L'infirmière Magazine n° 390 du 01/02/2018

 

PSYCHIATRIE

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

Sandra Mignot  

À Sevran, en Seine-Saint-Denis, des patients de psychiatrie et des personnes présentant un handicap psychique bénéficient depuis deux ans de séances de théâtre qu’ils partagent avec leurs soignants. Une approche qui autorise un lien différent et promet d’approfondir la relation de soin, tout en développant le potentiel créatif de chacun.

C’est l’histoire de Jean, qui ne faisait rien de ses journées et restait au lit en permanence », conte Karine Mazel-Noury devant un petit public d’une quinzaine de personnes rassemblées dans une salle de la médiathèque de Sevran, en banlieue parisienne. L’artiste joint le geste à la parole et incarne la mère exaspérée qui sermonne le jeune homme jusqu’à ce qu’il se décide à chercher du travail et se retrouve confronté à toutes sortes de situations inédites. Tour à tour, les membres du public – des usagers du Samsah-SAVS(1) Coallia et de l’hôpital de jour du centre hospitalier intercommunal Robert-Ballanger – sont invités à jouer une partie de l’histoire à leur façon.

L’atelier a été créé à la rentrée 2015 par le théâtre de la Poudrerie, dont l’équipe développe des pratiques de théâtre à domicile et de spectacle participatif. « Globalement, notre idée est d’ouvrir un dialogue avec tous les publics de l’agglomération sevranaise, quelles que soient leur culture, leur confession, leur nationalité, leurs différences, rappelle Valérie Suner, directrice du Théâtre de la Poudrerie. Dans le cadre de la création d’un spectacle avec des artistes et des habitants de Sevran, j’avais sollicité diverses institutions et structures du territoire. Particulièrement sensible à la question du handicap, j’avais donc rencontré l’équipe du Samsah. À la suite de quoi, une usagère et une soignante avaient participé à cette création. À partir de là, nous avons régulièrement invité les usagers de ce service à assister à nos spectacles. Nous avons également donné des représentations de nos différentes pièces dans leurs locaux puis, de fil en aiguille, nous avons élaboré cette proposition d’atelier et recherché des financements. »

Une ouverture à la culture

Le Samsah, comme l’hôpital de jour, a l’habitude d’offrir différents types d’activités aux usagers pour accompagner le soin et l’autonomie. « Nous voulions mettre en place une activité théâtre car j’y avais été initiée durant ma formation, explique Malika Moslih, infirmière à l’hôpital de jour de Sevran. Je savais que cela pouvait tout à fait s’intégrer dans l’action thérapeutique, même si ce n’est pas considéré comme du soin par nos financeurs. » C’est également l’occasion d’offrir une ouverture vers la culture à des personnes souvent isolées par la maladie ou le handicap. « Ici, ils comprennent encore mieux ce qu’est le théâtre, ce qu’est un rôle et le sens de la représentation », analyse l’infirmière.

L’ensemble de l’intervention est élaboré en concertation entre la conteuse, les soignants et leurs équipes. « J’essaie toujours de faire des propositions au plus juste par rapport à la réalité de l’atelier, explique Karine Mazel-Noury. Je dois donc faire en sorte que chaque séance soit autonome car certains participants ne viennent pas régulièrement. Et je ne sais jamais à l’avance combien seront présents. » L’artiste a donc conçu un schéma en trois temps, qui débute par un moment de reconnexion avec le corps, un temps d’improvisation corporelle collective puis le jeu scénique en lui-même, fondé sur le conte traditionnel. « À partir de cette base, j’improvise et je m’adapte au jour le jour, ajoute-t-elle. Je dois demeurer à l’écoute des personnes, observer ce qu’elles ressentent et expriment, afin de pouvoir rebondir et potentialiser la créativité de chacun. »

Une activité pour les plus autonomes

Les participants à l’atelier n’ont pas fait l’objet d’une sélection particulière. « Mais nous ne proposons cette activité qu’à nos patients non hospitalisés et stabilisés, précise Malika Moslih. Les autres sont généralement sous contrainte, ce serait compliqué de les faire sortir. » Côté Samsah, ce sont également les usagers les plus autonomes qui ont été sollicités. « Il n’a pas été facile de les faire adhérer, observe Corinne Hubert, infirmière au Samsah-SAVS de Sevran. Ils avaient la crainte de “ne pas savoir faire”, et puis l’expression verbale est souvent très délicate pour eux. D’ailleurs, nous n’avons pas parlé de théâtre mais plutôt d’expression corporelle pour les encourager à venir. » La présence des soignants est également un élément rassurant pour les patients.

Une petite dizaine de ces usagers se retrouve ainsi un jeudi sur deux, dans une salle de la médiathèque de Sevran. « C’est parfait pour nous. Cela permet d’amener nos patients vers la ville et de les accompagner vers l’autonomie car, à la différence de la plupart des hôpitaux de jour, notre service est dans l’enceinte de l’établissement hospitalier », explique Malika Moslih. Bien sûr, ce déplacement est aussi une contrainte pour les professionnels, qui doivent s’organiser pour emprunter un véhicule et, surtout, demeurent absents de l’hôpital pendant toute la durée de la séance et des trajets. « Cela représente une IDE en moins dans l’équipe et la charge de travail est lourde dans notre service », note Malika Moslih.

