L'infirmière Magazine n° 391 du 01/03/2018

 

SURDITÉ

CARRIÈRE

PARCOURS

MARIE-CAPUCINE DISS  

La prise de conscience des difficultés d’accès aux soins et de communication des personnes sourdes a ouvert de nouvelles perspectives professionnelles pour les infirmières. Cette prise en charge spécifique conjugue relation particulière au patient et pluridisciplinarité.

Pour les six millions de personne sourdes et malentendantes de l’Hexagone(1), parmi lesquelles 300 000 pratiquent la langue des signes française (LSF), l’accès aux soins est un enjeu de taille. La prise de conscience est pourtant récente. En effet, il y a vingt ans, lors des « années sida », un problème de santé publique a émergé : le manque de compréhension par la population sourde des messages de prévention. C’est à cette occasion que certains professionnels de santé ont pris la mesure de l’éloignement, voire de l’exclusion, des sourds du système de santé. Et c’est pour combler ce manque que la première unité d’accueil spécifique pour les sourds a vu le jour, en 1995, à La Pitié-Salpêtrière (AP-HP), à Paris.

Actuellement, dix-huit unités régionales assurent un accueil adapté aux besoins de la population sourde. Au sein de ces structures, le choix a souvent été fait de former en priorité à la LSF des médecins généralistes, des psychologues et des secrétaires. Reconnue comme le moyen d’expression de la communauté sourde, la LSF représente un socle indispensable pour entrer en communication avec un patient sourd. Ces unités emploient également des professionnels sourds intermédiateurs et interprètes, pouvant accompagner les patients dans leur rendez-vous médicaux auprès de spécialistes non signeurs. Mais les infirmières y ont aussi leur place, même si les opportunités d’y exercer ne sont pas légion, à l’exemple de celles de La Pitié-Salpêtrière ou du CHRU de Nancy (54), qui ont choisi de faire appel à une infirmière pratiquant la langue des signes pour l’accueil et l’accompagnement des patients. Et c’est une infirmière psychiatrique qui est, avec un médecin psychiatre, à l’origine de la création de l’unité fonctionnelle surdité et souffrance psychique, au centre hospitalier parisien de Sainte-Anne.

À Nancy, le choix du professionnel chargé de jouer le rôle d’intermédiaire entre les professionnels de santé non signeurs et le patient sourd est réalisé en réunion d’équipe, en prenant en compte son souhait. De manière générale, l’infirmière n’accompagne pas le patient pour une consultation en soins psychiatriques ou en addictologie, sauf si demande expresse du patient. Pour Isabelle Bouillevaux, médecin à l’Urassm(2) de Nancy, la présence d’une infirmière signeuse au sein du parcours de santé a l’avantage d’être plus sécurisante pour les patients. « Par rapport à un interprète, l’infirmière est plus proche du patient pour l’accompagner dans des soins hospitaliers. Par exemple, pour entrer au bloc ou en service de gynécologie, son accès sera facilité. Elle connaît les soins et on lui fera davantage confiance, même si l’interprète est également soumis au secret professionnel. » Aujourd’hui, la présence de ces infirmières familières de la langue des signes tend d’ailleurs à se généraliser à différentes structures.

DE NOUVELLES PERSPECTIVES ?

Des opportunités existent encore pour les IDE auprès des jeunes patients sourds. Le territoire français compte soixante-huit instituts pour déficients auditifs, qui proposent une scolarité adaptée aux élèves sourds. À Paris, l’Institut national de jeunes sourds (INJS) emploie deux infirmières à temps plein et une à temps partiel, auxquelles s’ajoutent des surveillants et des étudiants infirmiers qui assurent les veilles de nuit. Cette structure dispose d’un internat et d’une infirmerie ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre en semaine.

Le service infirmier travaille en étroite collaboration avec un médecin généraliste présent trois jours par semaine et avec les services ORL, médicopsychologique, social, éducatif et pédagogique de l’INJS. Si les infirmières n’ont pas été recrutées en fonction de leur niveau en LSF, elles ont toutefois suivi une formation leur permettant de maîtriser les bases de cette langue. S’adaptant au mode de communication de chaque élève, qu’il s’agisse de la langue orale ou de la LSF, elles pratiquent cette dernière ainsi que le français signé (lire encadré ci-dessous). Pour les patients sourds plus âgés, la question de soignants maîtrisant la langue des signes s’est également posée. La création, dans la banlieue lilloise en 2013, d’un Ehpad destinant la moitié de ses chambres à des résidents sourds de naissance et employant des salariés pratiquant la LSF, pourrait ouvrir de nouvelles perspectives professionnelles. Une tendance confirmée par le nombre conséquent de mémoires infirmiers de fin d’études portant ces dernières années sur la problématique de la surdité.

Si les médecins des unités d’accueil spécialisées sont en demande de collaboration avec des infirmières libérales signeuses, cette spécialisation reste pour le moment difficile à mettre en place. Cependant, une initiative comme celle de médecins signeurs ayant ouvert un cabinet à Saint-Étienne (42), laisse entrevoir, pour le futur, la création de maisons de santé spécialisées dans l’accueil des patients sourds. Ceci dit, de manière générale, l’enseignement de la LSF demande un investissement en temps (lire encadré) et financier que la faible proportion de patients pratiquant cette langue ne justifie pas pleinement.

