L'infirmière Magazine n° 387 du 01/11/2017

 

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Annabelle Alix  

Les ordonnances réformant le droit du travail ont été signées le 22 septembre. Primauté des négociations d’entreprise et fusion des instances représentatives du personnel sont au cœur de cette réforme libérale, qui alarme autant les experts que les syndicats.

Primauté des négociations intra-entreprise sur celles de la branche, flexibilité des horaires et de la mobilité des salariés, fusion des instances représentatives du personnel (IRP)… Les cinq ordonnances réformant le droit du travail(1), signées le 22 septembre, n’ont pas lésiné sur l’aspect libéral. Si de nombreuses imprécisions demeurent et devraient être éclaircies via les décrets d’application - attendus d’ici la fin de l’année -, une chose est sûre : « La réforme va rendre de la liberté aux entreprises », se réjouit Lamine Gharbi, président de la Fédération de l’hospitalisation privée (FHP). L’employeur devrait en sortir grand gagnant. Car, sous l’apparence de négociations plus présentes au sein de l’entreprise - mais plus que jamais déséquilibrées -, « l’objectif de la réforme est clairement de donner plus de marge de manœuvre aux entreprises face aux salariés », regrette Michel Miné, professeur de droit au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam).

La branche perd du terrain

C’est la mesure phare de la réforme. L’accord d’entreprise prime par principe sur l’accord de branche. Celle-ci conserve tout de même quelques prérogatives, comme la fixation des salaires minima hiérarchiques, des classifications et des modalités de protection sociale complémentaire (mutuelles professionnelles). Elle devra, en outre, fixer la durée des contrats à durée déterminée et des contrats d’intérim. Ces mesures étaient jusque-là décidées par la loi, elles seront désormais négociées entre les syndicats d’employeurs et de salariés dans la branche. Avec le risque d’augmenter la précarité : « Nous avions déjà de plus en plus de difficultés à défendre les droits des salariés, voire à préserver les acquis sociaux reconnus par la convention…, rapporte Nathalie Depoire, présidente de la Coordination nationale infirmière (CNI). Le nombre et la durée des contrats précaires s’ouvrant désormais à la négociation, nous craignons une multiplication des contrats courts, au détriment du salarié, ou parfois de l’employeur. » Et a fortiori au détriment du patient.

À côté de ses missions propres, la branche peut aussi interdire aux entreprises de conclure des accords moins favorables qu’elle sur la prévention des risques professionnels, l’insertion et l’emploi des personnes handicapées, le parcours et la désignation des délégués syndicaux et les primes pour travaux dangereux ou insalubres.

Des accords d’entreprise tout-puissants

Tous les autres sujets seront désormais discutés au sein même de l’entreprise, entre la direction et ses salariés. À l’avenir, la plupart des sujets régissant le quotidien des infirmiers, comme les primes et accessoires ou certains droits familiaux, seront donc le fruit de ces nouvelles négociations : montant des primes de nuit, de fin de contrat d’intérim, 13e mois, nombre de jours « enfant malade »… Une véritable révolution.

Le gouvernement se targue de fournir aux entreprises le moyen d’adapter le droit à leurs besoins propres. En pratique, il ouvre la porte à une remise en question des acquis sociaux durement négociés au fil des ans par les syndicats de la branche… Car « au niveau de l’entreprise, la marge de manœuvre des représentants syndicaux de salariés dans la négociation avec l’employeur est bien plus réduite », fait observer Michel Miné. Le contrat de travail et le lien de subordination qui en découle brident la négociation.

« En l’absence d’organisation syndicale dans l’entreprise, c’est un salarié mandaté par un syndicat, ou un membre du conseil social et économique (CSE, nouvelle IRP unique), qui défendra les intérêts des salariés, explique Michel Miné. Souvent, le premier n’est pas formé à la négociation. Le second le sera-t-il ? » La question reste entière, alors même que l’assistance d’un tiers à la négociation - auparavant financée intégralement par l’employeur - requerra désormais une participation du CSE, à hauteur de 20 %. La limitation des mandats à trois fois quatre ans, et une protection contre le licenciement limitée à six mois après la fin des mandats, pourraient dissuader les plus jeunes de s’investir, ou brider encore le dialogue, de peur des représailles post-mandat. Notons, enfin, le délai réduit à deux mois pour contester la validité d’un accord d’entrepriseainsi qu’une suppression pure et simple de la négociation dans les plus petites entreprises (avec des projets d’accords rédigés par l’employeur et votés par les salariés).