Les soignants ont aussi leur rôle

Certains des participants sont très fidèles. À l’image de Jacques, la soixantaine, en proie à des difficultés de mémoire et de compréhension, mais qui assiste à l’atelier pour la troisième année consécutive. D’autres ne viennent qu’une fois ou deux, pour une découverte. Patrice, jeune quadragénaire, lui, est un nouveau venu. Il assiste aujourd’hui à sa deuxième session. « J’aime bien venir ici. Quand je sors, je suis plus posé, et puis cela m’évite de suivre des personnes qui pourraient m’entraîner à faire de mauvaises choses », explique-t-il. Le plaisir ressenti par les participants est évidemment essentiel à la poursuite de l’activité. « Ici, des liens se créent entre eux même s’ils ne se prolongent pas à l’extérieur, observe Corinne Hubert. Mais ils sont contents de se voir, de partager ce moment, de rire ensemble. »

Et les soignants participent aux sessions de l’atelier au même titre, ou presque, que les soignés. Ainsi, c’est au tour de Véronique Didier, aide-soignante à l’hôpital de jour, de jouer à présent le rôle de la mère de Jean, à la façon un peu excessive d’un Louis de Funès, devant les participants amusés de l’atelier, et sous les conseils exigeants de la conteuse. « Pendant l’atelier, il n’y a plus de barrière, même si nous, soignants, savons que nous sommes là pour les aider », observe Corinne Hubert. Le lien qui se crée dans ce temps-là est différent, ils sont plus à l’aise avec nous. » Karine Mazel-Noury observe également un plaisir partagé : « Quand les soignants se mettent à jouer, il y a une relation d’égalité qui s’installe, une légèreté que je trouve assez jubilatoire. »

Des progrès dans la vie de tous les jours

La mission initiale des soignants n’est évidemment pas laissée de côté pour autant. Le rapprochement créé vient offrir un outil de soin supplémentaire et un temps d’observation particulier. « Il y a une confiance propre à cet outil de médiation qu’est le théâtre, note Corinne Hubert. La manière d’interpréter nous donne des indications sur la manière de diriger le soin ensuite. On voit comment ils réagissent à l’humour, ce qui les émeut ou les fragilise. Au final, on les connaît mieux. »

Les situations dans lesquelles ils sont placés par Karine Mazel-Noury en improvisation peuvent également permettre de discerner des difficultés ou d’enclencher des prises de conscience. « On en discute parfois dans la voiture si je raccompagne certains chez eux, explique Malika Moslih. Cela peut les amener à s’interroger sur leurs propres réactions, et aussi des choses sur lesquelles on pourra creuser plus tard, en équipe. »

Enfin, les équipes observent certaines évolutions positives dans le comportement de leurs patients respectifs. « Nous les voyons progresser sur la confiance en eux, l’expression, résume Malika Moslih. Par exemple, l’une de nos patientes avait vraiment très peur de prendre la parole en public. Au bout d’un an et demi, elle est à l’aise, ne craint plus de s’exprimer ou d’être le point de mire d’une petite assemblée. »

Karine Mazel-Noury note également des avancées non négligeables sur le plan du développement personnel et de l’intégration sociale : « Je vois certains participants se libérer, être dans la capacité d’intégrer une consigne et d’en faire quelque chose pour eux-mêmes, de parvenir à être dans l’expérimentation émotionnelle, corporelle, intellectuelle. Même si je sens que la question du corps demeure assez négligée dans leur quotidien. »

Une direction que la conteuse espère pouvoir explorer davantage avec eux dans l’avenir, en intégrant peut-être également son expérience de danseuse dans les séances. « Et puis, nous aussi apprenons beaucoup de ces ateliers avec des personnes en situation de handicap, poursuit Valérie Suner. Ce n’est pas de l’art thérapie. Nous ne cherchons pas non plus à les amener sur scène pour une représentation, mais nous entrons en contact avec différents niveaux de perception. Nous sommes dans l’échange, l’écoute, et nous essayons de progresser à l’articulation d’une pratique artistique, psychiatrique, psychologique, médicale ; chacun restant, bien sûr, dans son domaine professionnel. »

1- Service d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés – Service d’accompagnement à la vie sociale.

1- Institut médico-éducatif.

2- Institut médico-professionnel.

PROFIL

Une conteuse pas ordinaire

À la tête de la compagnie Les Mots tissés, Karine Mazel-Noury est familière du handicap.

« J’ai grandi dans un hôpital psychiatrique dont mon père était le directeur, explique-t-elle lorsqu’on l’interroge sur son rapport aux malades.

Je ne ressens donc pas cette notion d’étrangeté et j’ai un lien très naturel avec eux. » S’étant questionnée très jeune sur l’idée de maladie mentale, l’artiste a vite observé la double peine à laquelle ces patients-là sont soumis : non seulement ils sont malades, mais en plus, ils sont isolés du reste de la société et des loisirs. « Alors, naturellement, quand j’ai monté ma compagnie, j’ai proposé des interventions dans différentes institutions comme des IME(1), des IMPro(2), avant d’entamer la collaboration avec le Théâtre de la Poudrerie. Il est difficile de généraliser mais j’observe chez ces personnes un potentiel de créativité plus libre, même s’il faut sans cesse être attentif à leurs fragilités. »

Et pour approfondir son intérêt vers cet univers, la conteuse s’est même engagée depuis trois ans dans des études de psychologie.