À l’institut d’éducation motrice (IEM) de Talence, en Gironde, quatre infirmières interviennent auprès d’adolescents et de jeunes adultes handicapés. Un rôle présentant de multiples dimensions spécifiques à ce public – soin et relationnel – et qui se place dans une vraie démarche pluridisciplinaire.
Ce matin-là, les jeunes de l’institut d’éducation motrice (IEM) de Talence (Gironde) sont en mouvement. Certains vont en cours, d’autres fument sur le perron, discutent dans les couloirs ou sillonnent le hall et le réfectoire en fauteuil roulant. Scène de la vie ordinaire dans cette structure qui accueille 42 internes et 24 semi-internes, âgés de 15 à 25 ans. Tous sont en situation de handicap moteur, avec ou sans troubles associés, et ont un projet d’études ou de formation professionnelle à l’extérieur de l’établissement. Le bâtiment héberge également un service d’éducation spéciale et de soins à domicile (Sessad) agréé pour accompagner dix personnes. Françoise Soulisse, infirmière à l’IEM depuis 1989, observe d’un œil amusé ce ballet du matin. « Certes, ce sont des jeunes en situation de handicap, mais avant tout des adolescents ! Ils nous remettent en question tout le temps. Ce qui nous évite de tomber dans la routine », lance-t-elle. La plupart des jeunes qu’accueille l’IEM sont atteints d’infirmité motrice cérébrale (IMC) ou de pathologies neuromusculaires, comme la myopathie, qui peuvent déclencher des insuffisances respiratoires. D’autres, en revanche, doivent leur handicap à un AVC ou à un accident. Pour accompagner ces jeunes qui ont besoin d’un suivi médical spécialisé, quatre infirmières se relaient et travaillent avec une équipe pluridisciplinaire composée d’ergothérapeutes, de kinésithérapeutes, de médecins, d’aides-soignantes, d’aides médico-psychologiques, de psychologues, de diététiciens… Sur un effectif de 80 salariés, 43 personnes sont dédiées à la santé, à temps plein ou partiel. « Ici, nous nous posons autour du projet de vie du jeune. Il s’agit d’une vraie réflexion d’équipe qui s’articule bien au-delà du médical », estime Patricia Ebrard, infirmière depuis 1994 à l’IEM.
Les infirmières assurent les soins techniques et relationnels ainsi qu’une action de prévention, d’éducation à l’hygiène et à la santé. « Les jeunes restent à l’IEM entre trois et cinq ans. Nous nous adaptons à leur projet de vie ou scolaire. Et tentons de favoriser au maximum l’autonomie pour qu’ils puissent prendre le bus, faire du sport, aller à la rencontre des autres… Cela fait plaisir de les voir progresser puis s’envoler », note Patricia Ebrard. Julien Michel, responsable du service vie quotidienne et santé, renchérit : « Chaque jeune a son emploi du temps et nous nous y adaptons au mieux. Ils doivent planifier leurs soins avec les professionnels et nous leur demandons d’indiquer leurs besoins – aide pour la toilette, heures du repas et du coucher… À 15 ans, certains n’ont jamais connu de parcours institutionnel. Certaines séparations sont consenties, d’autres plus compliquées. » Alexandre, 18 ans, est arrivé à l’institut il y a trois ans. Atteint d’une IMC, il est très dépendant physiquement mais fait preuve d’une grande vivacité et indépendance d’esprit. « Mes parents se sont toujours occupés de moi. J’avais une vision très morne des institutions. Au final, résider en IEM m’apporte beaucoup, tout en me permettant de vivre ma vie de jeune de façon autonome. Certains ont des pathologies plus compliquées, cela me fait relativiser et me rend plus tolérant. J’ai rencontré ici de très bons amis. On discute beaucoup, on se donne de la force », sourit-il. S’il ne va plus au lycée à la suite de problèmes de santé, il prépare, en revanche, son bac en candidat libre. Et il a des projets dans la musique, prépare un atelier d’écriture…
Une fois que les infirmières connaissent bien le jeune et sa pathologie, et qu’elles le sentent assez mature, elles lui proposent l’éducation à la santé. « Nous apprenons à l’adolescent à gérer ses traitements, à prendre ses rendez-vous, à bien les situer dans son agenda – en dehors de sa scolarité. Nous préparons avec lui la consultation, lui demandons de réfléchir aux questions qu’il souhaite poser. Et, quand c’est nécessaire, notamment en cas de pathologie complexe, l’une des infirmières accompagne le jeune, parfois avec le médecin. En revanche, nous le laissons toujours parler, nous ne le faisons pas à sa place. Mais nous débriefons ensuite pour nous assurer qu’il a bien compris », explique Françoise Soulisse.
