L’affaire Weinstein a libéré la parole féminine. Longtemps silencieuses, les soignantes dénoncent aujourd’hui, sous couvert d’anonymat, les agressions et le harcèlement sexuels à l’hôpital. Mais peu d’entre elles portent plainte.
L’affaire Weinstein, du nom de ce producteur de cinéma américain, a-t-elle libéré la parole des victimes de violences sexuelles, notamment à l’hôpital ? Si, à quelques reprises, notamment sur le réseau social Twitter, cette libération s’est faite de manière totalement décomplexée, elle n’a hélas pas muselé les agresseurs. La radio Europe 1 a laissé traîner son micro à la sortie d’un hôpital parisien et a recueilli le témoignage ahurissant d’un médecin, qui admettait « mettre la main au cul, comme ça. Si c’est une jeune médecin qui débarque, on peut utiliser l’expression “un gros cul”, on peut lui dire qu’on peut s’en servir pour poser une pinte de bière dessus, par exemple. C’est tous les jours », dit-il, hilare. Avant de préciser : « Pour moi, ce n’est pas du harcèlement. Ça fait rire tout le monde. C’est un peu notre échappatoire. » La candeur de ce témoignage révèle l’impunité des harceleurs sexuels à l’hôpital et la « culture du viol » (lire p. 21) qui règne dans certains services. Ce terme sociologique décrit un ensemble de comportements qui encouragent in fine le viol. « Les agresseurs raisonnent à l’économie de risque, explique Marilyn Baldeck, déléguée générale de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail, qui défend de nombreuses victimes. Ils agressent dans des lieux et des situations où les risques d’être dénoncés sont plus faibles. Le secteur de la santé est, de ce point de vue, idéal. Car le professionnel de santé, et a fortiori le médecin, a une telle autorité morale, symbolique, qu’il est extrêmement difficile pour la victime de le dénoncer. »
À la faveur de l’affaire Weinstein, des infirmières dénoncent sur Twitter des violences sexuelles, sous le hashtag #balancetonporc. « Il y a un lieu de travail où le sexisme est d’une violence incroyable et non reconnue : l’hôpital public », a tweeté, le 19 octobre, une infirmière de bloc d’un grand CHU de province. Sous couvert d’anonymat, elle a accepté de témoigner et a décrit l’ambiance dans les blocs chirurgicaux. « C’est un milieu confiné, où règne une tension particulière. Autour de la table d’opération, d’un petit point d’incision, on est trop proches, on se touche. Les chirurgiens sont souvent des hommes, les infirmières souvent des femmes. Si les chirurgiens sont sous tension, ils ne nous respectent pas toujours. Celle qui tient les instruments peut servir de souffre-douleur. »
C’est dans ce contexte qu’elle a été victime d’un chirurgien. « Cet homme est connu pour des faits de harcèlement, je ne suis pas sa seule victime. Il a commencé par me proposer, à plusieurs reprises, de prendre un café, ce que j’ai refusé. Il me passait la main dans le dos. Un jour, j’ai dû me rendre avec lui dans un autre service pour réaliser un geste chirurgical. Dans l’ascenseur, il m’a mis la main aux fesses. Je lui ai mis un coup de pied dans le tibia, et lui ai dit : “La prochaine fois, ce sera ailleurs.” Il s’est marré. Le harcèlement sexuel a cessé, mais le harcèlement moral a commencé. Il me hurlait dessus : “T’es nulle, tu comprends rien”… Un jour, j’ai dû me rendre dans un autre service avec lui. On avait besoin de colle biologique mais le réchauffeur était en panne. Quand je m’en suis rendu compte, j’ai commencé à malaxer la colle avec mes mains pour qu’elle devienne liquide. Il s’est tourné vers moi et a hurlé : “La colle, t’as qu’à te la foutre entre tes deux nichons !” Je suis sortie. » L’infirmière a tenté, à plusieurs reprises, d’alerter sa hiérarchie : « Pour ma cadre, j’exagérais. Mon chef de service a admis que ce chirurgien aimait les femmes, mais pour lui, ces agissements n’étaient pas graves. Les syndicats m’ont dit que je n’avais pas assez de preuves. La direction n’a rien voulu savoir. Quand il y a du harcèlement à l’hôpital, on ne peut rien faire. C’est l’omerta. »
Omerta à l’hôpital est justement le titre du livre de la médecin généraliste Valérie Auslender(1), consacré aux maltraitances faites aux étudiants en santé. Elle a lancé un appel sur les réseaux sociaux et, en moins d’une semaine, a récolté « une centaine de témoignages, accablants par leur gravité. Plusieurs mois après la parution, je continue à en recevoir. J’ai écrit mon livre à partir de 130 témoignages. Dans un chapitre intitulé “Le pénal”, je relaie huit cas d’agressions sexuelles. Dans beaucoup d’autres affaires, il y a des propos sexistes. »
Les femmes – mais aussi les hommes – qui témoignent sont « une majorité d’infirmières, de l’ordre de 60 à 70 %. Cela recoupe les résultats de la récente enquête de la Fédération nationale des étudiants en soins infirmiers(2) », note l’auteure. Publiée en septembre dernier, cette enquête, consacrée au « mal-être des étudiant.e.s en soins infirmiers » et réalisée auprès de 14 611 étudiants, ne comporte pas de questions spécifiques sur les violences sexuelles, mais 33,4 % de ces étudiants « déclarent avoir déjà été harcelé.e.s par un.e soignant.e ».