Votre contrat de travail bientôt modifié ?

Des modifications du contrat de travail seront autorisées par un accord d’entreprise lorsqu’elles au ront pour but de préserver ou de développer l’emploi, ou de « répondre aux nécessités liées au fonctionnement de l’entreprise ». Une notion vaste, pour l’heure assez floue, mais « qui laisse supposer le retour d’une jurisprudence ancienne, selon laquelle l’employeur est le seul à pouvoir juger de ce qui est bon pour le fonctionnement de l’entreprise », pointe Michel Miné. Un retour en arrière à l’image de cette réforme « dépourvue de toute modernité », note le professeur.

Dans ce cas, l’accord d’entreprise pourra même aller jusqu’à modifier la durée du travail, les horaires, la rémunération, ou encore les conditions de mobilité des salariés. Il pourra donc revoir la rémunération des infirmiers à la baisse, modifier leur affectation… L’objectif ? Permettre aux entreprises « de s’adapter rapidement aux évolutions à la hausse ou à la baisse du marché », explique le gouvernement. Le salarié ne pourra s’y opposer sans risquer le licenciement.

Pour procéder à ces modifications, l’accord d’entreprise devra toutefois respecter les critères requis, sans quoi le salarié pourrait s’y opposer. Son licenciement serait alors considéré comme abusif, ouvrant droit à des dommages et intérêts. Seul hic, « la réforme introduit un barème qui divise en moyenne par deux le montant de ces dommages et intérêts, souligne Michel Miné. La sanction est donc peu dissuasive ! »

Adieu CHSCT !

Les ordonnances prévoient aussi de fusionner les instances représentatives du personnel. Le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), les délégués du personnel (DP) et le comité d’entreprise (CE) seront supprimés au profit d’un comité social et économique. Résultat ? « Entre un tiers et 40 % d’élus en moins pour représenter le personnel », chiffre Jean-Claude Delgènes, directeur général du cabinet d’expertise en santé et sécurité au travail Technologia. Alors que la santé au travail va mal « le CHSCT est supprimé en tant que tel, bien qu’il ait divisé par trois le nombre d’accidents mortels en trente ans », déplore l’expert. À l’hôpital, « ses missions étaient déjà difficiles à faire valoir, mais elles étaient particulièrement nécessaires en ce qui concerne la prévention des troubles musculosquelettiques (TMS), de l’épuisement et des maladies professionnelles, estime Nathalie Depoire. Surtout que les obligations de suivi de la médecine du travail se réduisent ! »

Ces questions seront transférées au CSE. Mais Jean-Claude Delgènes craint « une disparition des profils pragmatiques du CHSCT au profit de profils plus politiques, le CSE étant plus polyvalent. On peut également redouter que les membres de l’instance fusionnée, moins nombreux, en viennent à se couper du terrain ». Les expertises risquent aussi de se raréfier. Elles étaient jusque-là prises en charge intégralement par l’employeur. Pour tous les projets importants (aide à la négociation, restructuration, fusion-acquisition, etc.), le CSE devra désormais en financer 20 % sur son budget propre(3). Un budget reprenant grosso modo celui de l’ancien CE (0,20 ou 0,22 % de la masse salariale), censé financer trois instances fusionnées aux missions variées… Une mesure qui désavantagera les petites entreprises ou celles dont la masse salariale est faible (petits salaires).

Au final, « tout un pan de la prévention va s’effondrer, conclut Jean-Claude Delgènes. La prévention des risques va de concert avec la qualité du dialogue social. » Une prévention à deux vitesses est-elle donc à craindre, en fonction des appétences sociales du dirigeant ? Dans un contexte où la négociation est de plus en plus difficile, « il y aura sûrement quelques cas, à la marge, où elle se passera bien, mais globalement, je crains une remise en question de nombreux acquis sociaux », confie Nathalie Depoire. Pour le gouvernement, «  les accords d’entreprise devront être majoritaires à partir du 1er mai 2018 ». Verdict dans six mois.

1 - Ordonnances 2017-1385, 2017-1386, 2017-1387, 2017-1388, 2017-1389 et 2017-1390, du 22 septembre 2017. Journal officiel du 23 septembre 2017.

2 - Un accord de branche est un accord conclu entre les organisations syndicales et le ou les groupement (s) d’entreprises relevant du même domaine d’activité. Lorsque le ministère du Travail choisit de l’étendre, il s’impose à toutes les entreprises du secteur d’activité concernées par l’accord.

3 - Exceptées les expertises déclenchées pour risque grave.