En service de réanimation, des désaccords peuvent surgir entre l’équipe soignante et la famille au moment de décider de l’arrêt des traitements. Des situations éprouvantes auxquelles les professionnels devraient être davantage formés.
C’est un certain décalage entre eux qui génère les conflits. Il peut y avoir désaccord tant sur la poursuite que sur l’arrêt des traitements. La famille peut demander l’arrêt mais l’équipe estime que les conditions ne sont pas suffisantes pour statuer. Ou bien, elle demande le maintien alors que l’équipe pense que la survie du patient s’accompagnerait d’une très mauvaise qualité de vie. On constate un conflit de valeurs entre la rationalité médicale et l’irrationalité (supposée) des demandes familiales qui est difficilement réductible.
La première piste serait d’essayer de comprendre les vraies raisons pour lesquelles la famille exprime son désaccord. Toutes les demandes des proches, qu’il s’agisse du maintien ou de l’arrêt des soins, doivent être traitées comme a priori légitimes même si, après discussion, on peut ne pas y céder. Par exemple, certaines personnes peuvent se sentir discriminées et estimer que, parce qu’elles sont d’origine étrangère, on propose une limitation ou un arrêt des traitements de leur proche, comme s’il n’en valait pas la peine. Il peut y avoir une exigence de justice et de reconnaissance qui se manifeste là. D’autres ont peut-être un vécu médical qui a engendré de la méfiance. Parfois, elles vont arguer de prescriptions religieuses, tant pour dire que l’équipe n’a pas le droit de prendre une décision d’arrêt car « c’est Dieu qui décide » que pour demander un arrêt de traitement parce que « l’âme n’est déjà plus là ». Il ne faut pas juger de ce qui est rationnel ou non, mais toujours entamer la discussion et explorer les raisons de la famille. Parfois, ce sont les modalités de la mort qui choquent et non le décès lui-même. Dire, par exemple, que si on cesse les traitements, la personne peut mourir le lendemain ou le surlendemain, cela heurte des familles qui considèrent que la mort ne peut pas se prévoir. Il faut donc présenter l’arrêt du traitement de la façon qui se rapproche le plus de la représentation de la mort propre à chaque famille. Il est aussi préférable de discuter avec les proches de la décision à venir, en préparant un éventuel arrêt et en présentant les différentes options, pour que la famille puisse s’exprimer en amont.
Probablement pas. Mais les familles aussi sont mal armées. Les soignants ont une notion très médicale de l’obstination déraisonnable. Pour eux, les critères médicaux priment, y compris dans la façon de voir le patient. Ils voient une pathologie ou des atteintes physiques quand les proches voient un parent avec son histoire, sa personnalité, la place qu’il occupe, etc. Pour les proches, la condition physique est toujours relative à ce qu’est la personne qu’ils connaissent. J’ai, un jour, rapporté à une équipe comment la famille parlait du patient. Ils ont été très surpris. Alors qu’ils reconnaissaient le voir d’abord à travers son dossier médical (la personne était inconsciente), la famille disait qu’il était présent, qu’il souriait parfois, qu’il réagissait. Il s’agit donc de mieux harmoniser la vision médicale objective et celle que les proches ont du patient, afin de réduire ce décalage qui est susceptible d’alimenter le conflit.
En trois ans, sur les vingt réunions collégiales auxquelles j’ai participé, quatre ont généré un désaccord initial et une seule est restée bloquée, malgré les discussions. L’équipe a fini par accompagner le cheminement de la famille en adhérant à ses valeurs, pour le mieux de l’enfant. La plupart des parents ont surtout peur qu’on ne limite pas les traitements. Mais les proches ne peuvent rien faire seuls. L’enfant dépend des soins que nous lui prodiguons. Donc ils ont besoin d’avoir une équipe qui y croit. Si l’accord n’est pas atteint, la famille et l’équipe décident d’un transfert ailleurs. La communication peut alors repartir car la famille, comme l’équipe, est dans un moment différent. La famille peut dépasser des blessures ou des mots malencontreux. Elle connaît mieux cet enfant qui, souvent, n’a vécu qu’à hôpital. Elle peut alors davantage se positionner que dans l’établissement où est né l’enfant et où la rencontre avec lui n’a pas forcément eu lieu. La relation avec l’équipe peut se rééquilibrer. Et des positions peuvent bouger dans le temps, quand d’autres professionnels s’adressent aux parents.
