Engagée pour trois semaines sur le bateau de l’ONG Sea Shepherd, Renée McHugh assure la couverture sanitaire d’un équipage hors-norme : militaires gabonais et militants véganes se sont alliés pour lutter contre la pêche illégale.
L’armée a sécurisé le navire » ; « les inspecteurs et les observateurs montent à bord ». Sur la passerelle de navigation, Renée McHugh note consciencieusement chaque action de ses collègues, partis à l’abordage d’un chalutier chinois. Lunettes de soleil sur ses yeux trop verts pour la luminosité des eaux gabonaises, la blonde australienne noircit le carnet des opérations du Bob Barker, l’ancien brise-glace devenu navire de police des mers internationales pour l’ONG Sea Shepherd. L’association s’est fait connaître avec ses opérations de défense des baleines, n’hésitant pas à réaliser des manœuvres dangereuses. Au Gabon, l’ONG créée par Paul Watson s’est alliée avec l’État pour combattre la pêche illégale, fléau qui pille les eaux de toute l’Afrique et appauvrit les pêcheurs locaux. Du haut de la passerelle du Bob Barker, Renée relate toujours, page après page, l’aventure de ces équipes hors-norme, mêlant militants véganes, militaires et inspecteurs des pêches gabonais. L’Australienne assure également la vigie, jumelles sur les yeux, tout en surveillant le radar. Mais navigateur timonier n’est pas son vrai métier. D’ailleurs, la trentenaire a été recrutée (pour être bénévole) pour d’autres compétences, uniques et indispensables sur le bateau : ses compétences infirmières. Renée a un diplôme d’ambulancière, mais en Australie, il sanctionne trois années d’études post-bac et donne, dans le domaine de l’urgence, plus de responsabilités que celui d’infirmière, comme décider d’administrer un médicament.
Renée n’a pas sauté dans une ambulance dès la fin de son lycée, même si l’idée lui a toujours plu. « Au bureau d’orientation, on m’a dit que ce n’était pas un travail pour les femmes », se rappelle-t-elle. Alors elle tente la kinésithérapie, mais sans grande conviction, arrête après deux ans d’étude. Puis elle enchaîne les petits boulots, toujours autour du médical, avant de prendre son destin en main, passer les épreuves théoriques et physiques, et obtenir un contrat en alternance pour les trois années d’études. Aujourd’hui, Renée affiche une expérience de dix années de soins ambulanciers, comparables à ceux dispensés par une infirmière urgentiste en France. Sillonnant les rues de Brisbane, l’Australienne prend en charge toutes les urgences : détresses respiratoires, cardiaques, overdoses, ou encore tous les traumas de cette ville de surfeurs. Elle rassemble toutes les informations sur l’environnement du patient ou de l’accident, prend les constantes (pression artérielle, glycémie), pratique des ECG, mais peut également prendre la décision de donner du glycérol en cas d’AVC, de l’adrénaline en cas de crise cardiaque, du penthrox par inhalation pour soulager plus rapidement la douleur ou encore d’injecter de la morphine, ou du fentanyl en intra-veineuse, qu’elle réalise elle-même.
« À ce point de ma carrière, je me sens suffisamment confiante pour assurer la couverture sanitaire de trente personnes isolées, loin de tout, affirme-t-elle. C’est un peu intimidant, mais je me sens prête. » Et il valait mieux : dès que le Bob Barker a pris la mer, Renée a dû faire face à son premier cas. Un inspecteur des pêches, monté avec le contingent militaire protégeant les inspections des navires de pêche, a eu le mal de mer. Un violent mal de mer. Renée lui a donné tout ce qui était possible : antiémétiques, stémétil, métoclopramide, scopolamine… mais l’inspecteur ne tenait même plus debout. Il ne mangeait plus, ne buvait plus. Elle a dû pratiquer une perfusion de solution saline. Et l’homme a été débarqué au bout de trois jours.
Difficile d’établir une routine avec de tels débuts mouvementés. D’autant que Renée elle-même a eu le mal de mer pendant ses deux premiers quarts. Des quarts particulièrement décalés : de midi à 16 h et de minuit à 4 h. « C’est compliqué… Je dors deux tranches de trois heures et je n’ai pas l’habitude. Chez moi, mes gardes durent douze heures, sur quatre jours, avec trois jours de repos. Et je ne suis jamais fatiguée ! » Avec ses horaires décalés, Renée manque tous les muffins, pains perdus et baked beans du petit-déjeuner de la cantine végane, mais fait partie des rares privilégiés à pouvoir monter son assiette sur la passerelle et déjeuner face à l’immensité de l’océan.
À quelques kilomètres nautiques du Bob Barker, les collègues de Renée ont tous réussi à monter sur le chalutier chinois malgré la mauvaise volonté manifeste du capitaine. Ils en informent la soignante, scotchée à sa radio. Le balai entre armée, inspecteurs de pêche et militants de Sea Shepherd est bien huilé. L’armée assure la sécurité de toutes les personnes montées sur le chalutier, précédant les équipes dans tous leurs déplacements sur le bateau. Les inspecteurs vérifient les autorisations de pêche, les passeports de l’équipage, puis descendent dans les cales pour s’assurer que des espèces protégées ou des poissons trop jeunes n’ont pas été pêchés, et constatent les infractions. Les militants de Sea Shepherd ne sont là que pour faciliter le travail des Gabonais, mettant à disposition leur brise-glace reconverti, leurs deux zodiacs et les équipes qui les font naviguer, sans oublier les traductions. L’accord conclu entre l’État gabonais et l’ONG de Paul Watson met fin à une impunité totale des bateaux industriels dans les eaux de ce petit pays, qui ne possède pas la flotte nécessaire.
