Un vent de contestation agite depuis des semaines les Ehpad (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). La fronde concerne l’ensemble des soignants mais aussi le personnel administratif, les directeurs, les usagers… Retour sur les racines d’une crise d’ampleur inédite.
À la télévision, les reportages se suivent et se ressemblent. Des résidents tristes dans des chambres mornes. Des toilettes que l’on expédie. Des repas moulinés pour tout le monde. Des soignants surmenés, proches du burn out. Et, bien sûr, des témoignages mettant en évidence des cas de maltraitance. La situation explosive dans les Ehpad, bien connue des soignants, fait (enfin) la une des médias. Entre manifestations du personnel et annonces budgétaires du gouvernement, on pourrait penser qu’il s’agit d’un énième conflit dans le secteur médico-social. Mais, à y regarder de plus près, il semble que la crise soit bien plus profonde, et que toute la politique nationale d’aide aux personnes âgées soit à revoir.
Si l’on veut donner une idée du mécontentement généralisé dans le secteur, il suffit de préciser que lors de la journée de manifestation unitaire du 30 janvier dernier (voir encadré), les directeurs ont défilé aux côtés de leurs employés. « C’est inédit et exceptionnel », estime Pascal Champvert, président de l’Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA), qui rassemble les directeurs d’Ehpad. Pour lui, cela montre que l’enjeu de la crise actuelle n’est pas la défense d’intérêts catégoriels, bien au contraire. « Si les conditions sont si difficiles, à domicile comme au sein des établissements, c’est parce que la société, dans son ensemble, dévalorise le grand âge », décrypte-t-il. Une dévaluation qui se traduit, d’après lui, par un sous-financement chronique, et donc par des effectifs toujours insuffisants.
D’après une analyse de la situation des Ehpad effectuée par la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) publiée en novembre dernier, le taux d’encadrement médian (personnel présent pour 100 résidents) était en 2016 de 61,3. Un chiffre proche de la cible de 65 personnes pour 100 résidents préconisée en 2006 par le plan « Solidarité grand âge », se félicite la CNSA. Sauf que, du côté des participants au mouvement de protestation actuel, on ne l’entend pas de cette oreille. « Ce plan prévoyait un ratio de “un pour un”, c’est écrit », s’étrangle Bruno Lamy, secrétaire général adjoint de la CFDT Santé-sociaux. La CNSA et le syndicaliste ont-ils bien lu le même document ? Oui, mais tous ceux qui battent le pavé aujourd’hui se réfèrent au ratio de « un pour un » que le plan « Solidarité grand âge » prévoit pour les structures accueillant les personnes âgées les plus dépendantes, alors que la CNSA compte 0,65 employé pour un résident tous établissements confondus.
Reste que la ministre de la Santé elle-même a fait sien le désormais célèbre « un pour un ». « L’objectif est l’augmentation des postes pour tendre progressivement vers ce fameux ratio de “un pour un” que nous ne pouvons atteindre actuellement pour des raisons structurelles et budgétaires », a déclaré Agnès Buzyn lors d’une visite d’Ehpad début février. Le constat des sous-effectifs transcende d’ailleurs les clivages partisans. « La situation est connue de tous : c’est un manque criant de personnel », confirme Caroline Fiat, députée France insoumise et ancienne aide-soignante. Celle-ci a été désignée co-rapporteure d’une mission d’information parlementaire sur les Ehpad, dont les conclusions sont attendues mi-mars.
Monique Iborra, députée de la majorité qui fait partie de la même mission, dénonçait, quant à elle, dans un premier rapport parlementaire remis à l’automne, les conséquences du manque de personnel pour les résidents mais aussi pour les professionnels. « Le taux d’absentéisme est en moyenne de 10 %, écrivait-elle. Les accidents du travail en Ehpad seraient aujourd’hui deux fois supérieurs à la moyenne nationale et supérieurs à ceux dans le secteur du BTP. » Une situation d’autant plus délicate que ces établissements accueillent un public de plus en plus dépendant, sans que leur mode de fonctionnement ait été revu pour autant, relève Pascal Champvert. D’après une étude de la Drees(1), publiée en juillet 2017, les personnes accueillies en Ehpad, en 2015, sont plus dépendantes qu’en 2011 : plus de huit sur dix sont classées en Gir 1 à 4 (groupe iso-ressources). Et, parmi les 728 000 résidents, pas moins de 260 000 souffrent d’une maladie neuro-dégénérative.