Si aujourd’hui, grâce aux progrès médicaux, l’espérance de vie des grands prématurés est plus grande, les conséquences en matière de prise en charge et de suivi médical sont souvent très lourdes – de plus en plus de troubles associés, notamment cognitifs, des difficultés de compréhension ou de repérage – et se greffent au handicap moteur. Avec pour conséquences, davantage de consultations en interne ou à l’hôpital. À l’IEM, l’infirmerie est ouverte de 6 h 30 à 20 h 30 en semaine, avec des horaires réduits le week-end. « On ne voit jamais certains jeunes, dont le handicap est léger. Nous en voyons six tous les jours, et une vingtaine très régulièrement. Et en collectivité, c’est exponentiel lors des épisodes de grippe ou de gastro-entérite », souligne Françoise Soulisse, qui a passé en 2000 un DU d’hygiène hospitalière. IDE hygiéniste à 20 % de son temps de travail, elle assure notamment une veille sur ces pathologies et a rédigé des protocoles à suivre en cas d’épidémie. Ses collègues et elle gèrent également les traitements médicamenteux (la moitié des 66 jeunes accueillis suivent un traitement), réceptionnent les médicaments et vérifient les piluliers, car les modifications sont fréquentes. En soi, elles font peu de soins techniques, mais se rendent dans les chambres le matin pour des soins réguliers ou après des demandes de la part des aides-soignantes de nuit. L’infirmerie reçoit entre une dizaine et une vingtaine d’usagers chaque jour, principalement pour de la « bobologie ». La réserve, elle, est remplie de compléments nutritionnels. Ce matin-là, Célie Pelous, 26 ans, assure la permanence, qui est, pour le moment, très calme . « J’aime ce public et j’ai l’impression que les jeunes apprécient que l’on ait le même âge… Mais je garde une certaine distance », ajoute-t-elle. Elle est arrivée en septembre dernier pour remplacer une collègue en congé maternité. Et sait que certains filous tentent de bluffer les personnes récemment embauchées, parfois sous prétexte du handicap : « Il faut faire attention à ne pas se laisser déborder. Par exemple, Tim(1) ne peut finalement pas venir à son rendez-vous médical car il participe à un évènement sportif… A-t-il « oublié » volontairement ? Ce n’est pas évident de les reprendre mais on doit le faire », soupire-t-elle. À l’écoute des jeunes, l’équipe de santé ressent leur mal-être et les dirige vers les deux psychologues présents à temps partiel. La sexualité est un sujet récurrent : les infirmières sont alors dans la prévention, orientent vers un gynécologue ou le centre ressource de l’IEM (lire encadré). Elles consolent aussi : « Certains vivent des chagrins d’amour, d’autres ont des deuils à faire car leur pathologie est évolutive. Ils sont dans la provocation, testent les limites. Il y a parfois des clashs ! Beaucoup ont des soins depuis des années : ils saturent et ont d’autres centres d’intérêt. Nous devons argumenter. Cette relation avec eux me booste, même si parfois, ils ne sont pas simples à gérer », admet Françoise Soulisse.
Patricia Ebrard apprécie également cette proximité : « Ici, nous avons du temps pour les suivre. Le plus difficile, c’est de voir un jeune décliner. Par exemple, la maladie de Rose(1) évolue défavorablement, et elle refuse une réanimation en cas de problème respiratoire. Pour la première fois, nous avons fait appel à une équipe de soins palliatifs qui est venue, l’a écoutée et a acté cela par écrit. Cette intervention nous a apporté un autre regard, à la fois sur l’aspect juridique et sur la façon d’accompagner la famille. » Il y a deux ans, Alexandre a subi, lui, une lourde opération du dos. « J’ai vécu une grosse rébellion. Malgré cela, les équipes sont restées bienveillantes, elles m’ont laissé du temps et ont été là quand j’avais besoin de parler. Les infirmières m’ont beaucoup aidé à préparer l’opération. Elles sont patientes, se remettent en question… ça aide dans le soin. J’ai du mal avec la distance protocolaire des soignants, comme c’est le cas avec des stagiaires parfois. Pour accepter des conseils, c’est important de développer une relation de complicité, de sympathie, tout en se respectant », analyse-t-il.
