La consommation d’alcool, de drogues ou de produits psychotropes par les infirmières est une réalité mal connue. Mais plus qu’un problème individuel, l’addiction comporte aussi une dimension collective importante.
Précisons-le d’emblée : les infirmières ne sont pas plus concernées que la moyenne des travailleurs par les addictions. Le « milieu de la santé humaine et de l’action sociale » fait même partie des secteurs d’activité où les consommations d’alcool et de drogue sont plus faibles que dans le reste de la population active, indique le Baromètre santé 2014(1) de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES). Les (rares) études menées aux États-Unis, au Royaume-Uni et en France, dans le secteur de la santé, observent cependant que cette sous-consommation ne concerne pas « les médicaments psychotropes ou contenant des opiacés », soulignent les auteurs de l’étude « Liens entre substances psychoactives et milieu professionnel »(2).
En outre, l’enquête de la Fnesi(3) a montré, en 2017, que plus de 20 % des étudiants consomment de l’alcool jusqu’à l’ivresse et qu’autant prennent des substances illicites (du cannabis pour 18,8 % d’entre eux). Or, rien ne permet de penser qu’ils cessent d’en consommer une fois diplômés… Les données spécifiques sur les infirmières sont quasi inexistantes. Et les « impressions » des uns et des autres sont biaisées par leur angle d’observation, souvent trop large.
Pour le Dr Nicolas Bonnet, directeur du Réseau de prévention des addictions (Respadd) dans les établissements de santé, « l’alcool reste le produit phare le plus consommé » et « le plus problématique », du fait de ses effets sociaux et la mortalité qu’il provoque.
Isabelle Chavignaud, coordinatrice de la mission Fides – chargée de mettre en œuvre la politique de prévention et de prise en charge des addictions à l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP) –, le confirme. Dans les situations problématiques qui remontent, « l’alcool est évoqué en premier, puis le cannabis et les médicaments. C’est le produit le plus accessible. Il est licite et on peut s’en procurer sans ordonnance. » En consommer sur le lieu de travail, ce qui est interdit (lire encadré p. 24), induit un risque élevé. Mais boire chez soi, avant ou après le travail, ne fait pas disparaître ce risque, souligne Nicolas Bonnet, car l’alcool reste plusieurs heures dans le sang. Cependant, ces observations du Respadd et de la mission Fides ne distinguent pas les infirmières des autres professions. Et certains estiment que la consommation d’alcool, plus répandue chez les hommes que chez les femmes en général, devrait donc être moins fréquente dans la population, majoritairement féminine, des infirmières… Celles qu’a interrogées le sociologue Marc Loriol (lire p. 25) ont peu évoqué l’alcool. Sa consommation serait-elle encore plus taboue que celle d’autres produits, notamment pour les femmes ? Plus aujourd’hui, estime Isabelle Chavignaud.
Quoi qu’il en soit, indique le Dr Maryse Salou, médecin du travail et coordonnatrice adjointe du service central de santé au travail de l’AP-HP, « ce qui pourrait s’avérer spécifique aux infirmières, ce sont les addictions aux produits psychotropes ». Qui sont d’ailleurs plus répandues chez les femmes dans la population générale. Les benzodiazépines, les dérivés de la morphine (codéïne, tramadol), les antidouleurs, les neuroleptiques ou les anxiolytiques sont les produits les plus évoqués par les observateurs – et par les rares infirmières qui s’expriment en ligne sur le sujet. Ils sont consommés – plutôt à domicile – pour leurs effets stimulants ou apaisants, indique le médecin du travail, et selon le moment de la journée : le soir contre l’insomnie ou pour “oublier ses soucis”, le matin pour se donner “un coup de fouet”. Pour Maryse Salou, les infirmières banalisent parfois l’automédication, ce qui accroît le risque d’addiction.
Travailler “à proximité” de médicaments constitue, pour beaucoup, un facteur favorisant leur usage détourné. Certains s’en fournissent grâce aux prescriptions de médecins de ville ou hospitaliers, pour faire face à un “coup de mou” et éviter un arrêt de travail. D’autres indiquent sur Internet se fournir sur les chariots de soins. Nicolas Bonnet évoque une étude(4) de 2012 sur le “coulage” des médicaments (l’écart entre la dotation et ce qui reste après les soins) dans un grand groupe hospitalier, de l’ordre de 35 % à 40 % pour des psychotropes… La sécurisation du circuit du médicament a probablement réduit, depuis, la subtilisation des médicaments.
