Fin novembre, le CHU de Rouen organisait trois jours de formation à la prise en charge de victimes d’attentats. Un enseignement théorique mais surtout pratique, riche de multiples mises en situation et plébiscité par les participants, tous susceptibles d’y être confrontés tant dans l’urgence qu’en afflux massif.
Ah, j’ai mal », râle un jeune homme pendant que des pompiers, équipés de casques lourds, l’évacuent vers le point de rassemblement des victimes. Lors d’une prise d’otage, son bras droit a été sectionné par une explosion. Un médecin, un ambulancier et deux infirmiers du Samu le prennent immédiatement en charge… La blessure, heureusement, est fictive, et c’est un cadet de la République(1), grimé et déguisé, qui fait office de figurant pour cet exercice simulant une attaque terroriste à Rouen. Ils sont une quarantaine à être venus se prêter au « jeu » qui associe, pour la première fois dans la région, des policiers, des pompiers et des professionnels de santé.
« C’est très formateur, très réaliste, très vrai, résume Valérie Chemin, infirmière anesthésiste au centre hospitalier Bretagne-Atlantique, à Vannes (Morbihan). On panique, on doit gérer nos émotions… Et encore, là, il n’y avait pas d’enfants parmi les victimes. On comprend aussi qu’il faut sécuriser les lieux avant notre intervention, alors que nous, professionnels de santé, avons l’impression de perdre notre temps quand on ne soigne pas. »
L’exercice se déroule dans le cadre d’une formation de trois jours au damage control(2), proposée par le Medical Training Center (MTC) du CHU de Rouen aux professionnels susceptibles de prendre en charge des victimes d’attentats, dans l’urgence et en afflux massif.
Ce centre flambant neuf fonctionne depuis un an. Il est équipé d’un vaste bloc opératoire, d’un laboratoire informatique pour la simulation logicielle, d’un appartement école pour mettre en scène des interventions, de mannequins haute fidélité et de moyens permettant la retransmission vidéo de tous ses ateliers. Financé conjointement par le CHU, l’État, la région Normandie, l’université et la métropole, le MTC se veut à la pointe de la technologie et de l’excellence. « Nous sommes également uniques grâce à notre polyvalence - le MTC formant tous les professionnels de santé - et notre ouverture à l’international », précise Philippe Grise, le directeur médical du centre.
À l’heure de la formation, 45 soignants sont donc réunis pour se préparer à la prise en charge de victimes d’attentats. « Nous aurions aimé avoir également des représentants des forces de l’ordre et des pompiers mais ils n’ont pas candidaté », regrette Cédric Damm, médecin anesthésiste au CHU de Rouen et responsable du centre d’enseignement des soins d’urgence (Cesu), dont l’équipe a élaboré le programme de ce stage grandeur nature. Lui-même a été formé au damage control à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce (Paris). À la demande de l’ARS Normandie, le Cesu se charge désormais de diffuser ses connaissances auprès des professionnels de santé de la zone de défense Ouest, qui comprend la ville de Rouen. « C’est la première fois que nous organisons une formation de cette ampleur, explique le médecin anesthésiste. Et nous avons dû refuser des candidatures, en fonction du nombre de places mais également afin de pouvoir constituer des groupes de travail incluant les diverses professions. »
Les participants sont issus d’établissements de santé publics ou privés possédant des services d’urgence : médecins, infirmières, ambulanciers de structures mobiles d’urgence et de réanimation (Smur), cadres et personnels des services d’urgence, de bloc et de réanimation… « J’ai voulu assister à cette formation car, en tant qu’Iade faisant fonction de cadre au CHU de Rouen, j’ai travaillé sur le plan d’accueil des urgences absolues, explique Emmanuel Abraham. Ici, je peux avoir des échanges avec des professionnels provenant d’autres établissements et bénéficier ainsi d’un regard extérieur sur l’organisation, mais aussi voir ce que nous pouvons améliorer au sein de notre hôpital. »
Pour la partie théorique du programme, le Cesu a fait appel à des experts. « La première journée a réuni les plus grands spécialistes français, explique Cédric Damm. Des professionnels du Raid, des médecins qui nous apportent des retours d’expérience sur les attentats parisiens, des chirurgiens militaires, etc. » Principes du damage control, retours d’expérience, médecine tactique, adaptation des plans de secours aux attentats terroristes… autant de sujets qui ont été discutés. Puis, place aux travaux pratiques et aux spécialistes du CHU de Rouen, dont beaucoup ont exercé en mission humanitaire, à proximité de zones de guerre ou de catastrophe. « Préparez-vous à soigner autrement, avertit Mourad Ould-Slimane, chirurgien orthopédiste au CHU de Rouen. On ne pratique pas la même médecine en situation isolée ou en afflux massif. Dans le deuxième cas, on soigne l’afflux, pas l’individu, on applique un contrôle temporaire et on réfère la situation pour la suite des soins. »
La deuxième matinée démarre donc au bloc opératoire, après une brève présentation d’un dispositif permettant la pose rapide d’un accès vasculaire par voie osseuse. « C’est un geste ancien qu’on n’utilisait plus beaucoup, à l’image du tamponnement nasal avec lequel les stagiaires devront s’entraîner cet après-midi, commente Philippe Grise. Nous avons besoin de réapprendre ce geste car il est simple, très rapide, parfaitement adapté à la prise en charge d’un afflux de masse et permet l’administration rapide d’un médicament. »
Au mur, une charte éthique rappelle toute l’attention avec lesquels les cadavres doivent être traités. Infirmières, médecins et même ambulanciers sont en effet formés aux gestes techniques sur des corps donnés à la science. « Cela ne fait pas partie de notre décret de compétence », observe une infirmière, qui se met en retrait. « Localement, il peut y avoir des protocoles qui t’autorisent ce geste, remarque un confrère, qui n’hésite pas à se saisir du driver(3) pour l’essayer. Et puis, le décret est en train d’être réexaminé, non ? »
Au fil du stage, toutes les méthodes de formation développées par le MTC seront utilisées. Ainsi, les stagiaires testeront l’organisation d’un point de rassemblement des victimes et l’évacuation des blessés via un serious game (un jeu “sérieux” sur logiciel). Ils apprendront également à gérer des échanges en radio-communication, poseront des garrots - ce nouveau modèle à tourniquet dont sont désormais équipés les services mobiles d’urgence, les pompiers et la police - ou des pansements compressifs israéliens sur leurs collègues, et s’entraîneront à intervenir auprès des mannequins, dont les paramètres vitaux et les réactions sont contrôlés par informatique. Un jeu de rôle leur permettra même d’expérimenter les responsabilités des différents acteurs amenés à intervenir sur le site d’un attentat.