L’équipe pluridisciplinaire permet d’apporter des réponses personnalisées aux usagers. Chaque semaine, plusieurs réunions ont lieu. Le lundi après-midi, tous les paramédicaux se retrouvent pour évoquer les prises en charge difficiles. Le mardi et le jeudi sont réservés aux bilans et aux consultations avec le médecin généraliste (présent onze heures par semaine) et une infirmière. « Ce moment est très important car de là découlent la prise en charge du jeune et l’orientation de son projet thérapeutique », indique Françoise Soulisse. Chaque mercredi, un bilan conjoint est réalisé avec le médecin généraliste, le médecin de MPR (médecine physique réadaptation), présent quatre heures par semaine, ainsi qu’une IDE, un kiné et un ergothérapeute. Le jeune est ensuite reçu par les médecins et l’infirmière.
Les IDE assistent à des réunions spécifiques, dédiées aux personnes en demi-pension (Patricia Ebrard), sur le départ ou en Sessad (Célie Pelous) ou à l’entraînement à la vie en autonomie (Françoise Soulisse). « Avec les équipes de santé, mais aussi l’éducateur spécialisé, la conseillère en économie sociale familiale (CESF), le référent d’étude et d’autres, nous évoquons le projet personnel du jeune », ajoute Françoise Soulisse. Et lorsqu’une famille souhaite inscrire son enfant à l’IEM, tous les services la reçoivent, dont une infirmière en individuel. « Nous remplissons un dossier partagé informatisé. En moyenne, nous recevons 20 candidatures pour 15 places par an », précise-t-elle. « À l’IEM, nous sommes tous interdépendants. En cas de problème, il faut prévenir tout le monde. Les infirmières occupent une place centrale pour cela. Si un jeune est malade, nous devons contacter la cuisine, l’école, la direction… et organiser notre prise en charge médicale, prévenir le kiné, l’ergo, etc. Il faut être très organisé et savoir prioriser les actions, surtout si l’on est seul et qu’on doit faire face à plusieurs demandes en même temps », remarque Patricia Ebrard. Une position qui ne convient pas à tout le monde. « Ici, on travaille à la demande. On ne sait pas ce qui nous attend. Certaines collègues ne sont pas restées car elles ne trouvaient pas ce cadre sécurisant. Nous sommes parfois seules, notamment le week-end, alors que l’IEM fonctionne 24 h/24. Nous avons des situations d’urgence à traiter : il faut être réactif, avoir confiance en soi », estime Françoise Soulisse. Célie Pelous confirme : « Au début, c’était déroutant et stressant, mais maintenant, j’arrive à anticiper. Par exemple, Julien(1) a eu une crise d’urticaire qui a empiré au moment de mon départ à 20 h 30. J’ai appelé SOS médecins et j’ai préparé son dossier. Je préfère en faire trop que pas assez. »
Dans les couloirs ou durant les repas, les infirmières discutent de façon informelle avec les jeunes, qui les interpellent à tout moment. Souvent après les soins du matin, elles enlèvent leur blouse. Une façon de signifier que l’IEM est avant tout un lieu de vie.
1- Les prénoms ont été modifiés.
Après un appel à projets émis par l’ARS en 2015, l’IEM a créé un centre ressource dans ses locaux, en partenariat avec des associations (l’Adapt, l’AFM Téléthon…). Ouvert depuis septembre 2016, le centre est expérimenté trois ans. Objectif : dresser l’état des lieux de ce qui existe dans les établissements. L’équipe, formée de Julie Merveilleau, cadre infirmière responsable du centre, et de Marie-Agnès Mathou (l’IDE que remplace Célie Pelous), visite d’autres structures et anime des groupes de parole. « C’est à la fois un lieu d’accueil permettant du soutien individuel, familial ou institutionnel, mais aussi un pôle de ressource documentaire, de formation professionnelle et, à terme, de recherche et développement », précise Patrick Sallette, directeur de l’IEM, qui estime que la sexualité des personnes handicapées est taboue dans les institutions.