INTERVIEW : CHRISTIANE VOLLAIRE
DOSSIER
Christiane Vollaire a travaillé sur la notion de dégoût dans le cadre d’une recherche philoso-phique, en s’appuyant sur son expérience acquise durant dix ans en tant qu’infirmière. Elle nous livre sa réflexion.
L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Que représente le déchet pour un soignant ?
CHRISTIANE VOLLAIRE : Le déchet fait référence à ce que l’on jette et à ce qui doit être éloigné du patient, soit parce qu’il est inutile, soit parce qu’il est contaminant ou dangereux. Il symbolise aussi la trace du soin. Et, à ce titre, le déchet fait partie d’un cycle complet, d’une circulation communautaire établie, qui va du propre au sale, sans pour autant qu’il soit nécessairement dangereux. À l’hôpital, il existe un cadre institutionnel qui détermine le propre et le sale de manière très rigoureuse. Mais la question du sale s’applique à des objets et non à des personnes. On peut parler d’une dénotation du sale - une réalité dans l’existence - et d’une connotation du sale - ce à quoi il renvoie de manière culturelle, et alors discriminante.
L’I. M. : Quelles émotions suscite le déchet chez les soignants ?
C. V. : Le déchet génère deux types d’émotion. La première, c’est la peur. Les soignants apprennent à avoir peur de tout ce qui est contaminant et pathogène pour le patient. Cela fait partie intégrante de la formation infirmière. Cela génère des comportements et des automatismes qui restent parfois au-delà de la pratique professionnelle. Mais, plus largement, le monde dans lequel nous vivons est septique. Vouloir quelque chose d’antiseptique, c’est avoir peur de la réalité du monde. La seconde émotion que provoque le déchet, c’est le dégoût, par définition irraisonné. Or, au quotidien, le soignant est toujours amené à voir du pus, du sang, de l’urine… L’éducation soignante entre alors en conflit avec l’éducation que chacun reçoit. Si la première émotion, la peur, est avouable, le dégoût, lui, ne l’est pas. On demande même au soignant d’en faire abstraction quand il entre dans la chambre d’un patient. Il n’a pas la possibilité de s’exprimer sur ce sujet. Le dégoût est une émotion très régulièrement éprouvée, qui reste taboue. À mon sens, il devrait exister des réunions d’équipe permettant à chaque soignant d’en rendre compte. Le dégout ne serait ainsi pas inconsciemment imputé à la personne des patients, comme cela est trop souvent le cas.
L’I. M. : L’odorat est une notion subjective qui relève de l’intime. Comment agir collectivement ?
C. V. : L’odorat est en effet un sens très particulier. Il n’est pas possible de le maîtriser ni de le mettre en œuvre. Il est par ailleurs directement lié à la vie et à ses plaisirs. Il nous conditionne depuis l’enfance, fait remonter des choses très précises et très lointaines dans le temps. Dans leur travail, les professionnels de santé portent des masques dans de nombreuses tâches quotidiennes. Cela répond à trois impératifs : ne pas contaminer le patient, en particulier s’il est en état de grande fragilité, ne pas contaminer le soignant, et en dernier lieu, ne pas sentir l’odeur. Le masque apporte une sensation partielle d’isolation. C’est une illusion nécessaire qui permet de se sentir protégé mais il ne peut tout occulter. Là encore, on demande au soignant non pas seulement de surmonter son dégoût, mais de le nier en en abolissant l’origine.
L’I. M. : Le recyclage des déchets devient un véritable enjeu pour les établissements hospitaliers et médicosociaux. Comment l’appréhender ?
C. V. : Il me semble que la nécessité du recyclage s’explique par deux phénomènes, à savoir l’accumulation d’une part, et la toxicité des déchets d’autre part. Si les possibilités de stockage sont réduites, les déchets s’accumulent et leur toxicité augmente. Pour recycler à grande échelle, il faut donc industrialiser le système, ce qui implique des manipulations et des interventions multiples. Mais, en réalité, cette volonté de recyclage relève souvent davantage de pratiques gestionnaires, comptables, qui s’éloignent d’une finalité véritablement préventive ou attentive à l’intérêt des patients comme des soignants. Et cette finalité gestionnaire devient de plus en plus la caractéristique d’une bonne partie des politiques publiques, qu’elle contribue à discréditer : on note de ce fait, sur ces points comme sur bien d’autres, une perte de confiance, professionnel ou non, à l’égard du système de santé.
1- Auteure de Pour une philosophie de terrain, Éd. Créaphis, 191 pages, 24 août 2017.