INTERVIEW : PIERRE CANOUÏ PRÉSIDENT DE LA FÉDÉRATION FRANÇAISE DE PSYCHOTHÉRAPIE ET DE PSYCHANALYSE
DOSSIER
Pierre Canouï revient sur la prise en charge, par un soignant, d’un collègue en situation de défaillance. Une expérience particulière, entre projection et mise à distance.
L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : La santé des soignants est-elle une question taboue ?
PIERRE CANOUÏ : Un des tabous forts dans la santé des soignants, c’est leur souffrance au travail. Plus on monte dans la hiérarchie, plus le tabou sur le fait de souffrir au travail, d’être défaillant sur le plan psychique est important. Je pense qu’il est lié à cette idée, qui a la vie dure, selon laquelle le soignant doit être solide. Pour soigner, on devrait mettre sa personne de côté, ce qui n’est pas tout à fait faux. On devrait toujours pouvoir répondre présent. Un soignant qui s’effondre va devoir affronter la question de la culpabilité, le sentiment de ne pas avoir été à la hauteur.
L’I.M. : Comment aider psychiquement un soignant ?
P. C. : Demander de l’aide psychique n’a rien d’évident pour les soignants. Il reste quand même cette idée que le soin psychique est réservé aux faibles. Or, le soignant s’identifie à l’idée d’être fort, de dominer les choses, d’être là pour soigner. C’est une autre idée fausse : ce n’est pas parce qu’on se casse la figure qu’on est faible. C’est parce qu’il s’est passé quelque chose, parce qu’on est mortel ou vulnérable. Cela nous place dans une acceptation de nos limites.
L’I.M. : Y a-t-il une manière spéciale de soigner un soignant ?
P. C. : D’une part, le soignant a envie d’être un peu plus pris en considération, comme s’il était du sérail. Il a besoin d’une attention particulière. Comme il a plus de connaissances que les autres patients, il a besoin de plus d’informations. Mais il y a des soignants qui veulent juste que l’on s’occupe d’eux, comme on le ferait de n’importe qui d’autre.
L’I.M. : Comment répondre à cette double attente ?
P. C. : C’est souvent utile pour le soignant de dire : « Vous avez beau être médecin, infirmière, aide-soignante, on va faire comme si vous ne saviez rien. » Je pense que c’est une bonne stratégie.
On peut aussi lui demander ce qu’il souhaite savoir et ce qu’il ne souhaite pas savoir. On doit avoir recours à ces préambules, de façon à garder la distance nécessaire du soignant quand on prend en soin un collègue. Ce n’est plus un copain, c’est un malade, avant tout.
L’I.M. : Y a-t-il des difficultés à soigner un collègue ?
P. C. : Pour le soignant, comme lorsqu’il soigne quelqu’un de sa famille, un facteur intervient : celui de l’« angoisse de réussite », qui peut inhiber ou gêner. Une infirmière qui soigne une autre infirmière se trouve face à son double. Elle peut penser : « Si cette infirmière tombe malade, ça peut m’arriver. » Cette identification peut la rendre moins performante. Soigner un soignant demande plus d’énergie psychologiquement.
Il faut récupérer son rôle, soigner la personne comme une personne malade. Quand le soignant soigné a oublié son rôle social et qu’il devient une personne comme les autres, c’est apaisant pour lui.
L’I.M. : Cet effet miroir peut-il avoir des aspects positifs ?
P. C. : Soigner un soignant, ça peut aussi être passionnant. Le soignant peut alors avoir une bonne compréhension de l’autre.
Il est assez proche de lui pour comprendre son fonctionnement psychique, avoir une empathie plus affinée. Concernant l’épuisement professionnel, il n’y a pas un soignant qui ne l’ait pas vécu a minima. Pour les problèmes de santé, tout soignant a vécu, à un certain moment, soit une angoisse, soit une petite ou une grande maladie. Si le soignant parvient à utiliser son expérience personnelle à bon escient, cela peut devenir quelque chose de fort. Et cela peut même aider le soigné infirmier. Ces identifications vont nous aider à ajuster, en tant que soignant, la bonne distance vis-à-vis de l’autre et à le « renarcisssiser ». Il peut se sentir défaillir, cela va lui permettre de récupérer cette estime de lui-même, atteinte soit par la maladie somatique, soit par la maladie psychique, ou la défaillance transitoire. Être le même que l’autre, ça peut être structurant et aidant.
1- Le burn out à l’hôpital : le syndrome d’épuisement professionnel des soignants, Pierre Canouï, Aline Mauranges, Anne Florentin, Elsevier Masson, octobre 2015.