Les clichés sur scène - L'Infirmière Magazine n° 394 du 01/06/2018 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 394 du 01/06/2018

 

ATELIER THÉÂTRE

DOSSIER

Les soignants d’un Csapa(1) ont monté une pièce de théâtre qui interroge les représentations du risque d’addiction. Objectif ? Quitter les postures de jugement pour favoriser l’empathie.

La question, ce n’est pas le produit mais sa fonction, ce qui fait que des personnes en ont besoin pour vivre », insiste Corinne Solnica, psychosociologue dans un Csapa à Saint-Denis (93). C’est tout l’objet de la pièce de théâtre Leurre de vérité, qu’elle a montée en 2001 avec d’autres professionnels du centre. Ils l’ont présentée plus d’une centaine de fois devant des publics variés, souvent des professionnels hospitaliers, toujours dans le cadre d’une action plus vaste de prévention.

Qui a volé la bouteille ?

L’histoire se passe dans le service d’un hôpital. L’équipe doit fêter un événement autour d’une bonne bouteille rangée dans le bureau du chef de service mais la bouteille a disparu. Qui l’a volée ? Le médecin, qui se fait livrer ses commandes personnelles de vins fins à l’hôpital ? La cadre de santé, qui a été vue buvant une bière sur un banc public ? Le brancardier qui prend régulièrement un pastis au bar en face de l’hôpital ? Une aide-soignante soucieuse pour son fils qui consomme du cannabis ? Le pharmacien, ex-alcoolo-dépendant ?

Le premier débat, très ludique, consiste à déterminer qui a pu s’emparer de la fameuse bouteille, en mode Cluedo. Toutes les représentations autour de la consommation de produits émergent. Les personnages les moins sympathiques seront, par exemple, plus facilement soupçonnés. Le brancardier, présenté au début comme assez désagréable, puis la cadre de santé quand elle a été ajoutée. Sa position d’autorité suscite manifestement une certaine antipathie…

« Le regard porté sur les femmes » joue aussi sur les opinions, ajoute la psychosociologue. Les spectateurs ont volontiers envie d’en “protéger” certaines (l’aide-soignante), tandis qu’ils reprochent à d’autres (la cadre) ce qu’ils acceptent plus facilement de la part d’un homme… Le fait de consommer de l’alcool régulièrement ou d’avoir été dépendant influence également les jugements, alors que « ce n’est pas parce qu’on consomme qu’on vole », souligne Corinne Solnica.

Attention aux stéréotypes…

Les comédiens déconstruisent tous les motifs de soupçons pour révéler finalement que… le scénario ne prévoit pas de coupable. Conclusion de ce premier débat : les représentations et stéréotypes – qui sont les mêmes quel que soit le public – « constituent un frein au dialogue, souligne Corinne Solnica. Si on pense qu’untel ne devrait pas avoir ce comportement, on n’aura pas envie d’aller vers lui et on ne peut pas l’aider. » Il est donc nécessaire de sortir d’une posture de juge et de porter sur l’autre un regard empathique. « Nous montrons aussi que chacun est un risque après deux verres, pas seulement celui qui consomme beaucoup », ajoute-t-elle.

À la fin du premier débat, les comédiens se présentent. Il s’agit de membres de l’équipe du Csapa : des médecins, une infirmière, deux psychologues… Leur profession et leur expérience leur donnent la légitimité pour animer le second débat, sur le fond de la question : la consommation de produits. La parole a été libérée par les discussions précédentes et les soignants participent volontiers à l’échange, avec bienveillance. « Ils nous questionnent selon leurs besoins, à partir de leurs propres problèmes, observe Corinne Solnica. Je suis souvent surprise de voir que les gens parlent facilement de leur vécu. » Ils se demandent par exemple comment aider un collègue. « Le regard empathique, ça s’apprend, poursuit-elle. On peut aborder la question simplement en disant : “Je ne te trouve pas bien, je me demande si…” »

L’aide avant la répression

Beaucoup de cadres souhaitent aider mais ne savent pas comment, constate la psychosociologue. Les professionnels du Csapa insistent sur la nécessité d’intervenir le plus tôt possible, aux premiers signaux d’alerte et sur le mode de l’aide, avant de devoir appliquer des mesures de répression. Et sur le fait qu’il « ne suffit pas d’en parler une fois avec une personne pour que cela règle le problème, ajoute Corinne Solnica. C’est un parcours long, avec parfois des rechutes… » Les échanges portent sur l’alcool mais les soignants les étendent d’eux-mêmes aux autres produits psychotropes, tout en prenant conscience que, définitivement, « l’important, c’est le lien avec le produit, pas le produit lui-même ».

1- Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie.