L'infirmière Magazine n° 388 du 01/12/2017

 

ADDICTION AU TABAC

ACTUALITÉS

REGARDS CROISÉS

Hélène Colau  

Le Mois sans tabac est l’occasion d’envisager l’arrêt de la nicotine. Pour accompagner au mieux les patients, on attend des soignants qu’ils soient exemplaires. Ce devoir moral est-il plus important que leurs libertés individuelles ?

Loïc Josseran

« Les soignants ont un devoir éthique de prévention et d’exemplarité »

L’objectif d’un hôpital 100 % sans tabac vous semble-t-il réaliste ?

L’initiative Hôpital sans tabac, lancée il y a une vingtaine d’années, vise à sensibiliser les professionnels de santé à la prise en charge du tabagisme et à proposer aux patients d’arrêter de fumer, définitivement ou uniquement le temps de leur séjour. Car c’est toujours une bonne chose, même sur une courte durée : cela permet, par exemple, d’améliorer la cicatrisation. En France, les professionnels de santé fument autant que le reste de la population, c’est-à-dire dans une proportion de près de 30 %. Il n’est pas normal qu’on en soit encore là, quand ce taux est passé sous les 10 % aux États-Unis. Il ne peut y avoir de progrès majeur dans le tabagisme de la population générale tant que les professionnels de santé n’auront pas évolué. Au Royaume-Uni, où ils sont davantage impliqués dans le sevrage, on a vu l’image du tabac changer. En France, on ne réalise pas encore l’impact social que peut avoir le comportement des soignants et nous sommes encore loin de l’objectif d’un hôpital 100 % sans tabac. Mais il faut absolument avoir la volonté de l’atteindre, et cela passe par une implication politique forte.

Pour cela, faut-il contraindre les professionnels de santé à arrêter de fumer ?

Il est frappant de voir, à l’entrée de nos hôpitaux, des hordes de blouses blanches fumer joyeusement, avec quelques patients sous perfusion… Ce n’est pas comme ça qu’on va dénormaliser l’usage du tabac ! Cela ne renvoie pas le bon message. Or, les professionnels de santé ont un devoir éthique de prévention et d’exemplarité. Poser des interdits est indispensable pour limiter les possibilités de fumer au sein des établissements. Mais c’est encore une chose que l’on peut faire librement, à titre personnel, et il n’est pas question de licencier ou rétrograder un soignant parce qu’il fume. Il est plus efficace de proposer un accompagnement au sevrage, avec des substituts nicotiniques, que de braquer les fumeurs en leur imposant uniquement des contraintes.

Comment obtenir ce changement d’attitude ?

C’est un travail de long terme, qui peut prendre des mois, voire des années. Il est d’abord nécessaire que la direction s’implique dans le processus : tant que la tête n’est pas engagée, il ne se passe rien. À Gray (Haute-Saône), par exemple, la direction et un représentant de la CME(1) ont travaillé de concert pour mener une action très vigoureuse. Ils ont petit à petit ôté les cendriers, repoussé et réduit les zones fumeurs, n’ont montré aucune tolérance envers les manquements, de la part du personnel ou des fournisseurs. Ils ont aussi organisé des animations pour que le sujet reste présent dans les esprits, de façon ludique. Bien sûr, il y a toujours une étape de résistance au changement. La réduction des zones fumeurs est vécue comme liberticide. Et puis les moins accros lâchent car ils trouvent que le « bénéfice » à tirer sur leur cigarette ne vaut pas la contrainte de se déplacer, de rester dans le froid… Progressivement, il y a de moins en moins de fumeurs et les plus accros se mettent à réfléchir : ne suis-je pas un peu crétin à continuer à fumer tout seul ? La normalité est inversée et, alors, l’exemplarité se met en route.

Daniel Thomas

« La contrainte n’est pas une solution. C’est éthiquement impossible »

Où en est, en France, le tabagisme des soignants ?

C’est un problème persistant. Les médecins y fument davantage qu’ailleurs : selon une enquête récente, on compte 5 % de fumeurs parmi les cardiologues ! Ce chiffre est certes en baisse - il était de 14 % il y a vingt ans - mais il est aussi certainement sous-estimé, car les fumeurs ne répondent pas forcément aux enquêtes sur le sujet… Il y a donc une prise de conscience de l’importance d’être non fumeur mais les soignants tombés dans le tabagisme, malgré un bon niveau d’information, ont autant de difficultés à arrêter que tout un chacun.

Les soignants ont-ils un devoir d’exemplarité ?