Chaque méthode pédagogique a son intérêt. « Avec le serious game, on a travaillé le raisonnement clinique et la prise de décision dans un temps limité, observe Cédric Damm. Le travail sur dossier et les décisions d’orientation permettent de jouer sur l’animation de salle et la réflexion collective, et d’apporter le côté éthique. » Peut-on prioriser les soins à réaliser sur un terroriste ? Comment faire face à la pression des forces de l’ordre pour que les leurs soient pris en charge en priorité ? « La survie d’un patient peut dépendre de votre décision et de votre affectif, observe ce dernier. Mais ne peut-on pas aussi penser que sauver la vie d’un terroriste, c’est permettre d’en sauver d’autres, plus tard, en fonction des informations qu’il pourra restituer ? »
Les jeux de rôle permettent de comprendre ce qui se passe avant ou après l’intervention de telle ou telle équipe. « C’est intéressant pour moi d’en savoir plus sur ce qui se passe après l’arrivée à la Sauv (salle d’accueil des urgences vitales), assure ainsi un ambulancier du Smur. C’est un autre jargon, une temporalité et des gestes différents… » Ils permettent également de se rendre compte du travail et des difficultés rencontrées par les différents membres de la chaîne de soin. « On réalise le temps qui s’est écoulé depuis le traumatisme initial et l’arrivée à l’hôpital, et cela permet de prioriser autrement les interventions », observe un médecin urgentiste lors d’un temps de compte-rendu organisé après la simulation d’attentat.
La dernière journée s’achève sur des simulations avec les mannequins haute fidélité. Une « fausse » équipe du Smur doit intervenir dans un appartement où une explosion a sérieusement blessé trois personnes. Puis une autre joue les urgentistes amenés à prendre en charge une victime transportée à l’hôpital. Dissimulé derrière une glace sans tain, un observateur manipule les paramètres vitaux des mannequins. Pendant que dans l’auditorium du bâtiment, les autres stagiaires observent et commentent l’action.
« Je ressors de cette formation très inspirée, confie finalement Agathe Texier Pauton, cadre de santé aux urgences du CH Bretagne-Atlantique. Car nous avons encore beaucoup de choses à mettre en place dans notre établissement pour nous améliorer. Par exemple, les chasubles pour identifier les différents professionnels de l’urgence sur une scène d’intervention ou à l’arrivée aux urgences… C’est bien plus efficace que les brassards. » Expérimenter et réaliser ses propres carences apparaît vite essentiel.
1 - Les cadets de la République sont des adjoints de sécurité qui bénéficient d’une formation renforcée pour préparer le concours de gardien de la paix.
2 - Damage control, pour « maîtrise des dégâts ». Doctrine de soin qui consiste à prodiguer les soins minimaux pour assurer la survie du patient sans chercher à s’occuper totalement de ses problèmes. Elle est mise en œuvre lorsque les moyens sont insuffisants pour prendre en charge de manière complète le patient, notamment en cas d’afflux massif de victimes. Typiquement, le blessé reçoit les soins chirurgicaux vitaux : sécurisation des voies aériennes (drainage des plèvres, intubation), arrêt des grandes hémorragies, pose de voies d’abord…
3 - Le système de perfusion intra-osseux, trivialement appelé “perceuse”.
→ Parmi les méthodes de simulation développées par le MTC de Rouen, Simucata, le jeu de rôle utilisant les figurines Playmobil pour signifier l’action, poursuit son développement. Créé en 2013 par Florent Gachet, infirmier anesthésiste et formateur au centre d’enseignement des soins d’urgence (Cesu), il possède désormais quatre niveaux de jeu, qui permettent de complexifier l’action et d’élargir le nombre d’intervenants. Ainsi qu’un logiciel qui permet de simuler le temps réel de l’action - transfert des blessés par exemple, va-et-vient des ambulances, etc. L’Iade espère prochainement pouvoir créer un kit de formation qui pourrait être utilisé dans les différents CHU du pays. « En diffusantla méthode, on pourrait même envisager de créer une banque de scénarios, afin que les formateurs locaux n’aient qu’à puiser dedans pour lancer une session… »