PSYCHIATRIE
SUR LE TERRAIN
TRANSMISSIONS
IDE en chef, unité de soins Les Trieux, centre neuropsychiatrique Saint-Martin, Belgique
À Dave (Belgique), le centre neuropsychiatrique Saint-Martin accueille, depuis juillet 2010, trois chiens au sein de son unité de soins. Cette démarche de thérapie, qui s’inscrit dans le projet Mistral gagnant, s’adresse aux patients souffrant de psychose chronique.
La psychose est une pathologie de la relation à l’autre, à soi et au monde. Une de ses formes les plus graves est la schizophrénie, où les dissociations du corps et de la pensée compliquent le contact. Car, à l’inverse des névroses, où le patient peut venir déposer ce qu’il souhaite auprès d’un thérapeute unique, les psychoses ne permettent pas de recourir à cette unicité de transfert. Dans le cas des schizophrénies en particulier, ce transfert est dissocié. Ainsi, ce que le patient dépose, il le fait par petits bouts, chez des personnes différentes, auprès desquelles il sent une possibilité de tisser du lien. Ce qui compte pour lui, ce n’est pas le statut des personnes, mais la possibilité d’une relation. Il n’est pas rare de voir un patient parler de son histoire familiale avec le jardinier alors qu’il a toujours refusé de le faire avec l’IDE ou la psychologue.
Fort de ces constats, le centre neuropsychiatrique Saint-Martin, à Dave (Belgique), a mis en place, en juillet 2010, le projet Mistral gagnant, qui mise sur des séances d’éducation canine auprès des patients atteints de schizophrénie.
Pourquoi des chiens ? C’est justement par cet aspect non médiatisé par les mots que quelque chose de différent et de complémentaire peut se tisser avec la personne psychotique. « Plutôt que d’aborder les psychotiques de front, par un discours direct, il s’agirait de les rencontrer par la bande, en parlant de tout et de rien, voire en silence, par exemple à travers leur relation aux animaux. Et leur désir, s’il n’est pas là quand tu les croises, il est peut-être du côté des étangs ou des prairies, avec les canards et les chevaux »(1), disait Jean Oury, psychiatre, en 1989.
Le projet Mistral gagnant(2) est né au cours d’une activité de randonnée à laquelle nous avions inclus des chiens. Les patients n’étaient généralement pas très motivés par ce type d’activité : ils arrivaient sans conviction, marchant de façon distraite, plongés dans leurs pensées et envahis par les hallucinations, insensibles à ce qui se passait autour d’eux. En revanche, quand nous avons introduit les chiens, ils se sont tout de suite intéressés à leur sécurité, notamment en les rappelant près d’eux lorsqu’ils identifiaient un danger potentiel. Et quand les chiens n’étaient plus auprès d’eux, ils nous ont questionnés : où sont-ils ? que font-ils ? est-ce qu’ils s’ennuient ? quand reviennent-ils ?… Certains se sont mis à nous parler de leur propre histoire, de leurs souvenirs avec des animaux croisés au long de leur vie, des attachements passés, du contexte familial… Les relations que les patients ont développées avec les chiens nous ont convaincus de l’intérêt de s’appuyer sur une présence canine quotidienne afin de diversifier les possibilités d’accroche.
Une longue réflexion a alors débuté, car il fallait donner au projet une assise institutionnelle. On a donc rédigé un projet de soins montrant comment la présence des chiens pouvait s’intégrer comme un média supplémentaire. Pour cela, nous avons travaillé sur les propositions d’activités et de qualité de présence que les chiens pouvaient amener, en adossant ces concepts à nos deux modèles référentiels que sont la psychothérapie institutionnelle et les fonctions de soins informels. Nous avons travaillé sur les règles d’hygiène et nous nous sommes entourés de partenaires(3) afin de baliser notre démarche et d’y apporter sécurité et qualité, tant pour les patients et les chiens que pour les soignants.
Si Ludovic Mazzier, éducateur spécialisé, et moi avons suivi une formation à la médiation animale, ce sont surtout les enseignements de la psychothérapie institutionnelle qui nous ont permis de structurer ce projet. Deux chiots ont été introduits dans le service. Ce qui a offert de nombreuses possibilités de créativité et de passerelle de contact.
M. V. accepte de participer aux séances d’éducation au sein d’un club canin de la ville avoisinante. Elles se déroulent deux fois par semaine, sur une base volontaire, et concernent trois à quatre patients par séance au maximum. Les participants se voient proposer deux axes : des cours collectifs de socialisation des chiens ou des exercices spécifiques et individuels, structurés, afin d’essayer de les aider à surmonter leurs difficultés.