Le chalutier chinois sur lequel militaires et militants sont montés est dans un état de délabrement avancé, il est devenu le royaume flottant d’une légion de cafards… Et quelques capitaines, rougets, soles ou seiches traînent au fond des cales, à même la couche de glace, dénotant des dysfonctionnements dans le système de réfrigération. Mais l’hygiène n’est pas le seul manquement du navire : l’équipe relève l’absence de passeports (seuls les livrets maritimes attestent des identités), des mailles des filets trop petites, des cartons entiers de poissons juvéniles qui auraient dû être rejetés à l’eau pour assurer la reproduction… L’inspection va prendre plus de deux heures.
Sur la passerelle du Bob Barker, Baptiste, l’officier de quart binôme de Renée, est hilare. « Tu as écrit que le zodiac a été remonté sur le pont ? lui lance-t-il dans un fou-rire. Personne ne va comprendre ! » Renée a confondu les mots “pont” et “berceau”, ce rangement calant parfaitement le petit bateau en cas de tempête, mais se trouvant effectivement sur le pont. Dans son nouveau rôle maritime, Renée a intégré un monde fait de tribord, de bâbord, de nœuds ou de coordonnées GPS à deux niveaux… « J’ai appris à utiliser une règle parallèle pour marquer une position sur une carte (“map” en anglais)… euh sur une carte maritime (“chart” en anglais). Si je dis carte, je vais me faire taper sur les doigts ! » dit-elle dans un grand rire.
L’Australienne est fan de Sea Shepherd depuis qu’elle a 16 ou 18 ans. « Nous avons la même éthique, les mêmes valeurs, affirme-t-elle. Et leur combat pour sauver les baleines se déroule en Antarctique, si près de l’Australie. » Sur le Bob Barker, les Australiens sont d’ailleurs les plus représentés, parmi la myriade de pays présents : Allemagne, Pays-Bas, Belgique, Espagne, Suède, Norvège, Afrique du Sud, Singapour, France (avec Baptiste, le binôme de Renée)… Cette internationalisation offre un vivier de compétences bénévoles très large à Sea Shepherd et permet de communiquer avec tous les équipages inspectés, qu’ils parlent chinois, portugais, français ou espagnol. « Depuis que je suis enfant, je veux aider l’humain, c’est ce qui m’a menée à l’ambulance, assure-t-elle. Les sujets environnementaux et humains convergent forcément. »
Dans le golfe de Guinée, ils s’entremêlent obstinément : les marins travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, avec des pauses de quarante-cinq minutes entre chaque levée de filet. Certains n’ont ni jour de repos pendant deux ans ni accès à leur passeport. Et l’équipage du Bob Barker ne compte plus les requins, raies ou tortues sauvés du braconnage. « Nous détruisons l’océan sans que les gens s’en rendent compte lorsqu’ils achètent leur conserve de thon au supermarché, soupire-t-elle. C’est facile de ne pas ouvrir les yeux et d’ignorer que cette boîte peut contenir du dauphin et du requin. »
L’équipage d’abordage rentré, son quart de 12 h-16 h terminé, Renée va retrouver Davin, l’un des militaires gabonais qui a embarqué avec une inflammation de la gencive. L’homme souffre beaucoup. Le médecin allemand, qui la conseille à distance pour tout ce qui sort de son champ d’expertise, lui a demandé de vérifier la sensibilité de la zone enflammée. Lunettes de protection sur les yeux, masque couvrant sa bouche, la blonde australienne appose un glaçon sur la gencive, prend des photos.
- Sur une échelle de 1 à 10, quelle est votre douleur ? demande-t-elle.
- 10 ! répond immédiatement le valeureux militaire.
- À 10, on coupe la jambe ! rétorque la soignante.
- 5… Ne me coupez pas la jambe ! lâche le Gabonais, tout penaud.
Renée va ensuite prendre des photos de l’inflammation et donner des antibiotiques, prescrits par le médecin, à Davin, jusqu’à ce qu’il puisse consulter à terre. Elle le suivra jusqu’à la fin de la mission. Et la soignante va devoir gérer d’autres cas, plus typiques pour la situation : une plaie due à la chute d’un objet dans la cuisine, ou encore l’extraction d’une mouche tropicale sous l’ongle d’orteil de Baptiste. L’officier de quart a ramené ce petit souvenir d’une excursion dans la jungle gabonaise. Renée a dû faire des recherches sur Internet pour identifier l’intruse et les complications possibles. Et l’extraction a laissé une belle cavité sur l’orteil du marin. Désinfectée, pansée, elle a fini par se résorber rapidement. Mais là encore, l’officier de quart devra consulter en rentrant en France, pour s’assurer que l’insecte n’a laissé aucun œuf dans son pied.
Le poste (bénévole) de soignant sur un bateau de Sea Shepherd peut être assuré par un médecin, une infirmière ou un ambulancier au diplôme équivalent à celui d’IDE. C’est le poste le plus difficile à pourvoir pour l’ONG. Être matelot ne requiert aucune autre qualification qu’une belle motivation. Les officiers de quart disposant d’un brevet se tournent naturellement vers Sea Shepherd. Mais l’ONG a davantage de mal à trouver des soignants ayant au moins un bac + 3 pour assurer la couverture sanitaire de plus de trente personnes en un lieu clos et isolé pendant trois semaines. Lorsqu’aucun docteur en médecine n’est à bord, l’ONG s’est assurée d’en avoir toujours un, à distance, pour soutenir les soignants moins diplômés. Pendant sa mission, Renée était donc en contact avec un médecin allemand, prêt à lui donner un éventuel accord pour une intubation téléguidée ou pour une suture indispensable. Elle lui a d’ailleurs demandé conseil sur le cas de Davin, le militaire à la rage de dent.