UNE RELATION AU PATIENT TRANSFORMÉE

Il n’empêche : un apprentissage de la langue des signes plus ou moins poussé et l’adaptation au mode de communication des personnes sourdes permettent de répondre à un véritable défi de santé publique et de combler un manque. De quoi motiver certaines infirmières, conscientes de l’enjeu, qui ont décidé de se lancer dans l’aventure et de se former. Michèle Ginès, infirmière au pôle surdité et souffrances psychiques du CH Sainte-Anne, s’est investie dans la LSF après une rencontre. C’était il y a vingt ans. « Nous recevions en milieu fermé une patiente sourde, se souvient l’infirmière. Il n’y avait pas de réponse. C’est pourquoi je me suis formée très rapidement, pour pouvoir comprendre. »

Au-delà de l’utilité de la démarche, ce qui motive les professionnelles de santé, c’est le changement radical qu’apporte l’usage, même limité, de la LSF dans la relation avec les patients sourds. Une complicité particulière et un climat de confiance s’établissent. Il y a un avant et un après la LSF. De leur côté, souffrant d’être ignorées par la majorité de la population et méconnues dans leur spécificité, les personnes sourdes apprécient ce pas fait dans leur direction. Décrivant l’accueil des patients, Michèle Ginès note : « Quand ils sont face à quelqu’un qui signe avec eux, cela les apaise tout de suite. Tant qu’ils ne savent pas ce qui va se passer, ils sont tendus. Je leur explique le fonctionnement de l’unité. Et je leur dis qu’ici, c’est un service où on discute, on va échanger des choses et on ne reste pas. Cela les rassure. Après, on peut commencer l’entretien en étant plus à l’aise. »

UN RÔLE CENTRAL D’INFORMATION

Le souci d’information, capital dans la communication avec les personnes sourdes, est donc une dimension essentielle de l’exercice infirmier dans ce cadre. Il doit prendre en compte leur approche différente de la langue et leurs difficultés d’accès aux connaissances en matière de santé. Nombre d’entre elles ne sont pas à l’aise avec le français écrit et ne sont pas abreuvées d’informations comme peuvent l’être les entendants. Marie-Christine Henry, infirmière signeuse de l’Urassm de Nancy, se souvient de la panique d’un patient qui avait reçu une feuille d’information au sujet de la prévention du cancer colorectal. Ayant vu son nom et son adresse associés au mot « cancer » sur une même feuille, il pensait qu’il s’agissait d’un diagnostic le concernant. D’où l’importance du temps pris par l’infirmière pour échanger avec les patients de l’Urassm.

Ce rôle d’information et de communication adaptées est également central pour les infirmières de l’INJS. « Il y a des enfants sourds qui ont des parents entendants et qui ne communiquent pas avec eux, témoignent-elles. Certains élèves, même âgés de 17 ans, ont un manque important de connaissances sur des choses qui pourraient paraître élémentaires. Cela nous demande plus de temps pour aborder les questions de santé avec eux. » Sans oublier les informations inexactes diffusées sur Internet par des personnes sourdes publiant des vidéos en LSF. « Les élèves nous font part de ce qu’ils ont vu. Nous devons reprendre les choses avec eux et les convaincre des imprécisions commises dans ces contenus, malgré la confiance “immédiate” accordée à une personne ayant le même handicap qu’eux. »

Outre leur fonction de communication et de médiation, les infirmières travaillant avec la langue des signes peuvent assurer des fonctions d’accueil et d’évaluation. C’est le cas d’Aïni Amrouche, à l’unité d’informations et de soins aux sourds (Uniss), à La Pitié-Salpêtrière. Le premier contact, facilité par l’emploi de la LSF, est un moment capital : « Cela nous permet de faire une première évaluation de la situation du patient, explique l’IDE. Est-ce une personne très éloignée des soins ? Est-elle ou non dans la précarité ? Nous avons également un nombre assez important de sourds étrangers qui se rendent dans notre unité. Ont-ils des troubles associés ? Souffrent-ils de pathologie chronique ou aiguë ? Nous essayons, dans la majorité des cas, de les orienter vers un premier rendez-vous avec un médecin de l’unité avec lequel ils pourront échanger en LSF. » Outre l’accueil des patients en première intention, Michèle Ginès assure, elle, des entretiens infirmiers en LSF et anime des ateliers thérapeutiques individuels.