« J’étais étudiante infirmière et un aide-soignant référent a exigé mes sous-vêtements en prétextant un bizutage », témoigne sur Twitter une jeune IDE qui a, elle aussi, accepté de nous parler de manière anonyme. Dans son récit, ces faits tiennent presque de l’anecdote, dans l’expérience douloureuse qu’ont été ses stages. « Quand on est stagiaire, on est soumis à une forme de pression morale. C’est très intense physiquement et psychologiquement. Il y a un décalage entre les ressources qu’on nous donne en Ifsi et ce que l’on attend de nous sur le terrain. Les gens qui nous encadrent ont facilement des mots cassants, blessants, pas forcément voulus. Cela peut vite évoluer vers du harcèlement. Seuls 20 % de mes stages se sont très bien passés. La moitié ont été utiles, mais pas agréables. Et j’en ai mal vécu 30 %. Ceux-là me poursuivent encore. »
Le harcèlement sexuel qu’elle a subi s’est déroulé, paradoxalement, durant un stage qui s’est bien passé. « J’avais un aide-soignant référent qui pouvait jouer les gros durs. Il a voulu me bizuter et m’a demandé de ramener des sous-vêtements propres. Habituellement, on a droit à la douche à la bétadine : on met le collègue sous la douche, habillé, et on le shampouine. On ne force jamais, cela se passe généralement bien. Je m’attendais à quelque chose comme ça. Mais l’AS m’a demandé de lui donner ma culotte, celle que je portais ce jour-là. Je pensais que c’était une blague, mais il a lourdement insisté. À la fin de la journée, il est devenu très pressant. J’étais angoissée, je me demandais ce qui allait se passer si je ne le faisais pas. Et surtout, si je le faisais, je passerais pour quelqu’un d’influençable. Je lui ai finalement donné ma culotte, devant tout le monde, au milieu du poste de soins. Il a été très mal à l’aise. » À partir de ce désagréable incident, la jeune femme formule une réflexion sur l’hôpital : « Les infirmières font la toilette des gens, les chirurgiens opèrent des patients nus. Cela modifie notre rapport à l’intimité, à la nudité. On peut perdre de vue la pudeur. Nous pouvons tous devenir des harceleurs, sans nous en rendre compte. »
Aujourd’hui, les jeunes IDE osent dénoncer leurs agresseurs, mais le prix à payer est élevé. Justine peut en témoigner. Infirmière à Marseille, elle a été harcelée et agressée sexuellement par son chef de service, un neuro-chirurgien, fin 2016. « Quand je suis arrivée dans le service, mes collègues m’ont mise en garde contre cet homme tactile et prédateur qui faisait des remarques déplacées. Il m’a immédiatement toisée. Très vite, le harcèlement a commencé. Je suis devenue sa proie. Il me proposait tout le temps de prendre un café. C’était mon chef de service, je ne disais pas non, je disais que je n’avais pas le temps. Quand je le voyais au bout d’un couloir, je tournais les talons. J’évitais de faire la tournée avec lui. Mais il me cherchait, il entrait dans les chambres des patients quand je m’y trouvais seule. Quand j’étais en sa présence, il attendait qu’il y ait peu de monde autour de nous pour me passer la main derrière la nuque. Il critiquait sans cesse mon apparence, selon son humeur. Il dépassait sans cesse la barrière physique intime, en s’approchant trop près de moi. J’étais dominée, parce qu’il est beaucoup plus grand que moi. Le soir du réveillon, nous étions tous les deux de garde et il y avait moins de monde dans le service. Il m’a encore proposé un café. Je me suis concentrée sur mon travail, je devais préparer un patient atteint d’une tumeur qu’il devait opérer. Le patient parti pour le bloc, je me retrouve seule dans le poste de