Le tabagisme des soignants entraîne un manque de crédibilité pour aider des patients à arrêter de fumer. Ces derniers peuvent facilement les prendre en défaut et estimer qu’ils ne peuvent pas les accompagner dans leur sevrage. Par ailleurs, voir une blouse blanche fumer dans l’enceinte de l’hôpital a tendance à minimiser la gravité du tabac dans l’esprit de certains patients, qui peuvent y trouver un alibi pour continuer à fumer. Pour un soignant, il existe un devoir moral par rapport à sa profession et à son éthique personnelle vis-à-vis des gens qu’il soigne. C’est vrai pour les médecins, les infirmières, les aides-soignantes… Car, dans un service, il n’y a pas que le tabacologue qui parle aux patients ! La parole de l’ensemble de l’équipe a énormément de poids, notamment celle des infirmières, qui peuvent prescrire des substituts nicotiniques. À mon sens, l’exemplarité fait partie de la mission des soignants. Si l’on n’est pas dans cet état d’esprit, on n’est pas dans une logique de soignant..

Pour autant, peut-on les forcer à arrêter de fumer ?

Non ! La contrainte n’a jamais été une solution. C’est éthiquement impossible. Et puis, cela préjuge d’une culpabilité et peut conduire à une réaction épidermique, du type : « Je fais ce que je veux. » Pour autant, si le libre-arbitre est souvent évoqué, un fumeur est-il vraiment libre ? Je ne pense pas qu’il y ait des soignants heureux de fumer. Le libre-arbitre est un argument cynique employé par l’industrie du tabac, alors que les fumeurs n’ont pas de liberté d’action : la cigarette est une drogue dure dont ils sont dépendants. Leur seule liberté est de choisir d’arrêter. Mais les soignants fumeurs, souvent, ne demandent pas d’aide, car ils se disent qu’ils peuvent gérer seuls.

Comment les accompagner ?

Il faut mieux les informer sur l’importance d’arrêter, en insistant sur le fait qu’on ne peut fumer en blouse blanche. Les hôpitaux doivent mener de larges campagnes de communication auprès du personnel et organiser des réunions d’explication. Ensuite, il faut proposer une prise en charge au sein de l’établissement, notamment en proposant des substituts nicotiniques sans frais. On aura toujours un quota de rebelles, mais on peut faire en sorte que les jeunes n’entrent pas dans le tabac et que les autres en sortent le plus tôt possible, avant que leur santé soit en danger. Si l’on arrive à moins de 5 % de fumeurs à l’hôpital (un objectif réaliste), on aura gagné. Aujourd’hui, le taux de tabagisme dans les pays industrialisés les plus avancés est de 12 à 15 %. Chez les soignants, on pourrait même viser un taux de 1 %.

1 - Commission médicale d’établissement.

LOÏC JOSSERAN

PRÉSIDENT DE L’ALLIANCE CONTRE LE TABAC

→ 2000-2004 : chef de clinique à La Pitié-Salpêtrière (AP-HP)

→ 2004-2010 : chargé de la surveillance sanitaire en temps réel à l’Institut de veille sanitaire (InVS)

→ 2010-2012 : conseiller tabac au ministère de la Santé

→ Juin 2017 : président de l’Alliance contre le tabac

DANIEL THOMAS

PORTE-PAROLE DE LA SOCIÉTÉ FRANCOPHONE DE TABACOLOGIE

→ 1992 : chef du service cardiologie de La Pitié-Salpêtrière (AP-HP). Rejoint l’Alliance contre le tabac

→ 1999-2003 : président de la Fédération française de cardiologie

→ 2006 : membre du Comité national de lutte contre le tabagisme

→ 2007 : porte-parole de la Société francophone de tabacologie

POINTS CLÉS

→ À l’occasion du Mois sans tabac, de nombreux hôpitaux communiquent sur leurs programmes de sevrage. Une action inscrite dans la démarche Hôpital sans tabac, accompagnée depuis 1997 par le réseau du même nom, qui vise à aider patients et personnel à cesser de fumer. Cependant, les soignants français ne sont toujours pas exemplaires dans ce domaine.

→ Selon une étude publiée en octobre par Santé publique France, en 2010, parmi les IDE, sages-femmes et professions assimilées, 30 % déclaraient fumer du tabac, dont 23 % quotidiennement. Ce chiffre est encore plus alarmant chez les aides-soignantes, dont 40 % disent fumer tous les jours.

→ En mai 2017, lors de la Journée mondiale sans tabac, Agnès Buzyn a déclaré : « Nous avons un problème spécifique dans notre pays : celui du tabagisme des professionnels de santé », dressant un parallèle avec le Royaume-Uni, où la prévalence du tabagisme chez les soignants n’est que de 5 %. Selon elle, les soignants devraient arrêter de fumer « par souci d’exemplarité et d’efficacité de l’action auprès de leurs patients ».