TRAVAIL EN PLURIDISCIPLINARITÉ

Du fait du multiculturalisme qui est en jeu et de la situation pathologique et sociale souvent complexe des patients, la dimension pluridisciplinaire est capitale dans l’ensemble de ces activités. À Sainte-Anne, Michèle Ginès accueille les patients en compagnie d’un animateur sourd, ce qui permet d’établir une communication à trois, plus fluide. À La Pitié-Salpêtrière, Aïni Amrouche partage l’accueil des patients de l’unité avec une agent sourde. L’infirmière sollicite régulièrement ses collègues intermédiateurs sourds pour être plus précise dans son évaluation de l’état général et du niveau de langue du patient. À Nancy, Marie-Christine Henry fait également appel à l’intermédiatrice de l’unité ou à un interprète si le besoin se fait sentir de préciser certains propos. Le travail en pluridisciplinarité représente également un fort attrait pour les infirmières de l’INJS de Paris. Comme le résume l’une d’elles : « Nous travaillons dans un établissement que l’on pourrait qualifier de « contenant ». Des jeunes qui ont pu avoir des débuts compliqués dans la vie ont ici tout à portée de main : éducateurs, professeurs, tout le service médical. Nous sommes là, tous ensemble, pour leur bien-être et le bon déroulement de leur scolarité. »

Dans le suivi des élèves, les échanges sont fréquents avec les éducateurs et les professeurs de l’établissement, et se font tout en préservant le secret médical, selon les souhaits de l’élève et sa famille. Certaines difficultés dans la vie scolaire, pouvant survenir du fait de troubles associés à la surdité comme c’est le cas pour le syndrome d’Usher(3), doivent être abordées avec délicatesse. Plusieurs discussions seront nécessaires avec un jeune pour le convaincre d’accepter d’informer ses professeurs de ce handicap supplémentaire. Ce lien avec les autres professionnels, la proximité avec le patient, le temps qu’elles ont pour parvenir à un échange de qualité avec lui, font partie des satisfactions des infirmières pratiquant la LSF. Sans oublier une autre dimension, plus militante : le sentiment d’améliorer la prise en charge d’une population trop longtemps oubliée par ses concitoyens et encore trop peu visible socialement.

1 - Source : bit.ly/2DDnWG7.

2 - Unité régionale d’accueil et de soins pour sourds et malentendants.

3 - Syndrome qui provoque un rétrécissement du champ visuel.

LANGUE DES SIGNES

Le corps pour seul moyen d’expression

→ Proscrite de l’enseignement des jeunes sourds de 1880 à 1991, la langue des signes française (LSF) est reconnue, depuis 2005(1), comme une langue à part entière. Son enseignement, à présent délivré à l’université, peut être validé par un DPCU(2) ainsi que par une licence, professionnelle ou en sciences du langage. La LSF peut également s’apprendre dans des associations ou des centres de formation, présents dans les grandes villes et la plupart des villes moyennes. En 2002, le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL) a été adapté pour la langue des signes. Articulé en six niveaux, allant de A1 à C2, ce référentiel est à présent utilisé dans la plupart des centres de formation. Le niveau A 1, représentant trente heures de cours, correspond au premier niveau d’initiation. Le niveau B1 est un seuil à partir duquel on est véritablement à l’aise dans la langue. Pour être atteint, il nécessite plusieurs années d’apprentissage.

→ Si la LSF s’inspire, pour certains de ses signes, de mots français et diffère en cela des autres langues des signes, sa pensée syntaxique est radicalement différente.

Enfin, plus facile à pratiquer, le français signé emploie les signes de la LSF en les plaçant dans l’ordre de la phrase française.

→ La pratique de la LSF exige une forte implication physique : l’ensemble du corps s’exprime et les expressions du visages doivent être « interprétées » avec conviction. De nouveaux codes, qui ne sont pas toujours faciles à emprunter, comme en témoigne Aïni Amrouche, infirmière à l’unité d’informations et de soins des sourds de La Pitié-Salpêtrière : « En tant qu’entendant, on éprouve au début beaucoup de mal à marquer les expressions du visage. Nous avons eu une éducation dans laquelle on nous a enseigné qu’il ne fallait pas faire de grimaces et faire attention à ses gestes. Ce sont des habitudes qui sont en nous et dont on a du mal à se défaire. »

1 - Loi n° 2005-102 du 11 février pour « l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ».

2 - Diplôme de premier cycle d’université.

FORMATION

Un Ifsi option langue des signes

Depuis 2005, l’Ifsi Lionnois, à Nancy (54), propose une option d’enseignement de la LSF pendant les trois années de la scolarité, à raison de dix heures par an. Cet enseignement est assuré par des formateurs de l’Institut des sourds de la Malgrange, partenaire de ce projet. La première année est consacrée à l’acquisition de notions de base : alphabet, chiffres, couleurs, métiers et premières expressions. Puis, les élèves apprennent à formuler des phrases en s’exprimant lors de jeux de rôle, mettant en scène des situations médicales simples. Le premier vocabulaire de la santé est alors acquis.

Les étudiants ayant suivi avec assiduité ces cours se voient attribuer une attestation à la fin de leurs études. Pour Nathalie Dubois, cadre de santé formatrice, responsable de cet enseignement à l’Ifsi, avoir réalisé cette initiation « témoigne d’une preuve d’ouverture à l’autre et peut représenter un plus pour la future carrière des jeunes professionnels ». Certains d’entre eux décident par la suite de poursuivre l’apprentissage.