La liberté d’expression - L'Infirmière Magazine n° 385 du 01/09/2017 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 385 du 01/09/2017

 

CARRIÈRE

GUIDE

HÉLÈNE TRAPPO  

La liberté d’expression est une liberté fondamentale dont jouit tout salarié du secteur privé ou agent du secteur public en dehors et sur son lieu de travail. Des limites et des restrictions existent cependant…

Rappelons-le d’emblée, comme tout citoyen, le salarié dispose d’une liberté d’expression garantie par le droit national et international : Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789), Convention de sauvegarde des droits de l’homme, et des libertés fondamentales (1950, art 10-1), Charte des droits fondamentaux de l’UE (2009). « La Cour de justice européenne l’a de plus réaffirmé : dès lors que vous êtes un être vivant dans la société, vous avez tous les droits fondamentaux », confirme Gilles Devers, avocat au Barreau de Lyon. Cette liberté d’expression doit être distinguée du droit d’expression, introduit par les lois Auroux de 1982. Inscrit dans le code du travail, il reconnaît à tous les salariés un « droit à l’expression directe et collective sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation de leur travail. » Sa mise en œuvre nécessite toutefois la signature d’un accord d’entreprise qui déterminera selon quelles modalités les salariés peuvent se réunir et discuter pendant le temps de travail. Mais, « dans de nombreuses entreprises ce droit d’expression n’est pas mis en œuvre alors que c’est une obligation légale », constate Michel Miné, professeur de droit du travail au CNAM(1).

Limites et restrictions

La liberté d’expression, elle, n’a pas besoin d’un texte propre à un établissement pour qu’un agent ou un salarié en bénéficie.

• Que recouvre-t-elle ? « C’est d’abord une liberté de la parole mais elle peut être aussi la liberté de l’écrit s’ex­primant par l’envoi d’un mail, d’un ­document qui serait diffusé dans l’entreprise, explique Michel Miné. Cependant, elle n’est pas absolue. En user suppose de respecter certaines règles générales, qui sont en fait celles du droit de la presse : les termes injurieux, les propos diffamatoires, excessifs sont passibles de sanction. »

• Par ailleurs, des restrictions à la liberté d’expression peuvent être apportées au sein d’une entreprise publique ou privée en fonction de circonstances ou contraintes de service. Mais pas à n’importe quel prix. Selon le code du travail, ces restrictions doivent être justifiées par les tâches à accomplir et proportionnées au but recherché. Exemple : une entreprise ne peut interdire via son règlement intérieur toute conversation étrangère au service entre collègues.

• Dans le cadre plus spécifique d’un établissement de soin, on demande au personnel de faire preuve d’une très grande neutralité de comportement ainsi que dans l’expression des idées. « Le patient n’a pas à être le témoin de différends entre membres de l’équipe, par exemple, affirme Gilles Devers. En revanche, hors la présence du patient, lors des temps d’expression collective comme les réunions d’équipe, la liberté d’expression doit bénéficier d’une plus grande protection puisqu’il n’y a pas de contact avec le public. Elle peut aller très loin, limitée par le dénigrement. Mais, n’oublions pas aussi que la liberté de critiquer n’empêche pas pour autant l’obéissance ». De même qu’il y a obligation pour un soignant de refuser un ordre manifestement illégal, voire dangereux.

Devoir de réserve

• Les fonctionnaires sont également tenus par leur statut à une obligation de réserve tant sur le lieu de travail que vis-à-vis du monde extérieur. Ainsi, un agent, interrogé par une équipe de télévision sur son lieu de travail à l’occasion d’un mouvement de grève à l’hôpital, « peut donner des éléments objectifs bien établis comme le temps d’attente aux ur­gences, ou décrire un sous-effectif mais être prudent pour ne pas dérivers dénigrer le service en disant “on est mal dirigé, c’est le chaos”. Il n’est pas en position revendicatrice contrairement au syndicaliste qui dispose lui d’une liberté renforcée. Mais même ce dernier ne doit pas être dans le discrédit », précise Gilles Devers. Reste que dans la mesure où, dans le public, il existe une mission d’intérêt général, la liberté d’expression est plus difficile à exercer que dans le privé.

• Privé ou public, les limites sont de même nature. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a plusieurs fois sanctionné des représentants syndicaux pour avoir diffusé des caricatures humiliantes de cadres, estimant qu’ils avaient excé­dé leur liberté d’expression. Et même en petit comité, tout n’est pas permis. Dans un arrêt du 10 décembre 2008, la cour de cassation a jugé condamnable des propos injurieux tenus par un salarié sur sa supérieure hiérarchique devant trois adultes qu’il était chargé d’encadrer.

• Quant aux sanctions, l’abus de liberté d’expression, s’il est prouvé, peut justifier un licenciement pour faute grave. La faute lourde ne sera envisagée que si l’intention de nuire est démontrée. Dans le cas contraitre, le licencement sera considéré comme une atteinte à une liberté fondamentale et jugé nul.

L’art de la critique

• Comment savoir s’il y a abus de la liberté d’expression ? « Deux paramètres sont à prendre en compte : le contenu de ce qui est dit oralement ou par écrit et le cercle de diffusion », explique Michel Miné. Par exemple, dans une affaire, un cadre de direction avait été licencié pour avoir diffusé un document très critique sur la nouvelle organisation mise en place par la direction lors d’un comité de direction. Pour la Cour de cassation cette sanction n’était pas justifiée car les propos tenus n’étaient ni diffamatoires, ni injurieux, ni excessifs et les critiques avaient été exprimées dans un cadre limité. En terme de contenu, « si la critique est basée sur des faits, la liberté d’expression est garantie », ajoute Michel Miné.