Dans les équipes, il faut éviter les divergences de points de vue et d’interlocuteurs. Si les soignants ne sont pas tous d’accord sur la décision la plus appropriée ou que certains interviennent sans être au courant de l’évolution de la situation, cela peut créer de la confusion chez les parents. Mais le consensus en réunion collégiale est aussi important afin d’éviter de mettre les soignants en difficulté lorsqu’on leur demande de passer du traitement à son arrêt. Ils peuvent se sentir remis en cause dans les efforts faits et auxquels ils croyaient. C’est pourquoi les infirmières doivent être présentes – au moins l’une d’elles – lors de la réunion collégiale.
Le soignant est initialement peu formé à la communication avec les patients. Grâce aux formations théoriques, en simulation et aux efforts de réfléxivité, il peut reconnaître les situations difficiles, comprendre ce qu’un mot a d’agressif… Cela permet de savoir réagir, par exemple, à la colère d’un parent. Il arrive qu’un professionnel s’énerve et cela peut avoir de lourdes conséquences à terme même si les parents ne le relèvent pas aussitôt. Ils risquent de penser qu’on n’est pas que dans la bienveillance face à leur enfant. Et cela pourra ressortir lors de la décision d’arrêt des traitements intensifs. Il est bon aussi d’apprendre à parler aux parents de leur enfant : parler de lui avec son prénom, évoquer ce qui s’est passé quand ils n’étaient pas là sans user de termes techniques ou médicaux qui découragent. Le gavage, l’inconfort, la stabilité, ça ne veut rien dire pour eux. Alors que « Il a pris son lait » ou « Il a bien dormi » fait sens. Enfin, il faut se familiariser avec le discours des parents, entrer dans ce qu’ils pensent, comment ils perçoivent nos mots. Pour ça, les journées associatives sont très riches. Les médecins et les infirmières devraient venir écouter ce qui s’y dit.
PHILOSOPHE
→ 1997 : passe une thèse en histoire et philosophie des sciences à l’université de Pittsburgh (États-Unis)
→ 2000 : devient maître de conférences à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines (78)
→ 2008 : nommée chargée de mission AP-HP au Centre d’éthique clinique, à Paris (XIV)
PÉDIATRE ET ENSEIGNANTE CHERCHEUSE À L’UNIVERSITÉ PARIS-EST-CRÉTEIL
→ 2002 : devient pédiatre en service de réanimation et soins intensifs néonatals au CHI de Créteil (94)
→ 2011 : passe une thèse de doctorat en éthique, science, santé, société : « La part des parents dans la décision en réanimation néonatale : exploration d’un univers méconnu »
→ 2012 : devient enseignante chercheuse à l’université Paris-Est-Créteil-Val-de-Marne
→ Via la loi Leonetti en 2005, l’obstination déraisonnable a remplacé la notion d’acharnement thérapeutique. Elle reste néanmoins une notion relative et subjective qui, outre les éléments médicaux, prend aussi en compte des éléments familiaux, sociaux et culturels.
→ Le temps pour parvenir au consensus d’équipe peut être mal interprété par la famille. « Chaque geste supplémentaire peut donner de faux espoirs », observe Laurence Caeymaex.
→ Le litige issu des décisions de limitation ou d’arrêt des traitements a un impact sur l’équipe. « Il génère des questionnements sur le sens de son travail, l’impression de générer des souffrances », note Catherine Paugam-Burtz, chef de service d’anesthésie-réanimation dans les hôpitaux universitaires Paris Nord Val-de-Seine.
→ Pour Marie-Esther Moreno, cadre de santé en réanimation pédiatrique à l’hôpital Robert-Debré, « les équipes infirmières sont capitales dans le maintien du lien avec les familles. Elles créent un pont entre le familial et la technique. Elles sont à la portée des proches en permanence, elles suivent l’enfant. Et les parents peuvent leur confier leur incompréhension du discours ou de la décision médicale ».