M. V. participe aux cours individuels. Il ne peut s’empêcher d’essayer d’imposer ses vues au chien dont il a la responsabilité : sa posture est dominante, son intonation est haute et son impatience est palpable lorsque le chien n’obéit pas à ses injonctions. L’animal choisi par l’IDE et l’éducateur - en fonction de son caractère, de ses capacités à être stable au niveau réactionnel et de la relation que le patient entretient avec lui dans la vie quotidienne - est un chien de travail confirmé, au caractère fort mais très équilibré. Ne comprenant pas les ordres de M. V., celui-ci n’obtempère pas, refuse le rappel, s’éloigne lors de la marche au pied, ne rapporte pas l’objet demandé… Plus le patient s’emporte et s’impatiente, se disant perturbé par les voix que ne cesse de lui envoyer ce chien, plus celui-ci semble se désintéresser de lui.
Après la séance, nous débriefons tous ensemble, patients et soignants, de ce qui s’est passé. M. V. ne veut plus voir ce chien qu’il qualifie de « désobéissant » et « provocateur ». On lui explique que cela marcherait peut-être mieux si, au lieu de vouloir s’imposer à tout prix, il apprenait à entrer en complicité avec le chien. Il refuse tout d’abord d’envisager cette proposition, disant que le chien ne vaut rien.
Mais au bout de quelques séances (s’étirant sur trois ou quatre semaines), cela semble fonctionner. Le ton baisse, la tension se dilue, le patient et le chien deviennent complices. Les résultats sont à la hauteur des espérances de M. V. qui se projette déjà dans l’idée de pouvoir montrer tout cela à ses parents. Il discute avec les autres membres du club canin, se sent reconnu et apprécié.
Au niveau de la vie quotidienne de l’unité, M. V. s’occupe régulièrement du nourrissage des chiens. Il participe aux randonnées avec les autres patients et ses rapports au collectif s’améliorent nettement. Il s’énerve encore parfois quand certains ne s’occupent pas des chiens comme il le souhaiterait mais, dans l’ensemble, ses rapports aux autres s’ajustent. Lors des entretiens avec la famille, le psychiatre requiert la présence du chien durant les échanges. Si le contenu ne change pas, l’ambiance s’apaise en revanche. Le patient se sent plus en confiance, et ressent moins le besoin de durcir les rapports de force.
La présence des chiens n’est ni magique ni thérapeutique. C’est le positionnement du soignant et la sensibilité des patients qui déterminent la qualité relationnelle. Car il ne suffit pas d’introduire des chiens dans une unité de soins pour que les patients schizophrènes se mettent spontanément à construire une forme de lien. Cependant, il nous semble évident, sur le terrain, que cette présence canine nous aide à entrer en contact avec des personnes dont la relation à eux-mêmes, aux autres et au monde est très perturbée.
Cette présence canine nous a offert des voies d’entrée alternatives, permettant de soutenir la mobilisation physique, la concentration, la mise à distance (même partielle et temporaire) des délires et des hallucinations, une motivation à l’effort, un accès aux histoires de chacun, une créativité d’expression, une responsabilisation, une ambiance favorisant l’invitation au contact, l’estime de soi et aux émotions, une communication pas spécialement médiatisée par les mots, un élan de réunification corporelle et psychique, une horizontalité dans les rapports soignants-soignés…. Une ouverture sur le monde.
1- Jean Oury, Création et schizophrénie, 1989.
2- Du nom d’une chanson de Renaud, qui a accepté que l’équipe utilise ses textes pour illustrer le quotidien des patients.
3- Pr Véronique Servais, Bénédicte de Villers, la fondation Adrienne-et-Pierre Sommer, sous l’égide de la Fondation de France, Claire Diederich, la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université catholique de Louvain, la Région wallonne, la firme Royal Canin.
M. V., 23 ans, est hospitalisé depuis un mois dans notre unité de soins ouverte dédiée à l’accueil des patients souffrant de psychose. Son séjour fait suite à une longue hospitalisation en service fermé. À plusieurs reprises, il a fallu avoir recours à l’isolement pour le protéger, lui et les autres, de sa violence. Il présente des symptômes dits positifs, qui viennent s’ajouter à son état : hallucinations, perceptions paranoïaques, escalade de la violence verbale ou physique avec ses proches… Des éléments qui perturbent sa relation aux autres, au monde et à lui-même.
Le projet Mistral gagnant comprend Jethro, golden retriever, Jillian et Gordon, bergers allemands. Ils sont suivis par des comportementalistes et vétérinaires qui contribuent au respect de leurs besoins, confort, sécurité physique et psychique. En dehors des heures de travail (soir, week-end et jours fériés), ils sont accueillis chez des membres de l’équipe. Ludovic Mazzier, éducateur spécialisé, est le référent de Jethro et Christophe Médart, IDE, est celui de Jillian et Gordon. Leur rôle ? Rassurer les chiens quand ils sont déroutés par l’ambiance du service ou les réactions des patients ; veiller à la sécurité des patients et des animaux ; accueillir les chiens chez eux si le projet devait s’arrêter ou si ces derniers ne pouvaient plus assumer leur rôle, notamment pour des questions d’âge avancé ou de problèmes de santé.