L'infirmière Magazine n° 391 du 01/03/2018

 

MIGRANTS

DOSSIER

Sandrine Lana  

Alors que l’enjeu est reconnu en haut lieu, le soin des migrants repose principalement sur l’action de soignants œuvrant, bénévolement ou non, au sein d’associations et autres structures. Souvent avec les moyens du bord…

Un homme avec une triple fracture a traversé les Alpes pour rejoindre la France. Par chance, il a rencontré un médecin, relate Agnès Gillino, coordinatrice de Médecins du monde (MDM) sur la Côte d’Azur, à quelques kilomètres de l’Italie. Il a été transporté à l’hôpital. » Par la suite, le périple continue : il faut gérer le suivi post-opératoire. « Ce patient devait prendre du Lovenox. Comme il était sans protection sociale, c’est Médecins du monde qui a payé. » Et pour une éventuelle visite de contrôle à l’hôpital, la crainte de se faire arrêter est grande. « À Menton, on nous dit que l’équipe hospitalière prévient la police aux frontières lors de la sortie des patients. » L’homme a finalement repris la route, avec son dossier médical de MDM sous le bras.

Des situations de cette gravité sont courantes. Depuis l’été 2017, la police aux frontières a intensifié les contrôles et le renvoi des migrants vers l’Italie, dans la région frontalière de Menton-Vintimille. Pour les éviter, ils sont toujours plus nombreux à choisir la route des Alpes. À Briançon (Hautes-Alpes), le Collectif Refuge solidaire (CRS) s’est mobilisé dès l’arrivée des premiers exilés, avec le support d’une trentaine de soignants qui assurent une veille sanitaire au sein d’un centre d’urgence, le Refuge. Les exilés arrivent avec des problèmes digestifs, respiratoires et cutanés, liés aux conditions de grande précarité, aux nuits dans la neige, à une traversée d’un col en simples baskets. Des cas de gelure ont parfois nécessité des amputations. « Les soignants bénévoles financent pour l’instant certains traitements », explique Ariane Junca, médecin anesthésiste et coresponsable du groupe migration, droit et santé pour MDM Paca. « L’hôpital de Briançon, qui a dû prendre en charge beaucoup de gens sans couverture sociale, s’est retrouvé en difficulté mais un accord est désormais trouvé avec l’ARS pour mettre à disposition des traitements », ajoute-t-elle. Un établissement qui a pris la mesure de la gravité de la situation. « Nous avons professionnalisé cet accueil en ouvrant une consultation spéciale, une sorte de “pré-Pass”(1). Un local dédié est intégré aux urgences pour faciliter l’intervention s’il y a besoin d’un urgentiste », détaille Bastien Ripert, directeur délégué de l’hôpital de Briançon. L’hôpital fournit des kits de soins au Collectif et prévoit de gérer le traitement des draps dans sa blanchisserie pour prévenir des maladies comme la gale. Des témoignages qui illustrent à quel point le parcours de soin du migrant est chaotique. De fait, dans les trois premiers mois après l’arrivée en France, il n’y a pas de protection sociale possible. Les besoins de soins sont largement pris en charge par les ONG ou associations, qui ne se limitent pas à faire le lien avec les structures de droit commun. Ensuite, l’Aide médicale d’État (AME) est octroyée. Elle évolue en couverture médicale universelle (CMU) quand les droits sont ouverts. « Mais la CMU n’est pas renouvelée quand on est débouté du droit d’asile. Cela a jeté beaucoup de gens dans la précarité. Il y a environ 100 000 demandeurs d’asile en France dont la moitié est refoulée. Cela fait environ 50 000 personnes qui ne peuvent plus se soigner dans le système de droit commun », déplore le Dr Jean-Pierre Geeraert, responsable de la Pass à l’hôpital d’Avicenne (AP-HP), à Bobigny (93).