• Ces solutions jurisprudentielles sont applicables aux propos tenus sur les réseaux sociaux. Selon Michel Miné, « peuvent être considérés comme relevant de l’espace public le “mur” sur facebook d’un salarié accessible à tous à défaut de restriction d’accès, le “mur” d’une autre personne dans la mesure où celui-ci est largement accessible aux utilisateurs du réseau, voire à tous, ce qui l’assimile à un fo­rum de discussion ». Le licenciement d’un salarié qui « en n’activant pas les critères de confidentialité de son compte Facebook a pris le risque que ses propos, qu’il pensait privés, soient accessibles à d’autres salariés de la société » est justifié selon un arrêt de la Cour d’appel de Lyon du 24 mars 2014. La condamnation peut aussi entraîner le paiement de dommages-intérêts. En revanche, dans une autre affaire, des propos litigieux accessibles à un nombre restreint de personnes formant une communauté d’intérêt n’ont pas été considérés comme des injures publiques.

• Plus largement, si l’on veut être critique, il faut savoir mesurer le risque et s’interroger sur la finalité, l’utilité des propos tenus, par exemple, sur un blog. « La liberté d’expression, c’est la protection des idées et non pas un bavardage insipide dépourvu d’analyse. Si j’argumente et participe au débat général, j’ai droit à la protection même si au final, mes propos peuvent être très durs, choquer ou inquiéter [NDLR : cf. arrêt CEDH Handy­side c. Royaume-Uni, 7 déc. 1976]. La limite que donne la jurisprudence est ce que l’on appelle le discours de haine, dans lequel il n’y a rien d’autre. Autrement dit, on est libre de ce que l’on exprime mais toujours bordé par sa responsabilité. », exprime Gilles Devers. Et quand la liberté d’expression est au service de l’intérêt public, de la société démocratique, on en vient à la question du lanceur d’alerte. Il bénéficie de dispositifs de protection depuis la loi de décembre 2016 qui le définit comme « toute personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit (…) ou une menace ou un préjudice pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance » (lire interview).

Autres expressions

• Enfin, la liberté d’expression peut être rattachée à d’autres libertés – religieuse, syndicale, philosophique - et même recouvrir la liberté vestimentaire, sachant que cette dernière n’est pas considérée en soi comme une liberté fondamentale. « À moins qu’elle ne soit l’expression d’une autre liberté, religieuse par exemple, comme dans le cas du port du voile. On est bien alors sur le terrain d’une liberté fondamentale », précise Michel Miné. À ce sujet, le juge européen reconnaît la possibilité de limiter l’expression religieuse des salariés du privé en conctact avec la clientèle, sous réserve que la même règle soit appliquée à toutes les religions, voire expressions. Un récent arrêt stipule même que l’employeur, avant de licencier, doit essayer de reclasser la personne sur un autre poste où elle n’est pas en contact avec les usagers. La liberté d’expression n’a pas fini de revenir dans l’actualité !

1- Conservatoire National des Arts et Métiers

SAVOIR PLUS

→ Article L. 1121-1 et L. 2281-1 à 3 du code du travail.

→ Loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.

→ Arrêt Clavaud, Cass. soc. 28 avril 1988, n° 87-41804.

→ CEDH, Heinisch c. Allemagne, 21 juillet 2011, n° 28274/08.

→ Le grand livre du droit du travail en pratique, Michel Miné, Daniel Marchand, 2016, Éd. Eyrolles, 28 €

→ La protection du lanceur d’alerte par la jurisprudence, Gilles Devers, 2015, Éd. Tim Buctu, 18 €

INTERVIEW

GILLES DEVERS AVOCAT AU BARREAU DE LYON

La loi protège le lanceur d’alerte : comment une infirmière, qui découvrirait par exemple des prélèvements d’organe anormaux, peut-elle s’y prendre ?

• L’infirmière devra d’abord démontrer que ses renseignements sont pertinents, la qualité de son enquête. Elle doit donc être vigilante, procéder à certaines vérifications, ne pas se fier aux apparences et avoir pu constater certaines choses directement. En effet, la loi pourrait sanctionner une dénonciation ou signalement infondé ou l’absence de bonne foi.

Quelle est la marche à suivre ?

• Avant de recourir à la procédure du lanceur d’alerte, l’infirmière doit avoir épuisé en vain toutes les voies internes à sa disposition dans son établissement : aller voir la cadre, la direction des soins etc., ou être dans l’incapacité d’agir par exemple lorsque l’auteur des faits est son supérieur hiérarchique direct. Tout indice prouvant que ces démarches n’ont pu aboutir doit être collecté. Si cette première étape n’aboutit pas, les faits doivent être relatés aux autorités judiciaires, administratives ou encore aux ordres professionnels. La divulgation à la presse doit rester le dernier recours. Là encore, il faut le justifier, être en mesure de prouver que l’autorité saisie n’a pas réagi.

En France, la protection du lanceur d’alerte est récente. Qu’en est-il de son application ?

• En France, sept lois parlent du lanceur d’alerte, mais c’est en réalité la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui a posé les règles depuis un arrêt du 12 février 2008 et apporte aujourd’hui les réponses. D’ailleurs, devant les tribunaux on s’appuie directement sur la jurisprudence européenne. Dans le secteur médico-social, il y a eu par exemple cet arrêt célèbre de la CEDH du 21 juillet 2011 à propos d’une affaire de dénonciation de maltraitance dans un établissement de soins aux personnes âgées. Pour la CEDH, l’intérêt de révéler de tels dysfonctionnements au regard de la société démocratique justifie d’ébranler la réputation d’un établissement.

PROPOS RECUEILLIS PAR H. T.