en Algérie, dans une aile dédiée à l’avortement au sein d’un pays où la pratique est mal considérée, impossible de sortir un appareil photo ! Le dessin est plus anodin. Moins violent. Mais ce n’est que la mise en papier du regard d’un homme dans des lieux où les femmes tentaient d’échapper aux regards. La salle de curetage est un exemple du mépris de l’avortement. Tout y est laissé à l’abandon, sale, en mauvais état, caché au fond du couloir. Ce dessin représente le mieux ce sujet, et illustre ce qu’un dessin apporte. D’autant qu’il était complexe car réalisé par petits bouts, rapidement, par peur d’être surpris… tout en tentant d’être le plus précis possible. AUREL
→ Chamonix, été 2012. J’accompagne une quinzaine de jeunes de 8 à 14 ans, tous en rémission de cancer. Ils sont accueillis à la maison de l’association À chacun son Everest ! dont le but est d’aider chaque enfant à gravir « son sommet » le dernier jour. Ici, un groupe s’initie à l’escalade. À l’avant, un des apprentis alpinistes cherche sa prise sur le rocher. Je m’approche de lui. Collé contre le roc, son regard se concentre sur sa main qui cherche la bonne prise. Il avance à son rythme, surmonte sa peur du vide, apprend à sentir son corps et à se dépasser. De quoi devenir plus fort pour vaincre la maladie. MARIE-PIERRE DIÉTERLÉ
Le bord de mer avait été ravagé. Là où il y avait des maisons, il ne restait que des ruines. Je marchais dans ce terrain qui rappelait celui d’une ville bombardée. J’avais été envoyé en Inde pour « couvrir » l’après-tsunami et l’organisation de l’aide venue du monde entier. Et d’organisation, il n’y en avait que peu. Sur la plage, vivaient les Dalits, les intouchables, ceux qui travaillaient pour la « caste » des pêcheurs qui, eux, avaient des modestes maisons en dur, plus éloignées de la mer. Les Dalits n’avaient eu le droit d’habiter que sur le sable. Cet enfant n’avait d’ailleurs que sa petite truelle pour retrouver quelques affaires. DANIEL HÉRARD
Ce que je retiendrai de ce reportage à l’association Perce-Neige ? La bienveillance de l’équipe, car il s’agit là d’un accompagnement quasi permanent. Ces jeunes autistes demandent une attention particulière et une écoute de tout instant. Chacun vit dans son monde. Et le personnel se doit d’anticiper tout en laissant faire. Jusqu’à certaines limites évidemment. Il y a une vraie humanité. Bien sûr, en deux jours, je n’ai pu apprendre la personnalité de chacun. Mais je me souviens de Benoît. Il me prenait toujours la main et la regardait comme s’il lisait des choses sur moi. Il y avait aussi cette jeune fille qui se mettait à genoux sur une table, l’oreille collée à son lecteur-CD. JEAN-MICHEL DELAGE
Accompagner des parents handicapés qui souhaitent un enfant. À travers ce reportage réalisé auprès du service d’accompagnement à la parentalité des personnes en situation de handicap (Sapph), j’ai traduit un regard porté sur la diversité et la différence. Un regard ouvert. Sans discrimination. Ce que je souhaite montrer, c’est le lien entre l’être et son histoire. D’histoires multiples en histoires individuelles, ces portraits offrent une lecture sensible des situations et des visages, où tous les mots mis sous silence, tous les maux qui dérangent ou qui effraient, donnent une clé pour mieux comprendre et accepter le monde. Et l’humanité. Quelle qu’elle soit. FRÉDÉRIQUE JOUVAL
→ Au Guatemala, Felipe, ajqu’ij maya, nous demande de le suivre dans la forêt. Le guérisseur va y tenir une cérémonie pour un patient. Après avoir calculé les forces exercées par les jours du calendrier maya sur celui-ci, il a conclu que c’était le jour pour rééquilibrer l’ensemble de ces énergies. Lorsque je photographie un cérémonial spirituel ou religieux, je prends toujours un certain temps à me faire accepter dans cet environnement sacré, le photographe dérangeant facilement les communications entre le guérisseur et les esprits. Avec les mayas, c’est plutôt l’inverse. Les liens aux dieux et esprits ne sont pas emprunts de tabous. Alors que je prends mes précautions à ne rien perturber de son office, Felipe, interpellant les forces calendaires par ses chants, me dit soudain : « Te gêne pas Stéphane, photographie comme tu veux, c’est pas cela qui va déranger les esprits. » STÉPHANE MOIROUX
→ Dans l’extrême nord de la Russie, dans la zone polaire du territoire Iamalo Nenets, la température peut atteindre les - 50 degrés. Les contraintes de soins sont nombreuses. Au matin, les milliers de rennes de la famille d’éleveurs lèvent le camp. Nous avançons depuis des heures à travers le silence de la Toundra. Si les Nenets ont leurs points de repère, aucun d’eux ne sont apparents pour moi dans ce grand désert blanc. Le suivi de la migration de cette famille est de ces souvenirs indélébiles, un instant suspendu dans le temps et dans l’espace.
FABRICE DIMIER