Mais « la question, ce n’est pas le produit, mais ce qui fait que des personnes en ont besoin pour vivre », estime Corinne Solnica, psychosociologue dans un Csapa(5) de Seine-Saint-Denis (lire p. 26). Pour Maryse Salou, considérer une pratique comme une addiction la fait entrer dans la pathologie. « On devrait parler d’addiction avant que la pratique conduise à des accidents comme une ébriété au travail, qui arrivent en bout de course. On distingue mal la détection du problème du dérapage. »
Une addiction s’installe progressivement. Nicolas Bonnet évoque un processus en trois « actes ». Le premier relève de la « lune de miel » : la consommation ne pose pas de problème et reste invisible. La personne pense la « maîtriser ». Parfois, la consommation se déroule entre collègues, pour « décompresser », ce qui soude le groupe. Si la dépendance survient, conduisant à des doses supérieures, « des dégâts apparaissent mais le groupe se serre les coudes ». Puis la dépendance suscite des effets que les collègues ne cautionnent plus. Le groupe exclut alors la personne pour se protéger, tout en fonctionnant encore autour du produit. Si ce processus n’est pas stoppé assez tôt, des accidents arrivent, qui peuvent déclencher des sanctions disciplinaires. Une infirmière évoque ainsi sur un forum avoir fait une overdose au travail. La plupart de celles qui témoignent sur le Web n’en parlent pas au travail : elles ont honte de se sentir dépendantes, de ne pas réussir à “s’en sortir” seules et peur d’être découvertes, étiquetées comme “addictes” et de s’exposer à des sanctions.
Les collègues qui constatent qu’un soignant ne peut plus remplir sa mission doivent le signaler à leur cadre. Des signes éveillent l’attention : odeurs d’alcool ou de cannabis, traces sur la peau, retards fréquents, absentéisme perlé sans pathologie associée, changements d’humeur, tremblements, propos incohérents… Pour Corinne Solnica, l’empathie peut aider les collègues ou les cadres qui observent ces signes chez un soignant à aller lui parler. Selon Isabelle Chavignaud, il est nécessaire de « repérer, le plus tôt possible, les signes d’addiction et d’intervenir tout de suite ». Avant que la personne ne soit plus en mesure de maîtriser sa consommation.
Mais « plusieurs études ont montré que l’encadrement de proximité est souvent en difficulté face à ces questions », remarque Marc Loriol. La mission Fides organise, depuis dix ans, des formations au sein de l’AP-HP pour outiller les équipes de santé au travail, les représentants du personnel, les ressources humaines et les cadres de proximité. Le nouveau plan de santé au travail prévoit aussi de développer la formation des professionnels qui doivent réagir. En cas de suspicion de consommation problématique, le cadre adresse le soignant au médecin du travail. Il prévient, en plus, la DRH en situation de crise ou si les faits se reproduisent.
Les prises en charge des addictions sont variées. Mais, au-delà de l’accompagnement individuel, une vraie politique de prévention doit être menée dans les établissements (et dans les Ifsi), insiste Nicolas Bonnet. Elle doit, selon lui, être pérenne. Il faut « qu’elle rende légitimes les acteurs de la prévention, qui doivent être formés et avoir du temps pour leur mission », ajoute le directeur du Respadd. Aussi, cette prévention « ne peut se comprendre que si les conditions de travail vont dans le sens d’une meilleure santé au travail. Sinon, les attentes relèvent d’injonctions paradoxales. » Gladys Lutz, présidente de l’association Addictologie et travail (Additra) et chercheuse en psychologie du travail, insiste, comme Marc Loriol (lire p. 25), sur l’impact des conditions de travail et des collectifs de travail non soutenants. Même si, comme le souligne le Dr Maryse Salou, une addiction est « toujours liée à un syndrome dépressif ». Pour Gladys Lutz, les addictions « sont souvent considérées comme une dérive individuelle mais on voit que des logiques de protection, individuelles et collectives, sont aussi à l’œuvre ». Une protection contre une perte de sens au travail, une désillusion par rapport à l’idéal du métier, des conditions de travail difficiles, des difficultés existentielles propres au métier, le fait de moins pouvoir s’appuyer sur le collectif ou la volonté de ne pas le fragiliser en “flanchant”… La présidente de l’Additra propose également de cesser de considérer la consommation de produits uniquement sous l’angle du risque mais de l’envisager, dans certains cas, comme une ressource potentielle, individuelle mais aussi collective, comme un moyen de s’adapter à son environnement. Une position pour le moins subversive qui mettrait dos-à-dos les approches juridiques et médicales.
1- À consulter sur : bit.ly/2ESEVzW
2- Étude publiée en 2016 dans Le Courrier des addictions. À consulter sur : bit.ly/2qD1HXC
3- Le dossier de presse de l’enquête de la Fédération nationale des étudiants en soins infirmiers est sur : bit.ly/2xmqNNk
4- À consulter sur : bit.ly/2HkjSfH
5- Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie.
Fumer à l’hôpital est interdit depuis la loi Évin (1991). Le code du travail prohibe la consommation, au travail, d’alcools autres « que le vin, la bière, le cidre et le poiré ». Si cette consommation « est susceptible de porter atteinte à la sécurité et la santé physique et mentale des travailleurs », ce qui est le cas pour les infirmières, l’employeur prévoit, dans le règlement intérieur, les mesures de protection du personnel et de prévention des accidents.
La plupart des hôpitaux interdisent donc explicitement tout alcool.
Certains précisent les démarches en cas d’infraction (signalement, bilan sanguin, fouille du vestiaire…) et les sanctions encourues (jusqu’au licenciement).
Le droit commun s’applique pour la consommation de drogues (cannabis, cocaïne, héroïne…) par les infirmières : elle est formellement interdite par la loi du 5 mars 2007. Les sanctions sont aggravées si les consommateurs ont une mission de service public.
On note que le Code de déontologie des infirmiers français ne dit pas un mot des addictions, alors qu’elles sont évoquées en détail dans celui des Québécois.