Le corps et l’esprit meurtris

L’Île-de-France, en particulier le département de Seine-Saint-Denis, compte le plus grand nombre de migrants précaires. Le Samu social gère les permanences médicales dans deux centres d’accueil d’urgence. « La bulle », située Porte de la Chapelle, a accueilli plus de 12 000 personnes en 2017, y séjournant quelques jours avant d’être réorientées selon leur situation. À Ivry-sur-Seine (74), un autre centre humanitaire a accueilli quelque 2 000 personnes (femmes isolées et familles) depuis son ouverture en janvier 2017. Trois infirmières et des interprètes du Samu social assurent un premier bilan infirmier. Plus de la moitié des patients bénéficient ensuite de consultations dans des structures de droit commun (Pass, hôpital, CMS…) ou directement dans le centre grâce à des associations partenaires(2), des psychiatres, psychologues et médecins généralistes. « Le centre d’Ivry fonctionne très bien car la santé a été placée au cœur du parcours migratoire, explique Laure Guenneau, responsable mission migrants, qui coordonne les deux pôles médicaux du Samu social. Il y a une vraie demande de soins, un besoin d’être rassuré aussi. Par ailleurs, l’accompagnement est socio-culturel et éducatif, avec une école au sein du centre d’accueil. »

Les soins somatiques s’imbriquent généralement dans un accompagnement psychologique. « On n’envisage plus de dissocier santé mentale et temps médical », complète-t-elle. Selon une étude publiée dans le BEH de Santé publique France(3), la prévalence globale des troubles psychiatriques graves s’élève à 16,6 % parmi les patients reçus dans les Caso(4). Les patients arrivent en France avec des troubles psycho et post-traumatiques liés aux violences subies dans leur pays et durant le trajet (pensons aux exactions connues en Libye et aux maltraitances physiques ou sexuelles). Leur santé mentale s’aggrave en France en raison des conditions d’accueil (ou non-accueil), de la précarité administrative. La santé mentale des migrants/exilés est donc un enjeu de santé publique. Pour y répondre, le trio interprète-médecin-patient est préconisé. À Briançon, MDM propose des groupes de parole et des entretiens individuels avec l’hôpital pour les migrants mais également pour les bénévoles. À Rouen (76), l’une de ces équipes pluridisciplinaires (psychiatres, psychologues, infirmiers) a vu son public changer. En 1995, 15 à 20 % des personnes précaires étaient migrantes, contre 75 % en 2013(5). Les Pass sont aussi en première ligne pour l’accès aux soins. Celle de l’hôpital Avicenne, ouverte il y a plus de vingt ans, accueille un public composé à 95 % de personnes migrantes, dont la moitié est sans couverture sociale de base. En outre, près de 50 % des patients sont sans logement ni revenus, ce qui complique le suivi médical. D’autres ont un accès à la CMU mais ne connaissent pas le système de soins pour consulter ailleurs. Dans un département où la pénurie de soignants est criante, il est difficile d’aiguiller ces patients. « Nous sommes censés faire du diagnostic et réorienter les patients, mais nous sommes obligés de les suivre sans en avoir les moyens », explique le Dr Jean-Pierre Geeraert. Par ailleurs, des professionnels leur refusent l’accès à la consultation. « Les centres médico-psychologique n’ont pas assez de moyens et ne souhaitent pas faire de consultation avec des personnes qui ne parlent pas français. À la Pass, les consultations se font avec un interprète par téléphone et en binôme avec la psychiatre », explique-t-il. Les soignants regrettent aussi le manque de visibilité : « Jusque l’an dernier, la Pass n’était pas signalée dans l’hôpital. Il y a enfin eu un effort de fléchage. »

Au-delà, la continuité des soins reste compliquée. Pour tenter de l’améliorer, des carnets de santé ont été créés par MDM, le Samu social et la Croix-Rouge-dont les carnets sont utilisés hors des frontières.

Humanité VS fermeté

Malgré les nombreuses initiatives pour l’accès aux soins, le tableau est donc loin d’être sans ombres, comme le signalent Pascal Revault et Arnaud Veïsse, directeur opérationnel et directeur général du Comité pour la santé des exilés (Comede) : « Les discriminations s’observent dans l’ensemble des domaines de la santé des migrants/étrangers, de l’accès aux soins préventifs au non-recours à l’interprétariat professionnel […]. Ainsi en est-il de la « lutte » contre les maladies infectieuses, qui continue de mobiliser l’essentiel des discours et moyens, alors que ces maladies représentent à peine un quart des maladies graves parmi [nos] bénéficiaires, bien après les maladies chroniques non transmissibles (maladies cardiovasculaires, diabète, cancer) et les psycho-traumatismes. »(6) Ces méthodes sont les reliquats d’une « médecine coloniale » et « ne pourront pas faire l’économie d’une appréhension des mécanismes à l’œuvre en matière de xénophobie dans le soin et, plus largement, dans la société », ajoutent-ils.