Alors, de quoi les Ehpad ont-ils vraiment besoin ? « Avant tout d’aides-soignantes, répond Bruno Lamy, de la CFDT. C’est un métier central pour tout ce qui concerne les soins d’hygiène, pour que les usagers soient pris en charge de façon digne pour tous les actes de la vie. » Il est vrai qu’aides-soignantes, aides médico-psychologiques et assistants de soins en gérontologie représentent, d’après le rapport de la CNSA déjà cité, 43 % de la force de travail dans les Ehpad. Mais il ne faut pas s’y tromper : les infirmières, qui représentent d’après le même document 10 % des équivalent temps-plein, sont aussi trop peu nombreuses. « Il faut renforcer tous les métiers, résume Pascal Champvert. Actuellement, les aides-soignantes n’ont pas le temps pour faire les toilettes et l’accompagnement, les infirmières n’ont pas le temps pour faire du soin relationnel : elles en sont réduites à distribuer des médicaments et à faire des piqûres. Ce n’est pas digne et ce n’est pas ce qu’elles ont appris. »
Il y a d’ailleurs pire : non seulement les professionnelles doivent, plus souvent qu’à leur tour, exercer leur métier de manière peu satisfaisante, mais elles sont également bien souvent contraintes de faire le travail d’une autre. Les Ehpad se trouvent en effet en situation permanente de glissement de tâche. « Je pense notamment à des agents de service hospitalier qui sont fréquemment contraints de faire le travail d’un aide-soignant », dénonce Bruno Lamy. Reste que pour pallier cette situation et recruter des professionnels en nombre suffisant, le secteur des Ehpad est à la peine.
« L’attractivité n’est pas bonne, se dé-sole le syndicaliste. Les conditions de travail, la rémunération, tout cela doit être revu pour que ces professionnels soient mieux reconnus. »
Mais il ne faudrait pas réduire la question du vieillissement à une simple problématique de ressources humaines ou à une méchante équation budgétaire. « C’est un enjeu sociétal majeur et il faudra, pour le résoudre, une compréhension globale de ce qu’est la valeur des personnes âgées », estime Pascal Champvert. Et le directeur d’en appeler au renforcement des aides à domicile, mais aussi au développement de nouveaux services pour les personnes âgées dépendantes, qu’elles soient chez elles ou en établissement : loisirs, culture… « Il faut arrêter de penser que, quand on est en situation de handicap, on n’a besoin que du ménage et d’une aide à se lever, s’emporte le responsable de l’AD-PA. Se laver, se lever, ce n’est qu’un moyen pour faire le reste. »
Dans ces conditions, la réponse gouvernementale est-elle à la hauteur ? La ministre de la Santé a annoncé, fin janvier, qu’elle allait allouer « 50 millions d’euros qui vont être donnés aux agences régionales de santé pour qu’elles puissent accompagner, au cas par cas, en fonction des difficultés, les Ehpad qui souffrent aujourd’hui d’un manque de moyens ». Agnès Buzyn précise que cette enveloppe vient s’ajouter aux 100 millions d’euros que la loi de financement de la Sécurité sociale a alloués pour 2018 à la médicalisation des établissements. Mais ces 50 millions annoncés par la ministre sont jugés peu convaincants du côté de la profession.
« Cela résout d’autant moins le problème qu’on a du mal à comprendre comment cet argent va être fléché », commente Bruno Lamy. « Cinquante millions d’euros ramenés au coût d’un aide-soignant et au nombre d’Ehpad en France, cela fait 0,15 personne en plus par établissement, soit vingt heures par mois, moins d’une heure par jour », calcule la députée Caroline Fiat. Et Pascal Champvert de conclure : « Ce n’est pas avec quelques millions que l’on peut résoudre une crise sociétale. »
1- « 728 000 résidents en établissements d’hébergement pour personnes âgées en 2015. Premiers résultats de l’enquête Ehpa 2015 », Études et résultats, Drees, n° 1015, juillet 2017.
→ Le mouvement de grève du 30 janvier dernier a mis tout le monde dans la rue. Non seulement sept organisations syndicales y participaient (CFDT, CFE-CGC, CFTC, CGT, FO, SUD et Unsa), mais il avait aussi le soutien des directeurs de l’AD-PA, ainsi que de certaines associations d’usagers. Les résidents de trois Ehpad du groupe ABCD dans le Val-de-Marne ont, par exemple, rédigé un communiqué dans lequel ils affirmaient notamment avoir « besoin d’être accompagnés, de manière humaine, par des professionnels qui aient le temps de le faire ».
→ Le taux de mobilisation pour cette journée a atteint les 32 % dans les Ehpad selon le ministère de la Santé, en comptant les grévistes déclarés et le personnel qui souhaitait se mobiliser mais qui a été assigné à son poste pour assurer la continuité du service. Et à l’heure où nous mettions sous presse, les grévistes ne désarmaient pas : ils prévoyaient une nouvelle journée en mars… à moins d’être reçus entre-temps par le Président.