soins. Le téléphone sonne : c’est lui. Il me demande de venir dans son bureau. Je me retrouve coincée, sans excuse. J’essaie de me raisonner, mais j’ai le cœur serré, la peur au ventre. J’entre dans le bureau. Il est à l’aise, dans la position du grand chef, les jambes allongées, les mains derrière la tête. Je m’assieds sur le bord d’une chaise. Il me propose un café, je refuse. Et il aborde des sujets qui n’ont rien à voir avec le travail : ce que j’avais prévu pour le jour de l’An, si je voulais des enfants, etc. Je suis toute rouge. Il me dit : “Fais-moi des sourires, j’adore ton sourire.” Je pense à ce patient, je lui parle de lui. Il me montre les clichés de la tumeur, me propose de venir un jour au bloc. Il me demande mon numéro de téléphone, et je finis par le lui donner pour me débarrasser de lui. Je me lève, et il se place entre la porte et moi. Il me prend le visage et m’embrasse de force. Me prend par la taille et me soulève. “Tu es trop belle, j’en avais envie”, me lance-t-il. Il m’embrasse une deuxième fois. Je sors. Je n’arrive pas à réaliser ce qui s’est passé. »
Justine se confie à une collègue qui va l’encourager à parler à sa cadre, qui la croit. Mais sa situation se fragilise au fur et à mesure que sa hiérarchie est informée. Sa cadre supérieure lui conseille de ne pas ébruiter l’affaire et de ne pas en parler à son mari. La directrice des soins réagit mal, jugeant son comportement inapproprié, et lui demande pourquoi elle est allée dans le bureau du médecin. Justine a malgré tout porté plainte, soutenue par cinq infirmières du service qui ont accepté de témoigner en sa faveur. Le médecin est, lui, toujours en poste. Justine, elle, est en arrêt de travail, sans nouvelles de son établissement qui ne lui a proposé que des postes où elle pourrait recroiser cet homme, ou d’autres qui ne correspondent pas à son parcours. Ce qu’elle vit comme une sanction.
1 - Omerta à l’hôpital, Valérie Auslender, éd. Michalon, Paris, 2017.
2 - Lire à ce sujet « Mal-être des ESI : l’étude qui divise », dans L’Infirmière magazine n° 386, octobre 2017, ou sur espaceinfirmier.fr, « Étude Fnesi : attention étudiants en danger » bit.ly/2hAWIGu
« J’avais 18 ans et j’étais étudiante infirmière. Quand je me suis fait violer par le médecin-chef, je n’ai rien osé dire. » Sur Twitter, Raphaèle, IDE suisse de 45 ans, évoque ainsi le viol qu’elle a subi, il y a vingt-sept ans. « J’étais en première année et c’était mon premier stage en service de médecine interne. Je l’ai intégré en même temps que le médecin-chef, 35 ans, qui arrivait d’un autre hôpital. Nous nous sommes liés d’amitié, lui, moi et une autre amie. On logeait tous les trois dans la maison du personnel. Il était sympa, et comme il était marié, je ne me suis jamais posé de question. Jusqu’au jour où je suis rentrée de week-end en ayant oublié la clé de ma chambre. Le gardien m’a ouvert, mais j’ai dû dormir sans fermer à clé. Je me suis réveillée à 3 h du matin, et il était en train de me pénétrer. Il était sur moi, par derrière. Il était lourd. Je n’ai rien pu faire, je n’ai rien dit. Il a fait son affaire, puis je l’ai giflé. Après ça, il s’est pris de passion pour moi, et m’a offert un livre, un CD sur Roméo et Juliette … Il m’a aussi touché les seins, en salle d’op’, devant tout le monde. Ce stage a duré deux mois, je ne l’ai plus jamais revu. Je n’en ai pas parlé à l’époque, parce que ma parole n’aurait eu aucun poids face à celle d’un médecin. L’affaire Weinstein me donne envie de clore cette histoire, d’affronter mon porc, de le regarder dans les yeux et de lui demander pourquoi il m’a fait ça. »