En attendant, depuis décembre dernier, de nombreuses associations d’aide aux plus précaires ne cessent de dénoncer une politique migratoire toujours plus stricte. Les multiples expulsions de campements aux abords des accueils d’urgence et des associations, les tentes lacérées, à Paris et à Calais notamment, « invisibilisent » les migrants et empirent leur santé, dénonce MDM(7). Les soignants bénévoles constatent et soignent des traumatismes cutanés « liés aux violences policières, surtout à Calais, qui ont pour but de déloger les migrants. Les gazages à la lacrymo sont réguliers », regrette Patricia Belliard, infirmière et responsable du programme Nord Littoral de MDM. Cette tentative d’invisibilisation « s’applique au système de dispensation des soins, peu organisé pour aller au-devant de ces personnes qui craignent d’être repérées par l’autorité publique », renchérit le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) pour les sciences de la vie et de la santé, qui a auditionné de nombreux professionnels qui travaillent auprès des exilés (lire p. 23). Les soignants impliqués dans le parcours de soin des migrants précaires ne sont pas résignés et continuent, jour après jour, d’accompagner et de faire avec les moyens du bord… en espérant une politique publique la moins pire possible.

1- Pass, pour Permanence d’accès aux soins de santé.

2- Gynécologues sans frontières (également présents dans le Calaisis), Pédiatres du monde, des sages-femmes de la Protection maternelle infantile 75.

3- « Éclairages sur l’état de santé des populations migrantes en France », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, n° 19-20, 5 septembre 2017.

4- Centres d’accueil, de soins et d’orientation.

5- Alain Gouiffes, « Conférence Précarité et santé mentale, vingt ans après, état des lieux et perspectives », Rouen, 2015. Cité par Mathilde Baux, « Des maux aux mots : balbutiement des équipes mobiles psychiatrie précarité envers les personnes migrantes », 2015 (Université Lille-II droit et santé).

6- « Entre impensés et inhospitalité », revue Maux d’exil, n° 56 (Comede).

7- « Une politique d’invisibilisation », Médecins du monde, 15 novembre 2017. À lire ici : bit.ly/2zIa3DQ

DÉFINITIONS

→ Le mot « migrant » désigne toutes les personnes de nationalité étrangère qui, quelles que soient leur origine géographique, les motivations de leur déplacement et leurs conditions d’entrée en France, se trouvent dépourvues de titre de séjour sur le territoire.

→ Un « réfugié » est une personne étrangère, persécutée dans son pays, à laquelle un État accorde une protection.

→ Quant au « demandeur d’asile », il s’agit d’une personne ayant fui son pays et dont la demande d’asile est en cours de traitement.

QUESTIONS/RÉPONSES

Halte aux idées reçues

→ La France accueille-t-elle « toute la misère du monde » ?

En 2016, sur 85 726 demandes, 26 428 adultes et 10 125 enfants ont obtenu une protection (soit au titre de réfugiés, soit au titre de la « protection subsidiaire »). Autrement dit : 42,6 % des demandes ont reçu une issue favorable.

→ Un migrant touche-t-il de l’argent de l’État ?

Les demandeurs d’asile (interdits de travailler durant les neuf premiers mois suivant leur demande), peuvent recevoir l’allocation pour demandeur d’asile (ADA), de 6,80 € par jour pour une personne seule.

Cependant, tous ne la reçoivent pas. Par ailleurs, les crédits affectés à l’Aide médicale d’État (AME), 923,7 millions d’euros en 2017, représentent 0,47 % de l’Objectif national des dépenses de l’Assurance maladie (Ondam).

→ L’afflux des migrants est-il source d’épidémie ou maladie ?

Non, c’est la précarisation qui induit des pathologies comme la gale, selon le BEH Santé publique de septembre 2017. Par ailleurs, les principaux motifs de consultation, par exemple chez Médecins du monde, sont les pathologies digestives, respiratoires et ostéo-articulaires.